Iris et petite fumée/01-09
CHAPITRE IX
Nathalie était devant moi ; elle me dit sans regarder
Monsieur Sureau :
« Venez vite. Madame est malade. »
Je posai une question absurde ; elle exprimait l’étendue
de mon étonnement :
« Mais, depuis quand ?
— C’est comme une rage de se coucher qui l’a prise
tout d’un coup, répondit Nathalie. Et des pleurs !
des pleurs ! Elle ne se serait pas tournée pour me dire
pourquoi. »
Un homme ne conçoit bien que les peines qu’il a
causées. Il n’y a peut-être pas d’autre façon de connaître.
Chacun voit les choses à travers la place
qu’elles lui ménagent :
« C’est peut-être parce que je ne rentrais pas, dis-je
sottement, qu’elle a perdu la tête ? »
La femme de ménage secoua la tête :
« Monsieur ! elle ne s’est pas demandé une fois où
vous étiez. »
Debout dans l’embrasure de la porte ouverte, je la
regardais qui dénouait son fichu en reculant sur le
palier d’entrée. Et je surpris dans ses yeux un éclair
bizarre qui n’était pas tout à fait un regard, ni tout
à fait une pensée ; une flamme de colère dont elle
essayait d’affranchir son visage quand elle devait le
tourner vers moi, mais que je voyais alors se survivre
dans la maladresse de ses mains acharnées à
dégrafer son col :
— Ce n’est pas agréable de l’entendre se plaindre.
Aussitôt que l’idée m’est venue d’aller chercher
quelqu’un je me suis mise à courir.
— Nous allons voir, dis-je en enfilant mes gants. Où
est mon chapeau ? Mais comment avez-vous deviné
que j’étais ici ?
J’avais déjà deux ou trois diagnostics dans ma caboche
de jeune médecin. Je me retournai tout d’une
pièce.
Tout droit derrière moi, Monsieur Sureau, grand et
immobile comme un mort, soutenait le regard de
Nathalie et semblait se faire brave devant sa fureur
de bonne servante.
Maintenant, je marchais si vite que cette femme devait
courir pour me rattraper. Nous avions eu de la
peine à sortir de cette maison, bloqués dans l’escalier
par une caisse qu’on y tirait, grande comme un
cercueil ; et que j’avais piétinée dans ma hâte de
gagner la rue, mais j’avais dû aider ceux qui la hissaient
à écarter devant Nathalie. Et de mon impulsion
insolente je gardais un souvenir gênant autant
que du soin apporté par ma servante à ne pas m’imiter ;
un commencement d’angoisse que la nuit de
plus en plus opaque où nous avancions transformait
en une interrogation ; une question toujours la même
dont me laissaient porter tout le poids les visages
goguenards avec qui nous avions perdu à parlementer
les dernières minutes du jour : À quel usage cette
caisse était-elle destinée ? « C’est pour un mort ? »
avait demandé Nathalie en se signant. Et comme
je haussais les épaules en rajustant mon faux-col :
« Mais non ! c’est pour un fou » avait répondu un
des porteurs qui se découvrait malicieusement en me
regardant sous le nez.
Mon inquiétude me dépassait dans cette image de la
mort. Elle se tenait devant mes yeux, comme étrangère
à elle-même ; ou bien marchait à mes côtés. Son
ombre était plus grande qu’elle ; et la cherchait dans
cette nuit avec mes mains. J’aurais voulu frapper au
visage ces ouvriers de malheur.
Elle était d’une santé si délicate, la petite fille que
j’avais rencontrée à Southampton, un soir de pluie,
l’année précédente. C’est même sa fragilité qui
m’était apparue la première et j’avais eu peur de la
perdre avant de savoir que je l’aimais. À la sortie
d’un cinéma qu’une menace d’incendie venait de
vider, j’avais prié l’homme à barbe blanche qui l’accompagnait
de prendre mon imperméable pour la
couvrir. Et c’est comme ça qu’on fait la connaissance
de son beau-père et qu’on engage son existence.
Parce que le feu avait pris dans un vestiaire
nous étions devenus mari et femme comme pis-aller
de la solution radicale qui aurait mêlé nos cendres
si la flamme avait jailli ailleurs. Et le diable s’en
était mêlé ; et même il nous avait couru après ; car il
n’y a que son intervention pour expliquer l’étourderie
bouffonne et sinistre qui me fit envelopper machinalement
d’un imperméable une femme trempée.
J’étais tombé au pouvoir d’un moi plus prompt qui
avait agi en dessous, dans un royaume où tout se
passe trop vite pour que notre humanité nous y
suive.
Elle était si jolie que je n’avais pas su en la voyant
empêcher ma vie de se jeter sur elle, de se noyer
avec ses armes dans une nuit que son voisinage me
couvrait de fleurs. On aurait dit qu’entre elle et moi,
la livrant à sa mort par mes soins, il y avait quelqu’un
qui me la prenait par les ailes, un être sans
mesure avec l’espace et dont la figure de glace pour
toujours regardait ailleurs à travers tout le bonheur.
Toute l’horreur du monde pour lui-même, sa fuite,
plus rapide que la pensée devant les formes de son
être, ce qui fait son nom de douleur quand l’amour
veut se réduire au tourment de rester sans objet. Le
refus de ce qui est, comme une tempête de néant,
où cette femme, d’un seul de ses longs regards, faisait
l’oubli sur nous.
Depuis deux ans que nous étions mariés, je soignais
sa gorge, mais rien que sa gorge, je concentrais toute
mon attention sur des troubles qui ne passent pas
pour irrémédiables. Cependant, à travers ses pupilles
inégalement dilatées, j’apercevais, en dépit de mon
parti-pris, l’image et peut-être la menace d’un autre
mal qui aurait parlé plus clairement de la nuit d’horreur
où je l’avais prise. J’en tâtais les symptômes
malgré moi, incapable aussitôt que je les liais entre
eux de les lier à elle. Elle pouvait bien se plaindre à
chaque instant de menus vols commis à son détriment,
et toujours dans des circonstances à me rendre
incrédule ; aussitôt que mes yeux voyaient ses larmes
il n’y avait qu’un délire et c’était le mien. Elle tapait
des pieds quand j’arrivais en retard ; pour une
contrariété insignifiante faisait une scène d’enfer. Un
jour il lui arriva de changer de place tous les meubles
du salon sous prétexte qu’elle avait égaré une
paire de bas. Je ne pouvais pas m’insurger contre
une colère maladive, ni assimiler à de la folie la
passion qu’elle mettait à accuser Nathalie de lui
avoir volé ce qu’elle cherchait. Je m’enfuyais, j’allais
cacher dans mon bureau de médecin une peine
d’enfant.
« Cela ne rime donc à rien d’aimer, et l’idée qu’elle
était à moi n’allait pas plus loin que mon cœur ?
Qu’est-ce donc qu’un amour qui ne me répond pas
de ce qu’il aime ; et qui doit faire mon malheur pour
m’assurer qu’il est réel.
« Il me semble que je suis plus vieux que la vieillesse.
Je sais que la beauté est le fond de l’amour
et non le fond des choses. Il n’y a rien à faire dans
un monde pareil où l’homme n’est même pas assez
fort pour regarder en face le peu qu’il est. Celui qui
aime aime sa mort. »