GLM (p. 99-103).

CHAPITRE III


Ces pages sont obscures. Je les ai longuement préméditées et bâties avec minutie pour qu’il soit par elles, non pas facile, mais possible d’avoir accès à des impressions exceptionnelles que le tout est d’éprouver après l’historiographe de Monsieur Sureau. Pour comprendre Monsieur Sureau il me fallait sortir intact d’un monde qui est un univers de convention et de mensonges. Ce que j’ai pu trouver au cours de cette opération difficile a pu paraître recherché ; et d’aucuns, même, se sont empressés de le trouver beau sans vouloir considérer quelle prétention plus fondée ils entreprenaient ainsi d’écraser sous le poids d’un éloge si catégorique. Si quelqu’un aspire à rendre mon livre vivant il s’agit pour lui de ne pas se laisser retenir par les séductions qu’il y croit découvrir. La plus émouvante est, à chaque étape de ma recherche, à la fois l’image de ce que je trouve et l’image de ce que je fuis. Peu m’importe qu’à une explication si vague l’intelligence trouve mal son compte. Mon ambition n’a jamais été de persuader qui que ce soit. Riche des leçons que j’avais reçues de Monsieur Sureau, je n’ai voulu qu’inaugurer une façon de sentir.
Celle que j’aime est toujours avec moi, je la regarde avec toute ma chair à chaque instant. C’est peut-être parce qu’elle est jolie, peut-être parce qu’elle est elle, je ne sais.
Son corps inaugure le jour. Il me semble que je ne le toucherais pas sans faire disparaître l’espace qui me l’apporte ; mais il est la clarté vivante et comme le salut de l’espace où il disparaît.
Son corps n’est jamais avec moi dans mon amour. Il brille dans une profondeur dont je suis sorti et à laquelle il me faut tourner le dos si je veux continuer à vivre. C’est dans cette profondeur et par conséquent en dehors de moi que je le touche. Je me sentais faible comme après l’absorption d’un stupéfiant. Ce n’était que dans la vivacité d’une image que résidait la force qui me tenait debout.


Un visage qui a trop de poids dans mes yeux pour exister ailleurs que dans mon cœur, je crois le voir et c’est mon amour que je vois, c’est-à-dire mon regard même.
Je m’appuyai à une vitrine. Celui qui a une femme dans la peau n’est plus que l’ombre de lui-même. Je me sentais réduit à rien par l’importance que mes yeux donnaient à un étalage de fleurs où étaient distribués des buissons de roses et d’asphodèles autour d’une peinture maladroite qui représentait une sorte de grand ange rouge aux ailes d’argent. Je me disais : « Je ne vois pas ce tableau, ni l’ordonnance magique de ces bouquets, je vois mon regard où celle que j’aime se cache ; et où toutes les roses du monde errent sur mon bonheur de l’avoir à moi.


Je me sentais si merveilleusement allégé par cette idée que mon estomac se mettait à me peser comme dans l’instant de lucidité organique qui précède immédiatement une syncope. Mon imagination me plongeait dans cette faiblesse et m’empêchait d’en mourir. Ainsi étais-je envahi par la durée exceptionnelle d’un instant qui se prolongeait entre deux vertiges comme une ombre de vie qui mettait mon cœur et ma raison dans le même sac. Accédant à l’état de grâce que l’on nomme folie, j’y portais jusqu’au goût qu’ont les hommes de se connaître. Une femme, pensais-je, est la chair de mon regard comme tout ce que je vois en est la lumière.
Ces quelques mots m’apportaient une espèce d’apaisement intellectuel. C’était, à mon sens, une vérité fort précise que je venais tant bien que mal d’énoncer. J’avais pensé que la vie d’un amant n’est qu’une phase de son amour dans lequel il n’y a qu’une âme pour celle qu’il aime et pour lui.
Chacun raisonne comme il sait. Moi je me disais : « Puisque la femme de mon regard est de ce monde, il n’y a jamais eu que mon amour de réel ; et c’est lui que je vois dans la créature qu’elle est comme dans toutes les choses qui sont. Bien sûr, la lumière de ce monde n’a laissé que moi en dehors de mon amour, mais l’être que j’aime est une pensée pour me recueillir. »


C’est dans l’ignorance où chacun est de son cœur que s’opérait la séparation de l’être et de la pensée. Nous vivions dans un monde, nous ouvrions les yeux dans un autre, ce que notre nature tenait ainsi séparé, il n’y a que l’amour pour venir à bout de le joindre. Et celui qui sait qu’il aime ouvre des yeux de lumière dans ses yeux de chair. Toute mon aventure tient dans ces quelques paroles ; mais il est certain qu’en elles-mêmes elles ne disent à peu près rien et ne prêteraient qu’un appui illusoire à la reconstitution de mon expérience. Il faut se résigner à la suivre pas à pas, à la faible lumière de la conscience poétique qui ne nous mène que d’obscurité en obscurité. Ce sont des idées, au sens où le mot est employé par les musiciens, ou, pour ceux qui ont la vue courte, des images par où l’expression de la vérité colle à la sensation ; ainsi, je dirai : « Celle que j’aime est le pain de ma clairvoyance. »
Je ne la vois pas, mon regard sort de l’ombre sur elle. Elle est l’endroit du monde où toute la lumière est le pressentiment de mes yeux…
Chaque homme a à la fois dans son esprit un plan de conscience individuelle et un plan de conscience universelle. Tout le problème de l’expression réside dans la difficulté de rendre en termes clairs à la conscience universelle des données de la conscience individuelle. Ainsi se pose à chaque instant sous une forme nouvelle un problème souvent insoluble. Il faut avoir en soi l’âme de plusieurs hommes si l’on prétend leur faire concevoir à tous et sans peine des choses qui sont le fruit de la douleur et de l’effort de la pensée.