GLM (p. 87-91).


DEUXIÈME PARTIE


CHAPITRE I


Afin de ne pas recevoir l’invité de ma servante, je m’étais levé de table avant la fin de mon dîner. En traversant mon bureau j’eus la surprise de trouver un pli expédié par Monsieur Sureau. Il était assez étonnant que mon pauvre ami eut mis cet envoi à la poste au lieu de le confier à Nathalie qui avait dû le voir le jour même avant de se rendre chez moi. Mais à peine eus-je déchiré l’enveloppe que je me retournai vivement au milieu de la foule qui sortait des ateliers, décontenancé et un peu pris de honte comme si quelques-unes de ces ouvrières ou Nathalie elle-même avaient examiné indiscrètement par dessus mon épaule la reproduction que je tenais à la main. C’était la photographie d’un Apollon que j’avais déjà vu au Musée du Louvre. Mais je remarquais pour la première fois la transformation que la force des siècles avait fait subir à ce torse de Dieu : à travers ses mutilations successives ce corps s’était absorbé dans une espèce de rayonnement où se gonflait comme un fruit la forme d’une femme.
Il était gênant de se dire qu’un homme avait choisi cette image et je pensais avec peine aux raisons qu’il avait eues de l’aimer. Mais il fallait aller plus loin, recevoir de bon cœur cette photographie, scruter sur elle le dessein de l’ami qui me l’avait adressée. Je ne savais comment me mettre à la place de celui qui me jetait au visage, comme un soufflet, la flamme de ces figures humaines mêlées par le hasard dans la dureté rebelle du marbre. Un accident ou le poids du temps, je ne sais, avait naturellement produit ce que l’art d’aucun sculpteur n’aurait pu concevoir. Dans les contours mutilés d’un Apollon la forme d’une femme était venue au monde, claire comme une source, et à peine visible entre la nudité de l’homme et la lumière que celle-ci se substituait.


J’avais sous les yeux un objet plus réel que nature. C’était une chose où mon regard entrait, se faisait un peu plus profond que le jour afin de tirer de soi l’exquise substance dont il la chargeait, souple et tendre et bien que hors de ma portée, toute brûlante de la douceur qui se révèle au toucher. On aurait dit que mon regard, en se pénétrant de lui-même, avait fait loin de moi un nid à ma chair. Et, en fait, ce n’était jamais qu’au dedans de moi qu’il avait progressé et tout le temps que j’avais vu la forme d’une femme devenir en lui tout le poids d’une forme d’homme. Si offensante que paraisse cette contradiction, elle était inondée d’une clarté si vive que ma pensée n’en pouvait plus sortir.
J’étais ému. Sans prendre garde à l’étonnement des filles en cheveux que je heurtais à chaque pas, je prononçais pour moi seul des paroles que je pouvais d’un instant à l’autre, cesser de comprendre. Je me disais : « Mon regard regarde dans son cœur avec la forme de ce qu’il aime. » Cette pensée en appelait une autre, aussi obscure, aussi peu faite pour le grand jour du livre où je l’écris à sa suite et qui ne retenait mon attention que pour avoir été éveillée, elle aussi, par la vue de l’Apollon photographié : « Dans le monde des choses que l’on peut toucher, il y en a une qui n’est pas faite pour être vue mais pour être aimée, un faux objet…
« Pour tant que je le caresse ou que je le frappe le corps que j’aime ne brille jamais qu’au dedans de moi… »
Il commençait à pleuvoir. Je hélai une voiture. Le chauffeur avait des yeux de chat-huant dans une large figure de lessiveuse. Je n’ai jamais pu me souvenir du moment où j’avais donné à ce fantôme l’adresse de Monsieur Sureau.