Iris et petite fumée/02-01
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE I
Afin de ne pas recevoir l’invité de ma servante,
je m’étais levé de table avant la fin de mon dîner.
En traversant mon bureau j’eus la surprise de trouver
un pli expédié par Monsieur Sureau. Il était
assez étonnant que mon pauvre ami eut mis cet
envoi à la poste au lieu de le confier à Nathalie qui
avait dû le voir le jour même avant de se rendre chez
moi. Mais à peine eus-je déchiré l’enveloppe que je
me retournai vivement au milieu de la foule qui sortait
des ateliers, décontenancé et un peu pris de
honte comme si quelques-unes de ces ouvrières ou
Nathalie elle-même avaient examiné indiscrètement
par dessus mon épaule la reproduction que je tenais à
la main. C’était la photographie d’un Apollon que
j’avais déjà vu au Musée du Louvre. Mais je remarquais
pour la première fois la transformation que la
force des siècles avait fait subir à ce torse de Dieu :
à travers ses mutilations successives ce corps s’était
absorbé dans une espèce de rayonnement où se gonflait
comme un fruit la forme d’une femme.
Il était gênant de se dire qu’un homme avait choisi
cette image et je pensais avec peine aux raisons qu’il
avait eues de l’aimer. Mais il fallait aller plus loin,
recevoir de bon cœur cette photographie, scruter
sur elle le dessein de l’ami qui me l’avait adressée.
Je ne savais comment me mettre à la place de celui
qui me jetait au visage, comme un soufflet, la flamme
de ces figures humaines mêlées par le hasard dans la
dureté rebelle du marbre. Un accident ou le poids
du temps, je ne sais, avait naturellement produit ce
que l’art d’aucun sculpteur n’aurait pu concevoir.
Dans les contours mutilés d’un Apollon la forme
d’une femme était venue au monde, claire comme
une source, et à peine visible entre la nudité de
l’homme et la lumière que celle-ci se substituait.
J’avais sous les yeux un objet plus réel que nature.
C’était une chose où mon regard entrait, se faisait
un peu plus profond que le jour afin de tirer de soi
l’exquise substance dont il la chargeait, souple et
tendre et bien que hors de ma portée, toute brûlante
de la douceur qui se révèle au toucher. On aurait
dit que mon regard, en se pénétrant de lui-même,
avait fait loin de moi un nid à ma chair. Et, en fait,
ce n’était jamais qu’au dedans de moi qu’il avait progressé
et tout le temps que j’avais vu la forme d’une
femme devenir en lui tout le poids d’une forme
d’homme. Si offensante que paraisse cette
contradiction, elle était inondée d’une clarté si vive que ma
pensée n’en pouvait plus sortir.
J’étais ému. Sans prendre garde à l’étonnement des
filles en cheveux que je heurtais à chaque pas, je
prononçais pour moi seul des paroles que je pouvais
d’un instant à l’autre, cesser de comprendre.
Je me disais : « Mon regard regarde dans son cœur
avec la forme de ce qu’il aime. » Cette pensée en
appelait une autre, aussi obscure, aussi peu faite
pour le grand jour du livre où je l’écris à sa suite et
qui ne retenait mon attention que pour avoir été
éveillée, elle aussi, par la vue de l’Apollon photographié :
« Dans le monde des choses que l’on peut
toucher, il y en a une qui n’est pas faite pour être
vue mais pour être aimée, un faux objet…
« Pour tant que je le caresse ou que je le frappe le
corps que j’aime ne brille jamais qu’au dedans de
moi… »
Il commençait à pleuvoir. Je hélai une voiture. Le
chauffeur avait des yeux de chat-huant dans une
large figure de lessiveuse. Je n’ai jamais pu me souvenir
du moment où j’avais donné à ce fantôme
l’adresse de Monsieur Sureau.