Les études de l’Institut d’histoire de l’Amérique française (Tome Ip. 21-32).


CHAPITRE II


(1603)

À peine levé sur la vallée du Saint-Laurent, le rideau retombe tout de suite. Mais non pas complètement. Dès son premier voyage, en 1534, Jacques Cartier a rencontré deux navires dans le Golfe. D’autres viennent après lui et remontent plus ou moins loin dans le fleuve. Mais leurs capitaines ne prennent la plume que pour apposer leur signature à des actes notariés, parfois. L’histoire enregistre à peine en courant leurs odyssées. Mais les négliger, c’est introduire un vide dans l’histoire du Canada ; le lien serait brisé entre les causes et leurs conséquences ; le fil des événements se perdrait.

Aussi faut-il relire sans cesse l’ouvrage de H. P. Biggar qui porte le titre suivant : the early trading compagnies of new-france, de même que certains passages des œuvres de Champlain. Après 1550, un nombre de navires difficile à déterminer, mais de plus en plus considérable, à mesure que les années se succèdent, envahissent le Golfe et le fleuve. Tadoussac devient un lieu de traite avant 1560. Basques, Normands, Bretons fréquentent ces parages pour la pêche, pour le troc des pelleteries. Ce dernier se développe si rapidement que vers 1588, des gens influents commencent à solliciter un monopole. Ce sont d’abord les neveux de Cartier, qui se disent engagés dans ce négoce depuis plusieurs années et qui ont, eux aussi, ramené en France des indigènes canadiens. Ils obtiennent les privilèges exclusifs qu’ils ont sollicités, mais pour les perdre aussi vite : les États de Bretagne ont protesté : déjà, trop de personnes sont intéressées dans la traite et perdraient les profits réguliers quelles en tirent. Pierre de Chauvin demande la même faveur en 1594 : il a dépêché jusqu’à quatre navires dans le Golfe. Pont-Gravé en a fait autant ; celui-là se rendra jusqu’aux Trois-Rivières pour troquer ses marchandises contre des fourrures.

Une phrase de Champlain ouvre une large vue sur tout le commerce qui se conduit en Nouvelle-France depuis 1540. En 1610, il se présente à bonne heure au printemps à Tadoussac, et voici ce qu’il ajoute : « Le 26 du mois arrivâmes à Tadoussac, où il y avait des vaisseaux qui y étaient arrivés dès le 18, ce qui ne s’était vu il y avait plus de soixante ans, à ce que disaient les vieux mariniers qui voguent ordinairement audit pays »[1]. Champlain affirme donc qu’aucun navire n’est arrivé plus tôt que le sien depuis soixante ans, c’est-à-dire depuis 1550 ; que des navigateurs viennent régulièrement en Canada, et il implique que d’autres venaient avant cette date. Lescarbot écrit également dans ses œuvres une phrase du même genre.

Aussi, quand Champlain débarque en Nouvelle-France, au printemps de l’année 1603, pour inonder de lumière la scène canadienne, il marche sur les pas de nombreux prédécesseurs. Le public n’assiste pas à un commencement, mais à une continuation, à une suite. Les événements dont il est témoin sont les résultantes d’actes antérieurs. D’autre part, Champlain n’est cette année-là qu’un simple observateur, comme il l’a bien précisé lui-même. Il est revenu des Antilles en France ; il a vu le commandeur de Chastes qui lui a demandé s’il n’aimerait pas faire le voyage du Canada « pour voir le pays ». Il a donné son assentiment tout de suite, mais en le subordonnant à la volonté royale ; et le roi a donné ordre à Pont-Gravé « pour me recevoir en son vaisseau et me faire voir et reconnaître tout ce qui se pourrait en ces lieux… » Champlain vient donc comme géographe, cartographe, observateur parmi des gens qui sont de vieux coloniaux et connaissent déjà le Canada.

Le lendemain de son arrivée, le 28 mai, Champlain part de Tadoussac en compagnie de Pont-Gravé et de deux Indiens que celui-ci ramène de France ; il traverse l’embouchure du Saguenay et il descend à la Pointe-aux-Alouettes. Il se rend tout de suite à la cabane d’un grand chef algonquin, Anadabijou. Les Français découvrent ce personnage en plein festin, au milieu d’une compagnie de quatre-vingts à cent guerriers. Ils se trouvent bientôt assis par terre à la mode indienne « et tous les sauvages arrangés les uns auprès des autres des deux côtés de la dite cabane ».

Un conseil indien se tient aussitôt. Champlain observe avec curiosité les hommes néolithiques en face desquels il est subitement placé. Il note leurs cérémonies. L’un des Indiens qui reviennent de France, se lève et parle le premier. Il décrit longuement à ses auditeurs le pays qu’il a visité. Enfin, il raconte une entrevue qu’il a eue avec le roi, Henri IV ; et, poursuit l’orateur, celui-ci voulait que tous les Algonquins « s’assurassent que sa dite Majesté leur voulait du bien, et désirait peupler leur terre, et faire paix avec leurs ennemis (qui sont les Iroquois), ou leur envoyer des forces pour les vaincre »[2].

Le calumet circule ; chacun pétune ; Champlain et Pont-Gravé inhalent à leur tour des bouffées de fumée. À peine descendu sur le sol canadien, le premier assiste donc à une discussion sur l’alliance des Français et des Algonquins contre les Iroquois. Il apprend que le Roi est déjà saisi de cette affaire et même qu’il a posé ses termes. Il veut, par exemple, établir des colonies en Nouvelle-France ; il assure les Algonquins de son amitié ; il sait qu’une guerre sévit entre ces derniers et les Iroquois. Il ménagera la paix entre eux si c’est possible ; sinon il accordera son assistance militaire aux Algonquins.

L’affaire est évidemment engagée depuis un certain temps et elle a des racines dans le passé. Henri IV n’a pas parlé ainsi sans avoir été mis d’abord au courant des faits canadiens. Des coloniaux, Chauvin, De Chaste, Pont-Gravé, l’ont tout probablement renseigné. Que lui ont-ils dit ? Que les Français pratiquaient la traite avec les Algonquins, que cette peuplade était engagée dans un conflit qui pouvait mal tourner pour elle, qu’il était urgent de l’assister ?

Anadabijou se lève pour donner la réponse de son peuple à la proposition du roi de France. Il parle du milieu de ses compagnons de guerre. Il connaît l’importance du moment. Il intercale des pauses entre ses phrases. Et bientôt il déclare aux siens « que véritablement ils devaient être fort contents d’avoir sadite Majesté pour grand ami, ils répondirent tous d’une voix, Ho, Ho, Ho, qui est à dire, Oui, Oui. Qu’il était fort aise que sadite Majesté peuplât leur terre, et fit la guerre à leurs ennemis, qu’il n’y avait nation au monde à qui ils voulussent plus de bien qu’aux Français ; Enfin il leur fit entendre à tous le bien et utilité qu’ils pourraient recevoir de sadite Majesté »[3].

Le chef algonquin accepte donc les propositions du Roi. Les mots, traité ou pacte verbal, paraissent prétentieux en l’occurrence ; mais les phrases précédentes indiquent à n’en pas douter un accord formel. Anadabijou laisse tomber l’offre du Roi de ménager la paix entre son peuple et les Iroquois ; il accepte franchement l’assistance militaire. Pourquoi les Français font-ils cette importante concession ? Parce que sans doute des intérêts importants sont en jeu : le commerce des fourrures, la fondation d’une colonie en Canada. Et les Français savent, dès ce moment, à quoi peut les engager un jour l’offre d’assistance militaire ; dans le moment, le conflit fait rage. Les Algonquins veulent le continuer ; mais ils sont les plus faibles, « craignent trop lesdits Iroquois, qui sont en plus grand nombre que lesdits Montagnais, Etchemins et Algonquins ».

Le conseil se termine bientôt. Ni Champlain ni Pont-Gravé ne se doutent que la politique qui vient de s’élaborer devant eux dominera le siècle qui s’ouvre et suscitera des événements d’une portée telle qu’ils auront un immense retentissement international. C’est ici que se décident vraiment les guerres iroquoises.

Les assistants évacuent la cabane. Tout de suite commencent quelques-unes des cérémonies brutales et pittoresques de l’âge de pierre que Champlain aime à peindre. C’est que l’occasion est solennelle. Les Algonquins du bas du fleuve viennent de remporter une grande victoire sur les Iroquois, probablement les Agniers. Le printemps venu, ils ont opéré une concentration de guerriers, plus de mille. Jamais après la présente date, un de leurs partis de guerre n’atteindra même de loin ce chiffre. Ce détachement n’était pas levé pour une guerre offensive, loin de là ; au contraire, il s’est posté à l’embouchure du Richelieu. Et là, il a défait une grosse bande ennemie qui était arrivée au Saint-Laurent. Une centaine d’Agniers sont demeurés sur le champ de bataille. Leurs chevelures pendent maintenant dans le dos des Algonquins victorieux.

Le lendemain, le grand sagamo fait le cri. Les wigwams se démontent. Deux cents canots remplis d’hommes, de femmes et d’enfants traversent les eaux saguenayennes. Les Indiens continuent sur les sables de Tadoussac les cérémonies de victoire : courses, danses, tabagies, festins. ; À la tête d’un groupe algonquin se distingue déjà Tessouat, le potentat de l’île des Allumettes, que Champlain rencontrera souvent plus tard. Et ces réjouissances révèlent des races païennes robustes, fermes, pleines de vitalité ; et qui ne ressemblent en rien aux piteux débris que connaîtront plus tard les colons français.

Champlain, qui a lu les voyages de Jacques Cartier, peut recueillir tout de suite des observations préliminaires. La guerre contre les Iroquois semble se centrer à Tadoussac en ce moment. Pendant une période encore, elle aura là sa source. Les Montagnais, qui ont adopté Tadoussac comme lieu de rassemblement, comptent parmi les ennemis les plus cruels, les plus actifs, les plus persévérants des Iroquois. Ils ont mis le Saguenay sous leur domination. Aucun canot iroquois ne s’y engage ou n’en sort plus comme en 1535-6. Les Etchemins qui prennent part à la bataille sont-ils venus du Nouveau-Brunswick, ou forment-ils cette tribu canadienne dont les Iroquois détruiront les restes, non loin du lac Saint-Jean, cinquante ans plus tard ? Champlain se demande-t-il comment, pourquoi des ennemis dont les habitats sont séparés les uns des autres, par des centaines de lieues, se livrent une guerre si dure, si tenace, si active ? N’est-ce pas évidemment parce que ces peuples ont été un jour en contact, voisins peut-être et que leurs rapports se sont tellement envenimés qu’il en est sorti un conflit éternel ?

Sur sa barque, les yeux bien ouverts à tous les spectacles, Champlain remonte le fleuve en 1603, comme autrefois Jacques Cartier. Mais le contraste se marque tout de suite entre les deux voyages. Les tribus accueillantes n’accourent plus en leurs canots ; elles ne lancent plus de pains ou de poissons par-dessus les bastingages ; elles ne prononcent plus de harangues remplies d’émerveillement et d’amitié. Toutes les bourgades, soit ouvertes, soit palissadées, sont disparues ; il ne reste rien ni de celles de la région de Québec, ni de celles de la région de Montréal. La vallée du Saint-Laurent est morte, dépeuplée ; celle du Richelieu ne conserve plus d’habitants. Tout l’Ontario central n’est maintenant que forêts. Enfin, la proue de l’embarcation ne fend que le silence, la solitude, le vide. Seuls, parfois, des groupes tremblants d’Algonquins ou d’Iroquois viennent au fleuve. Comme une balafre à travers le pays, une zone neutre, s’étend maintenant du Golfe jusqu’au centre de l’Ontario ; elle continuera à s’allonger après la venue de Champlain ; elle atteindra le lac Huron, traversant deux provinces entières sur une largeur de deux à trois cents milles. Et tout le long de son parcours, elle suit au nord le Saint-Laurent et ensuite l’Outaouais.

Un cataclysme a sévi. C’est la guerre. Elle exerçait déjà ses ravages en 1535. Les Iroquois de Québec avaient des ennemis au sud. Cartier a vu des scalps chez eux. Les Iroquois de Montréal se défendaient contre des antagonistes de l’ouest. Les peuplades des sources du Richelieu étaient engagées de même au sud dans de violents conflits. Quelques anciens auteurs décrivent les méthodes de combat. Le fait militaire le plus important du demi-siècle qui suit est l’expulsion des Iroquois qui vivaient dans la vallée du Saint-Laurent.

C’est dans une phrase incidente que Champlain, révélera, beaucoup plus tard, la date de l’ouverture du conflit entre les Algonquins et les Iroquois. En 1621, ces deux peuples entament en effet des négociations de paix, et il écrira alors que les uns et les autres étaient « las et fatigués des guerres qu’ils avaient eues, depuis plus de cinquante ans »[4]. Le long duel aurait donc commencé vers 1570, et même quelques années plus tôt, c’est-à-dire une trentaine d’années après le voyage de Roberval, une vingtaine d’années après que Tadoussac fut devenu un lieu régulier de traite. Des Français ont donc suivi de loin les principales péripéties de ce grand combat ; s’ils avaient écrit, nous les connaîtrons probablement aujourd’hui.

Poètes et historiens ont assigné des causes diverses à cette guerre. Quelques traditions parlent d’une Hélène iroquoise, d’amours et d’infidélités ; d’autres racontent des aventures de chasse, des meurtres et des trahisons. Tous s’accordent pour affirmer qu’une période de paix entre les deux nations a précédé le conflit. Cette époque peut avoir suivi l’invasion iroquoise. Sagard affirmera que les Algonquins habitaient dans des bourgades et cultivaient le sol ; que les Iroquois les ont chassés et les ont rendus nomades. Mais ensuite les antagonistes vivent dans une tranquillité profonde, les uns à côté des autres et même les uns parmi les autres.

Les auteurs modernes n’ont pas de sentimentalité. Ils cherchent des causes économiques. Il se peut que, devenues trop nombreuses, ces deux nations aient eu difficulté à subsister ensemble dans la vallée du Saint-Laurent. En 1535, les Iroquois de Québec ne souffrent-ils pas déjà de famine ?

Le conflit a été plus vaste aussi qu’on ne le représente ordinairement. Il a embrassé tôt, si ce n’est au début, l’Ontario comme le Québec. Quand Champlain traversera la première province, en 1615, il observera de vastes espaces que la guerre avait dépeuplés. En 1590 et en 1610, des débris de groupes indiens se joindront aux deux tribus principales qui habitaient la Huronie depuis l’an 1400, comme les Hurons l’affirmeront plus tard. En un mot, l’offensive aurait été générale ; elle aurait été menée sur un front immense, de Tadoussac au lac Huron, dans la direction nord-sud. Une tradition veut que les Hurons aient combattu avec leurs cousins, les Iroquois, pendant un certain temps avant de s’allier aux Algonquins pour former la coalition laurentienne.

L’histoire n’apprendra jamais les incidents de cette longue lutte. Elle tournerait vite contre les Iroquois car ils auraient perdu, dans le souci unique de l’agriculture, leurs anciennes vertus militaires. Mais un fait est certain : leur pénétration dans l’est n’avait pas de profondeur ; elle se limitait à des bourgades postées en des lieux stratégiques sur les rives du fleuve ; elle ne s’étendait pas dans l’hinterland où se pressaient les tribus algonquines ; elle était vulnérable.

Tout d’abord, les Algonquins remportent de grandes victoires. La destruction de deux ou trois bourgades occasionne-t-elle chez les Iroquois, comme plus tard, chez les Hurons, chez les Neutres, chez les Ériés, une terreur panique qui déracine toute la nation en quelques jours et l’emporte par les routes mortelles de la migration ? Les Agniers sont tellement décimés « qu’il n’en paraissait presque plus sur la terre… »[5] durant la fin du seizième siècle. Un autre fait bien établi est la destruction subséquente d’une bourgade iroquoise, celle des Onneyouts. Deux relations en parleront ; mais la première attribue ce fait d’armes aux Hurons et la seconde aux Algonquins de l’île des Allumettes. Les Agniers doivent fournir un contingent d’hommes aux femmes onneyoutes pour empêcher l’extinction de la tribu.

En un mot, les événements importants de cette période de trente ans, n’ont pratiquement laissé aucun souvenir certain dans la mémoire des hommes. Tout n’est que conjectures. Il faut s’en tenir presque exclusivement aux récits de Cartier et de Champlain : le premier trouve une grosse population iroquoise dans la Nouvelle-France ; le second y trouve une population algonquine, mais en état de guerre avec un peuple iroquois qui habite au sud du lac Ontario et du fleuve Saint-Laurent. En 1603, ces Iroquois d’Iroquoisie ne sont pas sur la défensive. Ils se sont ressaisis. C’est à l’embouchure du Richelieu que leur incursion de 1603 a été arrêtée. Les Algonquins n’avaient mobilisé leurs mille guerriers que pour leur défendre l’accès du fleuve.

Champlain n’a que bien peu de temps à sa disposition pour étudier tous ces faits. Il remonte rapidement le fleuve désert. Bientôt, il atteint la zone dangereuse : les Trois-Rivières. Il examine rapidement le lieu, il décrit les îles. La plus grande pourrait être facilement fortifiée, dit-il, « car sa situation est forte de soi ». Pourquoi ce projet imprévu de fortifications ? « Aussi, dit-il, que l’habitation des Trois-Rivières serait un bien pour la liberté de quelques nations qui n’osent venir par là, à cause desdits Iroquois, leurs ennemis, qui tiennent toute ladite rivière du Canada bordée ; mais étant habité, on pourrait rendre lesdits Iroquois et autres sauvages amis, ou à tout le moins sous la faveur de ladite habitation, lesdits sauvages viendraient librement sans crainte et danger ; d’autant que ledit lieu des trois-rivières est un passage »[6]. Pourquoi les Indiens d’amont veulent-ils descendre le fleuve ? Pourquoi est-il important qu’ils puissent le faire ? Pourquoi les Français veulent-ils tellement leur faciliter le passage qu’ils parlent d’encourir les dépenses de construction d’un poste, les frais d’entretien d’une garnison ? Évidemment, il s’agit du commerce des fourrures. La navigation doit être libre, pour que le transport des pelleteries et des marchandises de traite le soit. Car déjà, à cette date, les Algonquins de l’Outaouais viennent à la traite. Les Hurons aussi. Champlain l’apprendra quelques jours plus tard dans la région de l’île d’Orléans ; ses conducteurs lui parleront des « bons iroquois » qui viennent offrir sur le fleuve des objets de cuivre afin d’obtenir en retour des articles d’Europe. Et dans la Relation de 1639, le père Jérome Lalemant écrira le passage suivant : « Il y a environ quarante ans que ces peuples pour la première fois se résolurent de chercher quelque route assurée pour venir traiter eux-mêmes avec les Français, dont ils avaient eu quelque connaissance… »[7] Ils avaient pris part à une expédition de guerre ; ils s’étaient rendus à Tadoussac, ils avaient reçu des traiteurs le nom qui devait leur rester.

Il faut encore remonter plus haut dans 1 histoire. Un courant de fourrures, venant du Saint-Laurent supérieur, s’est certainement établi bien avant le premier voyage de Champlain, en 1603. Le fleuve est déjà voie commerciale quand il s’y engage ; il est artère du commerce des pelleteries. L’hinterland québéquois peut contenir d’autres chemins secondaires qui mènent à Tadoussac, mais si longs, si tortueux, si difficiles, qu’ils ne sont pas pratiques.

Et c’est cette voie, cette artère du Saint-Laurent, de l’Outaouais, que les Iroquois bloquent en 1603 par leurs incursions, comme ils la bloqueront plus tard après 1642. Ces Indiens ne reçoivent en ce moment aucune marchandise européenne ; ce n’est qu’en 1609 que Hudson remontera le fleuve qui porte son nom ; ce n’est qu’en 1615 que Fort Nassau sera érigé dans les alentours de Fort Orange, aux portes de l’Iroquoisie. Par contre les Algonquins, surtout ceux du Saint-Laurent, de Tadoussac à Montréal, obtiennent des articles de traite de fabrication européenne et française, depuis quarante à cinquante ans. Le commerce régulier des fourrures est plus ancien en Nouvelle-France qu’en Nouvelle-Hollande.

Aussi les attaques iroquoises que les Algonquins et les Hurons repoussent quand Champlain vient en observateur, s’expliquent facilement de la façon suivante : les Agniers veulent empêcher une partie des tribus de la coalition laurentienne de s’approvisionner à Tadoussac et s’emparer d’objets de traite. Lors du premier combat qu’il leur livrera, Champlain trouvera de vieilles haches de fer entre leurs mains ; ils les avaient volés à des Algonquins.

Tous ces faits sont d’une importance primordiale pour les Français qui songent à établir une colonie fondée sur les bénéfices de la traite des pelleteries. À cet effet, il leur en faudra de grosses quantités. Champlain doit donc songer immédiatement à libérer la voie par laquelle elles viennent du caillot de sang qui l’obstrue en construisant aux Trois-Rivières un poste fortifié.

Champlain s’avance ensuite en barque dans le secteur dangereux du fleuve. Il atteint le Richelieu déjà célèbre sous le nom de « rivière des Iroquois ». Un premier détachement a remporté à l’embouchure une première grande victoire au printemps ; un second détachement est maintenant posté au même endroit. Il occupe l’un des angles : « leur forteresse est faite de quantité de bâtons fort pressés les uns contre les autres, laquelle vient joindre d’un côté sur le bord de la grand’rivière, et l’autre sur le bord de la rivière des Iroquois ». Les canots sont rangés sur la grève. Des morceaux d’écorce de chêne couvrent le réduit.

Entre les forêts de pins, Champlain suit la rivière jusqu’aux premiers rapides. Les guides lui expliquent la topographie du pays. Ils lui donnent connaissance du lac Champlain, du lac Saint-Sacrement, de l’Hudson, de l’Iroquoisie elle-même : « Tout le pays des Iroquois est quelque peu montagneux, néanmoins pays très bon, tempéré, sans beaucoup d’hiver, que fort peu ».

À Montréal encore, Champlain recueille des renseignements sur le grand conflit. Les Algonquins empruntent la rivière Saint-Hubert pour atteindre le bassin de Chambly et de là se rendre en Iroquoisie. La coalition laurentienne remonte aussi la rivière Oswego, qui se jette dans le lac Ontario, pour déboucher en plein cœur du pays ennemi, à Onnontaé, la capitale. Cette région est « terre montaigneuse » ; cependant les campagnes y « sont très bonnes, et fertiles, et meilleures qu’en aucun endroit qu’ils aient vu : lesdits Iroquois se tiennent à quelque cinquante ou soixante lieues dudit grand lac ». Il y pousse « quantité de blé d’inde, et autres fruits qu’ils (les Algonquins) n’ont point en leur terre ».

Cette guerre obsédera Champlain jusqu’à la dernière minute. Au cours d’un rapide voyage à la baie des Chaleurs, il apprendra que par la rivière Saint-Jean, des Indiens de la Côte de l’Acadie conduisent des expéditions de guerre contre les Iroquois. Revenant de l’Île Percée à Tadoussac, il rencontrera les Algonquins qu’il a vus précédemment à l’embouchure du Richelieu ; las d’attendre l’ennemi, ils ont avancé jusqu’au lac Champlain ; ils y ont rencontré trois canots occupés par des Iroquois et ils ont remporté leur seconde victoire de l’année ; de nouveaux scalps s’ajoutent à ceux du printemps. Ces victorieux ont aussi une prisonnière qu’ils veulent torturer. Les Français obtiennent sa libération. Ils la conduiront en France de même que le fils de Tessouat et quatre autres Algonquins.

Champlain retourne dans sa patrie avec une idée nette du conflit qui sévit dans l’est du Canada. Il possède la carte des lieux. Il connaît la virulence de la guerre ; il sait les noms des antagonistes qui s’affrontent, leurs forces, les cases que chacun occupe sur l’échiquier. Comme il fait le voyage avec des marchands engagés dans la traite des pelleteries, pour des gens qui en ont fait leur négoce, il peut calculer les répercussions de cette lutte sur ce grand commerce ; il peut élaborer les mesures à prendre. Et si une colonie s’établit sur les rives du Saint-Laurent ? Les Algonquins se défendent énergiquement ; ils forment une race saine et forte. Mais ils sont les moins nombreux ; et déjà, dans ce fruit sauvage, est éclos un ver rongeur : « … Tous ces peuples pâtissent tant quelquefois, qu’ils sont presque contraints de se manger les uns les autres pour les grandes froidures et neiges : car les animaux et gibier desquels ils vivent se retirent aux pays plus chauds »[8]


  1. Œuvres de Champlain, édition Champlain, v. 2, p. 117.
  2. Œuvres de Champlain, édition Champlain, v. 1, p. 100.
  3. Œuvres de Champlain, édition Champlain, v. 1, p. 100.
  4. Œuvres de Champlain, édition Champlain, v. 1. p. 78.
  5. RDJ 1660-6.
  6. Œuvres de Champlain, v. 1. p. 137.
  7. RDJ 1639-51.
  8. Œuvres de Champlain, v. 1. p. 110.