Iris et petite fumée/02-03
CHAPITRE III
Ces pages sont obscures. Je les ai longuement préméditées
et bâties avec minutie pour qu’il soit par
elles, non pas facile, mais possible d’avoir accès à
des impressions exceptionnelles que le tout est
d’éprouver après l’historiographe de Monsieur Sureau.
Pour comprendre Monsieur Sureau il me fallait
sortir intact d’un monde qui est un univers de convention
et de mensonges. Ce que j’ai pu trouver au
cours de cette opération difficile a pu paraître recherché ;
et d’aucuns, même, se sont empressés de le
trouver beau sans vouloir considérer quelle prétention
plus fondée ils entreprenaient ainsi d’écraser
sous le poids d’un éloge si catégorique. Si quelqu’un
aspire à rendre mon livre vivant il s’agit
pour lui de ne pas se laisser retenir par les séductions
qu’il y croit découvrir. La plus émouvante
est, à chaque étape de ma recherche, à la fois
l’image de ce que je trouve et l’image de ce que
je fuis. Peu m’importe qu’à une explication si
vague l’intelligence trouve mal son compte. Mon
ambition n’a jamais été de persuader qui que ce
soit. Riche des leçons que j’avais reçues de Monsieur
Sureau, je n’ai voulu qu’inaugurer une façon
de sentir.
Celle que j’aime est toujours avec moi, je la regarde
avec toute ma chair à chaque instant. C’est peut-être
parce qu’elle est jolie, peut-être parce qu’elle
est elle, je ne sais.
Son corps inaugure le jour. Il me semble que je ne
le toucherais pas sans faire disparaître l’espace qui
me l’apporte ; mais il est la clarté vivante et comme
le salut de l’espace où il disparaît.
Son corps n’est jamais avec moi dans mon amour.
Il brille dans une profondeur dont je suis sorti et
à laquelle il me faut tourner le dos si je veux continuer
à vivre. C’est dans cette profondeur et par
conséquent en dehors de moi que je le touche. Je
me sentais faible comme après l’absorption d’un
stupéfiant. Ce n’était que dans la vivacité d’une
image que résidait la force qui me tenait debout.
Un visage qui a trop de poids dans mes yeux pour
exister ailleurs que dans mon cœur, je crois le voir
et c’est mon amour que je vois, c’est-à-dire mon
regard même.
Je m’appuyai à une vitrine. Celui qui a une femme
dans la peau n’est plus que l’ombre de lui-même.
Je me sentais réduit à rien par l’importance que mes yeux donnaient à un étalage de fleurs où étaient
distribués des buissons de roses et d’asphodèles autour
d’une peinture maladroite qui représentait une
sorte de grand ange rouge aux ailes d’argent. Je me
disais : « Je ne vois pas ce tableau, ni l’ordonnance
magique de ces bouquets, je vois mon regard où
celle que j’aime se cache ; et où toutes les roses du
monde errent sur mon bonheur de l’avoir à moi.
Je me sentais si merveilleusement allégé par cette
idée que mon estomac se mettait à me peser comme
dans l’instant de lucidité organique qui précède
immédiatement une syncope. Mon imagination me
plongeait dans cette faiblesse et m’empêchait d’en
mourir. Ainsi étais-je envahi par la durée exceptionnelle
d’un instant qui se prolongeait entre deux
vertiges comme une ombre de vie qui mettait mon
cœur et ma raison dans le même sac. Accédant à
l’état de grâce que l’on nomme folie, j’y portais jusqu’au
goût qu’ont les hommes de se connaître. Une
femme, pensais-je, est la chair de mon regard
comme tout ce que je vois en est la lumière.
Ces quelques mots m’apportaient une espèce d’apaisement
intellectuel. C’était, à mon sens, une vérité
fort précise que je venais tant bien que mal d’énoncer.
J’avais pensé que la vie d’un amant n’est qu’une phase de son amour dans lequel il n’y a qu’une
âme pour celle qu’il aime et pour lui.
Chacun raisonne comme il sait. Moi je me disais :
« Puisque la femme de mon regard est de ce monde,
il n’y a jamais eu que mon amour de réel ; et c’est
lui que je vois dans la créature qu’elle est comme
dans toutes les choses qui sont. Bien sûr, la lumière
de ce monde n’a laissé que moi en dehors de mon
amour, mais l’être que j’aime est une pensée pour
me recueillir. »
C’est dans l’ignorance où chacun est de son cœur
que s’opérait la séparation de l’être et de la pensée.
Nous vivions dans un monde, nous ouvrions les
yeux dans un autre, ce que notre nature tenait ainsi
séparé, il n’y a que l’amour pour venir à bout de
le joindre. Et celui qui sait qu’il aime ouvre des
yeux de lumière dans ses yeux de chair. Toute mon
aventure tient dans ces quelques paroles ; mais il est
certain qu’en elles-mêmes elles ne disent à peu près
rien et ne prêteraient qu’un appui illusoire à la reconstitution
de mon expérience. Il faut se résigner
à la suivre pas à pas, à la faible lumière de la conscience
poétique qui ne nous mène que d’obscurité en
obscurité. Ce sont des idées, au sens où le mot est
employé par les musiciens, ou, pour ceux qui ont la
vue courte, des images par où l’expression de la
vérité colle à la sensation ; ainsi, je dirai : « Celle
que j’aime est le pain de ma clairvoyance. »
Je ne la vois pas, mon regard sort de l’ombre sur
elle. Elle est l’endroit du monde où toute la lumière
est le pressentiment de mes yeux…
Chaque homme a à la fois dans son esprit un plan
de conscience individuelle et un plan de conscience
universelle. Tout le problème de l’expression réside
dans la difficulté de rendre en termes clairs à la
conscience universelle des données de la conscience
individuelle. Ainsi se pose à chaque instant sous
une forme nouvelle un problème souvent insoluble.
Il faut avoir en soi l’âme de plusieurs hommes si
l’on prétend leur faire concevoir à tous et sans
peine des choses qui sont le fruit de la douleur et
de l’effort de la pensée.