GLM (p. 104-107).

CHAPITRE IV


Je me remis en route. Je n’en avais pas pour trois minutes de marche avant d’arriver à la porte de mon malade. La rue des Amidonniers donnait sur un boyau très étroit et empli d’une ombre glaciale où il fallait faire quelques pas avant d’enfiler une ruelle perpendiculaire et débouchant sur la place dont le pâté d’immeubles où logeait Monsieur Sureau occupait le fond. Tout ce chemin, je le fis vivement. Mon bien-être avait mis un frein à l’agitation de mes pensées. Je marchais comme si j’avais eu des ailes. Les choses me semblaient nouvelles à force de me sembler voulues. Le jour un peu ferrugineux qui les éclairait venait de mes rêves et mes rêves de lui ; et la profondeur de mes regards ne laissait aucune marge à la réflexion. Cependant, c’était comme un instant attendu que je savourais, dans la joie nouvelle de ne plus trouver de place dans ma chair que pour moi.


Le bonheur que je savourais marquait donc la fin ou le relâchement d’une inquiétude qui n’avait été qu’à moitié consciente. Une fois de plus je m’arrêtai ; et, d’instinct, mes yeux se posèrent en même temps sur une enseigne couleur de soufre où des cartes à jouer mêlées à des oiseaux des îles amusaient le goût que j’avais toujours eu des rapprochements insolites. C’était, pour ainsi dire, la peur de penser en vain qui m’avait accroché à cette épave de lueurs, l’horreur de perdre une parcelle de mon temps à poursuivre une idée qui se révélerait incapable peut-être, d’échanger un peu de sa vie avec la mienne. C’était fort clair : une fois de plus, je pleurais les minutes que je laissais s’écouler en dehors de moi et comme au hasard. C’était le moment d’examiner cette tendance : la conscience que je venais d’en avoir arrivait sûrement à son heure.


Il m’avait toujours paru scandaleux, incompréhensible qu’une heure de ma vie pût se gaspiller : « Quelle est, me disais-je, cette liberté d’abaissement dont en tant qu’homme je jouis ? Tout ce qui existe peut donc m’aider à être comme mort à celui que je suis ? Je me revoyais enfant dans l’exaspération des visites dominicales où l’on n’entendait que des paroles prévues et insipides ou bien déjà adolescent anéanti de dégoût par les soirées creuses, aspirant après les immenses nuits de travail ou d’orgie. Je savais combien j’avais abhorré les amours à rendez-vous réguliers, maladies cycliques où le retour des caresses habituelles semblait empêcher le temps de fleurir. Aussi j’avais vécu dans un mécontentement de moi sans répit, si égal que je ne pouvais pas me concevoir même partiellement allégé de son oppression. Déjà, je voulais être attentif à tout, identifier tout au long de ma vie tout le temps qui s’écoule et l’être réel qu’au dedans de moi-même je pressens que je suis. Après tant d’inutiles efforts, je venais à peine d’entrer dans cet état de grâce que la manie de penser faisait mine de m’en arracher. Le bonheur que j’avais ressenti dans la rue des Amidonniers avait comblé les désirs de toute ma jeunesse ; et c’était pour le faire durer un instant encore que je me baignais dans la présence d’un objet où ma pensée allait me rencontrer moi-même comme un obstacle insurmontable sur les chemins des idées reçues.
Et puis je détournai mes yeux de cette enseigne et je regardai la rue à travers la pluie fine qui tombait. Rien n’était aussi attachant que de voir le tas de pavés immobile, la pan de mur éclairé par la lumière indigente du carrefour. Sans rien changer en moi une image de ma mélancolie passait dans l’immobilité de tous ces matériaux. On aurait dit que le poids de la terre et son immensité suspecte étaient dans mon cœur avant moi.
C’était par la toute-puissance d’une image chérie qu’être et passer n’étaient qu’un. Je le savais. Je ne me laisserais plus divertir. Comme Monsieur Sureau, je rendais à l’aimer ce qui appartenait à l’amour, au vivre ce qui appartenait à la vie. Hélas, je ne m’engageais ainsi qu’à partager son tourment. Quand on agit comme s’il n’y avait que de la lumière dans le monde on donne des arguments à la mort ; c’est comme si on découvrait un endroit où le crime est une affaire de raison.
Mais je croyais n’exister ce jour-là qu’en hommage au monde, la volonté tournée vers le dehors, et donnant tout le prix de ma bonne volonté aux choses telles qu’elles étaient.