GLM (p. 92-98).

CHAPITRE II


Ma femme est si belle que je ne peux pas être ému sans qu’elle se montre et que sa beauté me dise qu’elle est de moitié dans mon émotion. Et, même dans ma pensée, il y a quelque chose que je ne peux comprendre qu’à la condition de lui en donner sa part.
Mais je ne voyais d’elle que son air, une mine de femme heureuse où sa face se révélait comme par enchantement. Cela venait de mon regard, ou bien sa beauté l’avait voulu ainsi. Son visage est toujours couvert en effet de la lumière qu’elle est pour moi ; et je ne l’aperçois que lointain comme une étoile dans la transparence qu’elle est au devant d’elle-même. Si je la revois en esprit, c’est en ne me souvenant que de son éclat, et je ne sais jamais si ma mémoire la retrouve ou si mes yeux se sont perdus avec elle dans les clartés qui la leur cachaient.
Machinalement, j’abaissai les vitres de mon taxi. Il me semblait que je devais respirer l’odeur des boutiques et des arbres, mon souffle embrasserait le feu du monde, je croyais que mon souffle enveloppait tous les feux du monde dans mon désir d’articuler un cri profond comme ma pensée, plein d’elle et de son mystère. Le songe quel qu’il soit, veut être tout. Il veut assimiler toutes les choses par la ressemblance qu’elles n’ont qu’un instant avec lui. On dirait qu’il lui faut tout un univers pour retourner à sa source, mille pays et tous leurs fruits, autant de formes qu’il y a d’étoiles pour que chacun n’y connaisse que son amour et qu’il sente le néant de tant d’objets qui le lui ont conçu.
À travers les hautes herbes de la ville, je fonçais de lumière en lumière, vers le songe qui est la vie intérieure de mon cœur. Aussi vrai que je suis un homme, ce songe que je dis est femme. Perdu pour moi il m’éclaire le monde où il est perdu. Il dresse tout ce que j’aime contre tout ce que je suis.
Je me secouais, je me répétais : « Je vais voir l’un ou l’autre de mes malades, je suis un médecin comme il y en a tant. Claire comme est ma vie je pourrais la prendre pour celle de quelqu’un plus. Et je ne vois pas pourquoi je m’interroge sur elle quand j’y laisse s’employer mes heures en une suite d’actions où je ne me donne pas la peine de pénétrer… »
Mais je n’étais plus si insouciant puisque je savais que je l’avais été. Au fond, je sentais bien que cette liberté d’esprit était justement ce qui me faisait défaut ; et que c’était contre elle que mon amour s’était élevé. Un espace désert avait été mis au monde avec moi et j’avais compris douloureusement que la plus grande partie de mon existence s’était écoulée en lui comme si j’avais dû mourir de ma fatigue et non pas à force d’avoir vécu. Mon cœur m’avait fait entrevoir ce que devait être le bonheur d’un homme plus grand que nature et sauvé de l’épuisement où il avait été conçu. Que n’étais-je cet homme, pour être son bonheur dont le monde n’était que l’aveu !




Ces paroles sont obscures, il faut compter que les événements les éclaireront. En attendant, je les écris dans l’ordre où elles m’ont été inspirées, non sans noter au passage les soins étranges que je prenais en les prononçant à mi-voix. Je pensais à ma femme et les yeux attachés au mouvement de la rue, j’y cherchais des preuves de l’amour qu’elle était censée me porter. Inutile que je m’explique longuement sur ce genre de diversion auquel tout homme, plus ou moins, a eu recours dans les moments où il n’envisageait pas d’autre moyen d’échapper à une incertitude accablante. Mais il est bon que je dise comment cela avait commencé : un étonnement soudain m’avait saisi : la rue était changée, je n’y reconnaissais plus mes regards. Ils avaient dans chaque objet autant de profondeur que dans mes prunelles et ma pensée était en eux comme au grand soleil de la chair la naissance des larmes.
Je regardais les magasins, les passants ; et, annonces ou visages, je lisais tout avec mes pensées et non avec mes yeux. Aux tableaux de ce coin de ville je demandais de réfléchir mon âme jusqu’au fond et, à eux tous, de fouiller à force d’images toute l’étendue de l’avenir auquel elle ouvrait la voie. Ainsi, examinant avec passion les étalages et les individus, je les rapprochais mentalement comme les figures d’un jeu de cartes étalés sur le tapis d’une devineresse. Chaque objet qui me frappait par sa nouveauté procurait à l’une de mes espérances un prolongement dans l’avenir ; et, de tous les points de l’horizon en mouvement, par mille ponts de lumière me venait toute une cavalcade de symboles où mon esprit trouvait autant de promesses ou de refus qu’il portait en lui de secrets désirs. C’est au cours de cette bizarre occupation que je fus extraordinairement frappé par la vue d’un mannequin de femme qui, privé de ses vêtements, gisait au fond d’une vitrine en attendant de jouer son rôle dans un étalage qui se montait. Un embarras de voitures avait immobilisé mon taxi, j’eus le temps d’examiner le magasin : assez petit, peint en noir, sans enseigne visible. Derrière la glace, il n’y avait avec la poupée que des plantes d’appartement et des effets abandonnés ; le désordre laissé derrière elle par les mains qui l’avaient jetée là. Cependant, sur une étoffe lamée d’argent, un chat vivant se tenait assis, attentif. Le faible rayon d’une lampe verte prenait sous la même incidence lumineuse les yeux ouverts de l’animal et le cadavre de coton rose sur lequel il semblait veiller.
Au moment où le taxi repartait, une grande fille blonde fit mine de traverser la rue ; et, au bord du trottoir, se tint en arrêt, le bras droit étendu comme pour donner à sa main dégantée un appui. L’immobilité de son visage m’avait ému. Je frissonnai. Elle ressemblait au mannequin que j’avais vu un instant plus tôt dans la boutique… Des étudiants passaient en chantant.
Je pourrais citer d’autres faits. En gros, tout ce qui se passait autour de moi renouait le fil de ma rêverie au lieu de l’interrompre. À travers tous les aspects de la réalité mes songes me donnaient les mains, on aurait dit qu’ils me livraient l’étendue de mon regard comme un autre moi que j’aurais fouillé sans trop le reconnaître. Mais ce n’était pas tellement par le pouvoir de se combiner avec mes pensées que le spectacle de la rue me faisait sentir son étrangeté. Cette aptitude du monde à capter des figures de mon imagination n’en constituait que le caractère second, une conséquence subordonnée à d’autres traits qui étaient les plus prompts à me frapper. Jamais le vent n’avait été si léger. À l’entrée de la rue des Amidonniers, où le taxi m’avait déposé, chaque gorgée de l’air que j’aspirais avait un goût différent. Dans le feuillage d’or des vitrines la lumière parlait moins à la vue qu’à la chair, son rayonnement était une source de douceur pour le corps entier qui se penchait en elle vers l’efflorescence de son bonheur. Aussi, je marchais de plus en plus lentement comme si la succession des étalages et des enseignes m’avait endormi dans mes yeux ouverts. Cet horizon n’était qu’un songe où mes regards se trouvaient avec moi par hasard : une pensée de mes yeux que la dernière lueur du soir faisait sienne. Chaque jolie passante se rendait visible par les seules forces de sa beauté et de mon bonheur comme une apparition dont mon regard n’aurait été que l’ombre.
Je me dirigeais vers le coin le plus sombre de la banlieue où était le domicile de Monsieur Sureau. Je ne marchais pas, l’espace me portait. La terre était aussi légère que moi dans le plaisir que je prenais à la fouler aux pieds. Il y avait quelque part un regard que mon amour pour cet endroit de la ville approchait de ses yeux ; un regard pour n’être avec le mien qu’un même amour, le don de mon cœur à ce coin de quartier où mon rêve avait tué le rêve. À chaque instant j’allais avec mes sens au fond de la douceur de vivre, j’entendais, j’y voyais… Nulle part il n’y avait de place pour ce qui n’était pas et ma chair, à elle seule, était tout le songe. Le sort de l’homme émergeait de l’ombre avec les périls d’un soir si pur qu’il était l’existence même et toute l’existence à lui seul.
Je ne m’alarmais pas de trouver mon histoire tout écrite dans l’éclat inusité d’une vision qui pour moi, soudain était tout. Si je pensais à ma femme je voyais l’univers sortir de son apathie pour m’aider à pénétrer le sens de ma présence, pour découvrir dans certains de mes souvenirs un principe à mes sentiments dont il tenait la clef. Ainsi le monde où je m’avançais était mon amour un peu plus que je n’étais moi-même. Ce monde m’avait surpris dans mes jours pour me mener en lui vers l’oubli de l’oubli.