Iris et petite fumée/01-10
CHAPITRE X
Un appel de Nathalie interrompit le cours de ma
divagation. Perdu dans mes tristes pensées, j’avais
dépassé ma maison sans la voir ; et je dûs revenir
précipitamment vers la porte d’entrée que la vieille
fille essayait d’ouvrir. Ainsi eus-je tout le temps de
voir à la lumière d’un réverbère que notre servante
était cramoisie, congestionnée, me semblait-il, par les
vêtements trop étroits et trop lourds que, du commencement
à la fin de l’année, elle endossait le dimanche.
Mais, ce qui me frappa le plus ce fut l’air irrité qui
dominait la rougeur de son teint et semblait me
menacer de tout son silence, brûlant comme du feu.
— Qu’avez-vous donc ? lui demandai-je.
— Si vous croyez que c’est agréable de courir la
ville, me dit-elle avec fureur, quand le train de
8 heures va passer. Je devrais être à la gare.
— Allez à la gare, allez, répliquai-je aussitôt, ravi
de l’éloigner.
Mais nous restions face à face, gênés par la liberté
de langage qu’avait mise entre nous notre empressement
à nous séparer. Brusquant les choses, je
passai devant elle et, tout en pénétrant dans le hall, je
lui demandai :
— Vous avez quelqu’un à accompagner ?
— Mon neveu, tiens, me dit-elle, scandalisée par
mon ignorance. Vous ne savez pas que je vais le
prendre, après vingt ans que je ne l’ai pas vu ?
Et elle partit dans un grand branle-bas de savates
qui tournait autour de la maison pendant que je
montais l’escalier.
Le lit était vide. Je traversai la chambre. La porte
qui menait à la salle de bains s’entrebâilla, mais à
peine et sans bruit. Puis ma femme, d’un seul coup,
tira le battant et tomba dans mes bras. « Mais tu
es glacée », lui dis-je. Elle était nue. Et je sentais
ses épaules froides sous mes mains dégantées. Maintenant
elle m’embrassait. Machinalement, je lui
posai une question :
— Voyons, que faisais-tu ?
— Tu le vois bien. Je m’habille.
Un peu vivement je l’écartai, mû par un sentiment
étrange qui me faisait peut-être craindre de trouver
quelqu’un dans la pièce qu’elle venait de quitter.
Sur le sol brillait une lampe qu’elle avait couverte
d’un châle bleu ; les miroirs qui entouraient la pièce
réverbéraient cette clarté ascendante, et c’est ainsi
qu’ils m’avaient donné l’illusion d’une présence, jetant
voile sur voile sur ces rayons sortis de terre
devant lesquels leur transparence semblait reculer…
Je lui parlai de ses malaises : elle éclata de rire ;
d’abord, c’était Nathalie qui avait commencé, affirmait-elle,
en s’obstinant à la trouver pâle. Elle
n’avait rien inventé de mieux pour la faire taire que
de lui donner raison. Puis elle s’était mise au lit, la
discussion l’ayant fatiguée, ou, si elle se souvenait
bien, c’était pour en finir avec ce bavardage, elle
avait horreur des paroles inutiles, je le savais, moi,
son mari. Pendant qu’elle parlait, entrecoupant ses
explications d’éclats de rire, je récapitulais toutes les
inconséquences que je l’avais vue commettre ; et
même, avec une légèreté que je regrette, n’hésitais
pas à lui en reprocher quelques-unes.
Une fois, elle avait mis toute son habileté à obtenir
de moi une somme de mille francs qui lui était indispensable
pour payer un fournisseur. Dans sa joie
d’obtenir sur le champ ce supplément de pension,
elle avait rangé sa chambre avec frénésie, brûlant
des lettres qui traînaient, la facture à payer et enfin
le billet de mille lui-même. La veille, elle avait failli
se vitrioler en introduisant de l’acide sulfurique dans
une préparation destinée à éclaircir son teint. À
chaque instant, je trouvais les poissons rouges nageant
dans une soupière et les serins frappant tristement
du bec les parois de l’aquarium.
— Tu es toujours la même, tu le sais bien que tu
as mis les poissons rouges dans une soupière.
— Oui, répondit-elle avec une mine confuse, … et
les serins dans l’aquarium.
J’avais tout vu : À une amie qui ne pouvait pas la
recevoir elle avait fait passer la carte de Monsieur
Sureau égarée dans son sac par l’effet d’une fatalité
qui ne l’étonnait même pas.
Il fallait admettre le miracle aussitôt qu’on la connaissait.
Personne n’aurait expliqué ce qu’il lui arrivait
et qu’il me fallait accepter : On me rapporte son
parapluie en loques un jour qu’elle n’est pas sortie
et que du reste l’état du ciel ne justifiait pas que
cet ustensile ait quitté son clou. Elle se fait conduire
en auto à la campagne et cherche en pleurant un
bracelet qu’elle vient d’y laisser, dit-elle. Elle ne
retrouve pas ce bijou qui n’avait pas quitté son coffret,
mais celui qu’elle avait égaré l’année précédente
à Saint-Jean-de-Luz et qui est allé l’attendre
inexplicablement sous une souche.
« Tu entends, lui dis-je, tu entends. Tu mourras
d’accident, j’en suis sûr. Tu te noieras, tu te feras
écraser par un train, tu te jetteras contre un arbre,
tu tomberas de ta fenêtre ; et c’est parce que ces
différentes morts sont trop nombreuses à se disputer
ta tête de linotte que tu es encore vivante. Mais tu
sens tous les vents qui les apportent ; tu te connais
si bien en les craignant toutes à la fois que tu ne
peux plus supporter tant d’absurdité, et alors tu sors
de ta sérénité et tu me fais une scène : tu me reproches
le billet de mille francs, les serins, la carte de
visite de Monsieur Sureau… »
Elle m’interrompit, contente de se reconnaître si
bien à travers ma diatribe. On lui faisait plus de plaisir
en médisant d’elle qu’en n’en parlant pas. Elle
m’interrompit en riant, mais sa voix trahissait une
inquiétude réelle :
— Pourquoi vas-tu si souvent chez Monsieur Sureau ?
— Tu n’aimes pas, lui demandais-je, Monsieur
Sureau ?
— Je l’aime bien, me répondit-elle, quand il se tait.
Ses paroles sont pleines d’arrière-pensées.
Je ne répondis pas, je n’avais rien à répondre. Toutes
les femmes sont les mêmes. Elles parlent à tort
et à travers et voient des intentions derrière tout ce
qu’on leur dit.
— Couchons-nous, va, petite fille ; couchons-nous.
Elle me regardait. Blonde, blonde : …On aurait dit
que l’ombre et que le soir la tiraient toute de ses
yeux ; et dans sa beauté de gamine il y avait comme
l’éclat d’un regard qui veillait sur elle. « Couchons-nous ».
Elle remettait ses bracelets, se poudrait le
nez, on allait donc pouvoir dormir.
Elle dormait. Et moi, j’étais avec son parfum de
femme dans la chambre où son sommeil l’égarait,
dominait de son souffle égal le bruit léger que faisait
l’étendue en se retirant. Un silence, cependant, montait
jusqu’à moi, pénétrant mon cœur d’une quiétude
sans limite, chaque chose effaçait son nom, un même
apaisement me venait de tout. La chaleur claire de
cette pièce où nous passions nos heures d’intimité et
l’eau paresseuse de tant de formes familières que je
voyais la meubler, le tictac de la pendule qui se
désunissait en les suivant dans mes pensées, tout,
enfin, se mirait si profondément dans ce qui l’emportait,
et, dans ce que j’en percevais encore, il y
avait un lit si doux pour l’oubli de mes sens que je
ne savais pas dans quelle ombre plus douce de ma
chair engourdie j’avais caressé l’espoir de m’y allonger
pour toujours, que je ne savais plus, pris dans la
tiédeur à mille reflets d’un fleuve en mouvement,
lequel, de lui ou de moi soulevait l’autre et l’entraînait.
C’est alors, au moment le plus achevé de mon
bien-être que je me mis à penser au danger et vaguement
sans que ma peur se définisse, à l’évoquer sous
la forme de quelque chose qu’il y avait à craindre
et qui attendait de prendre corps, une espèce de
menace à travers laquelle je poussais à l’extrême la
jouissance de mon repos, comme si je n’avais pu
concevoir qu’à travers la peur de sa disparition la
profondeur réelle et la valeur absolue de cette béatitude
que je goûtais. Mais ce qu’il y avait de plus
grave dans cette divagation, c’est que sitôt que j’imaginais
un danger, c’était d’une figure humaine que
j’avais peur et cette figure ressemblait étonnamment
à celle de Monsieur Sureau ; et je m’efforçais en
même temps de comprendre comment le visage de
mon client arrivait à personnifier pour moi tout ce
qui pouvait mettre ma tranquillité en péril.
Je ne le connaissais pas. Au fond, il n’y avait personne
de plus secret que cet individu si prompt en
apparence à dévoiler ce qui concernait son cœur.
Maintenant que j’étais loin de lui je le voyais mieux
avec son air de mystère et la lueur froide et fausse
de ses yeux dans ce sombre appartement qu’il ne
quittait jamais. Jusqu’à la pluie qui ne tombait pas de
la même façon sur ses fenêtres que sur les miennes.
Ma mémoire le dépouillait de quelques rides qu’il
avait sur le front et je m’apercevais avec une espèce
d’effroi qu’il y avait plus de cruauté que de jeunesse
dans le nouveau visage que je lui prêtais, pâle et
violent, mordu d’un sourire que les contours plutôt
sensuels de sa bouche ne pouvaient pas adoucir.
Il ne travaillait pas. Je le pensais riche.