GLM (p. 78-84).

CHAPITRE X


Un appel de Nathalie interrompit le cours de ma divagation. Perdu dans mes tristes pensées, j’avais dépassé ma maison sans la voir ; et je dûs revenir précipitamment vers la porte d’entrée que la vieille fille essayait d’ouvrir. Ainsi eus-je tout le temps de voir à la lumière d’un réverbère que notre servante était cramoisie, congestionnée, me semblait-il, par les vêtements trop étroits et trop lourds que, du commencement à la fin de l’année, elle endossait le dimanche. Mais, ce qui me frappa le plus ce fut l’air irrité qui dominait la rougeur de son teint et semblait me menacer de tout son silence, brûlant comme du feu.
— Qu’avez-vous donc ? lui demandai-je.
— Si vous croyez que c’est agréable de courir la ville, me dit-elle avec fureur, quand le train de 8 heures va passer. Je devrais être à la gare.
— Allez à la gare, allez, répliquai-je aussitôt, ravi de l’éloigner.
Mais nous restions face à face, gênés par la liberté de langage qu’avait mise entre nous notre empressement à nous séparer. Brusquant les choses, je passai devant elle et, tout en pénétrant dans le hall, je lui demandai :
— Vous avez quelqu’un à accompagner ?
— Mon neveu, tiens, me dit-elle, scandalisée par mon ignorance. Vous ne savez pas que je vais le prendre, après vingt ans que je ne l’ai pas vu ?
Et elle partit dans un grand branle-bas de savates qui tournait autour de la maison pendant que je montais l’escalier.


Le lit était vide. Je traversai la chambre. La porte qui menait à la salle de bains s’entrebâilla, mais à peine et sans bruit. Puis ma femme, d’un seul coup, tira le battant et tomba dans mes bras. « Mais tu es glacée », lui dis-je. Elle était nue. Et je sentais ses épaules froides sous mes mains dégantées. Maintenant elle m’embrassait. Machinalement, je lui posai une question :
— Voyons, que faisais-tu ?
— Tu le vois bien. Je m’habille.
Un peu vivement je l’écartai, mû par un sentiment étrange qui me faisait peut-être craindre de trouver quelqu’un dans la pièce qu’elle venait de quitter. Sur le sol brillait une lampe qu’elle avait couverte d’un châle bleu ; les miroirs qui entouraient la pièce réverbéraient cette clarté ascendante, et c’est ainsi qu’ils m’avaient donné l’illusion d’une présence, jetant voile sur voile sur ces rayons sortis de terre devant lesquels leur transparence semblait reculer…


Je lui parlai de ses malaises : elle éclata de rire ; d’abord, c’était Nathalie qui avait commencé, affirmait-elle, en s’obstinant à la trouver pâle. Elle n’avait rien inventé de mieux pour la faire taire que de lui donner raison. Puis elle s’était mise au lit, la discussion l’ayant fatiguée, ou, si elle se souvenait bien, c’était pour en finir avec ce bavardage, elle avait horreur des paroles inutiles, je le savais, moi, son mari. Pendant qu’elle parlait, entrecoupant ses explications d’éclats de rire, je récapitulais toutes les inconséquences que je l’avais vue commettre ; et même, avec une légèreté que je regrette, n’hésitais pas à lui en reprocher quelques-unes.
Une fois, elle avait mis toute son habileté à obtenir de moi une somme de mille francs qui lui était indispensable pour payer un fournisseur. Dans sa joie d’obtenir sur le champ ce supplément de pension, elle avait rangé sa chambre avec frénésie, brûlant des lettres qui traînaient, la facture à payer et enfin le billet de mille lui-même. La veille, elle avait failli se vitrioler en introduisant de l’acide sulfurique dans une préparation destinée à éclaircir son teint. À chaque instant, je trouvais les poissons rouges nageant dans une soupière et les serins frappant tristement du bec les parois de l’aquarium.
— Tu es toujours la même, tu le sais bien que tu as mis les poissons rouges dans une soupière.
— Oui, répondit-elle avec une mine confuse, … et les serins dans l’aquarium.
J’avais tout vu : À une amie qui ne pouvait pas la recevoir elle avait fait passer la carte de Monsieur Sureau égarée dans son sac par l’effet d’une fatalité qui ne l’étonnait même pas.
Il fallait admettre le miracle aussitôt qu’on la connaissait. Personne n’aurait expliqué ce qu’il lui arrivait et qu’il me fallait accepter : On me rapporte son parapluie en loques un jour qu’elle n’est pas sortie et que du reste l’état du ciel ne justifiait pas que cet ustensile ait quitté son clou. Elle se fait conduire en auto à la campagne et cherche en pleurant un bracelet qu’elle vient d’y laisser, dit-elle. Elle ne retrouve pas ce bijou qui n’avait pas quitté son coffret, mais celui qu’elle avait égaré l’année précédente à Saint-Jean-de-Luz et qui est allé l’attendre inexplicablement sous une souche.
« Tu entends, lui dis-je, tu entends. Tu mourras d’accident, j’en suis sûr. Tu te noieras, tu te feras écraser par un train, tu te jetteras contre un arbre, tu tomberas de ta fenêtre ; et c’est parce que ces différentes morts sont trop nombreuses à se disputer ta tête de linotte que tu es encore vivante. Mais tu sens tous les vents qui les apportent ; tu te connais si bien en les craignant toutes à la fois que tu ne peux plus supporter tant d’absurdité, et alors tu sors de ta sérénité et tu me fais une scène : tu me reproches le billet de mille francs, les serins, la carte de visite de Monsieur Sureau… »
Elle m’interrompit, contente de se reconnaître si bien à travers ma diatribe. On lui faisait plus de plaisir en médisant d’elle qu’en n’en parlant pas. Elle m’interrompit en riant, mais sa voix trahissait une inquiétude réelle :
— Pourquoi vas-tu si souvent chez Monsieur Sureau ?
— Tu n’aimes pas, lui demandais-je, Monsieur Sureau ?
— Je l’aime bien, me répondit-elle, quand il se tait. Ses paroles sont pleines d’arrière-pensées.
Je ne répondis pas, je n’avais rien à répondre. Toutes les femmes sont les mêmes. Elles parlent à tort et à travers et voient des intentions derrière tout ce qu’on leur dit.
— Couchons-nous, va, petite fille ; couchons-nous. Elle me regardait. Blonde, blonde : …On aurait dit que l’ombre et que le soir la tiraient toute de ses yeux ; et dans sa beauté de gamine il y avait comme l’éclat d’un regard qui veillait sur elle. « Couchons-nous ». Elle remettait ses bracelets, se poudrait le nez, on allait donc pouvoir dormir.
Elle dormait. Et moi, j’étais avec son parfum de femme dans la chambre où son sommeil l’égarait, dominait de son souffle égal le bruit léger que faisait l’étendue en se retirant. Un silence, cependant, montait jusqu’à moi, pénétrant mon cœur d’une quiétude sans limite, chaque chose effaçait son nom, un même apaisement me venait de tout. La chaleur claire de cette pièce où nous passions nos heures d’intimité et l’eau paresseuse de tant de formes familières que je voyais la meubler, le tictac de la pendule qui se désunissait en les suivant dans mes pensées, tout, enfin, se mirait si profondément dans ce qui l’emportait, et, dans ce que j’en percevais encore, il y avait un lit si doux pour l’oubli de mes sens que je ne savais pas dans quelle ombre plus douce de ma chair engourdie j’avais caressé l’espoir de m’y allonger pour toujours, que je ne savais plus, pris dans la tiédeur à mille reflets d’un fleuve en mouvement, lequel, de lui ou de moi soulevait l’autre et l’entraînait. C’est alors, au moment le plus achevé de mon bien-être que je me mis à penser au danger et vaguement sans que ma peur se définisse, à l’évoquer sous la forme de quelque chose qu’il y avait à craindre et qui attendait de prendre corps, une espèce de menace à travers laquelle je poussais à l’extrême la jouissance de mon repos, comme si je n’avais pu concevoir qu’à travers la peur de sa disparition la profondeur réelle et la valeur absolue de cette béatitude que je goûtais. Mais ce qu’il y avait de plus grave dans cette divagation, c’est que sitôt que j’imaginais un danger, c’était d’une figure humaine que j’avais peur et cette figure ressemblait étonnamment à celle de Monsieur Sureau ; et je m’efforçais en même temps de comprendre comment le visage de mon client arrivait à personnifier pour moi tout ce qui pouvait mettre ma tranquillité en péril.
Je ne le connaissais pas. Au fond, il n’y avait personne de plus secret que cet individu si prompt en apparence à dévoiler ce qui concernait son cœur.
Maintenant que j’étais loin de lui je le voyais mieux avec son air de mystère et la lueur froide et fausse de ses yeux dans ce sombre appartement qu’il ne quittait jamais. Jusqu’à la pluie qui ne tombait pas de la même façon sur ses fenêtres que sur les miennes. Ma mémoire le dépouillait de quelques rides qu’il avait sur le front et je m’apercevais avec une espèce d’effroi qu’il y avait plus de cruauté que de jeunesse dans le nouveau visage que je lui prêtais, pâle et violent, mordu d’un sourire que les contours plutôt sensuels de sa bouche ne pouvaient pas adoucir.
Il ne travaillait pas. Je le pensais riche.