Iris et petite fumée/01-08
CHAPITRE VIII
Cependant, je faisais des remarques assez alarmantes.
Monsieur Sureau devenait de plus en plus pâle ;
et maintenant qu’il souffrait davantage, il paraissait
tirer de l’orgueil de son infirmité et m’en parler
comme si elle lui devenait un titre à se faire aimer.
Quelque chose s’était passé dans cette chambre qui
donnait une assurance monstrueuse à Monsieur Sureau
— et je vais plus loin, — qui lui fournissait des
raisons de me regarder avec d’autres yeux. Cette
impression me mettait si mal à mon aise que j’entrepris
de tout observer autour de moi avec un soin
presque indiscret… Il me sembla qu’on avait changé
le lit de place. Je ne l’apercevais plus derrière les
rideaux de mousseline. Mais mon malade parlait avec
tant de volubilité, et ses yeux traquaient si bien les
miens que je ne pus pas, ce jour-là, mener bien loin
mon enquête. Il me disait :
« C’est à ma difformité d’éclairer son regard jusqu’à
mon cœur, c’est-à-dire jusqu’à elle. Car, ce
qu’elle est en passant, elle n’aurait qu’à me regarder
pour se rendre compte qu’elle l’est en moi pour toujours. »
Tout en prononçant ces paroles, il buvait à petits
coups un liquide noirâtre et qu’il appelait, je ne sais
pas pourquoi, de la tisane de sarments.
Maintenant, je n’avais qu’à l’écouter pour le deviner,
qu’à le regarder d’une certaine façon. Les belles
couleurs de Petite-Fumée se recouvraient de leur
éclat dans son angoisse de malade ; et rien ne séparait
alors cette femme — que la faveur de vivre —
de l’image d’Iris qui était en lui et autour de lui
comme la magnificence du don de chair. Quelle idée
pouvait-il se faire d’un monde qui poursuivait, à travers
les hantises de l’âme, l’avènement de son intégrité
matérielle ? Je n’allais pas tarder à le savoir :
Monsieur Sureau avait le délire de l’unité. Il n’avait
pas découvert autre chose en creusant sa tombe dans
un coin de son amour.
— Ce monde est si bien fait pour les amants me
disait-il, que chacun des deux n’y perçoit que les
regards de l’autre, et la lumière n’y voit jamais
qu’elle-même aussitôt que le jour les unit.
« Mais cette lumière, pensais-je en l’écoutant, n’a de
vie que physique : elle est tombée dans notre amour
sur une de ses déterminations matérielles, voilà
tout. »
Ce serait bien une vérité à notre taille, affreusement
triste, la certitude que notre cœur est comme un
mort sans sépulture et qu’il n’a faim que de terre.
Monsieur Sureau pensait que la lumière se fait chair
pour nous manger les yeux. Mais alors ? Comment
se reconnaître dans ses passions quand c’est le poids
de la vie qui les fait ce qu’elles sont ; et qu’elles
n’impriment en nous que le désir du monde d’en
finir avec les hommes.
Monsieur Sureau pensait que l’individu est un automate :
d’autant plus parfait qu’il a plus d’esprit ; et,
comme tel, apte à la liberté qui porte son automatisme
à la perfection. Témoin cette confidence étonnante
qu’il me fit un jour en dégustant à petits coups
sa tisane de sarments où se combinaient les saveurs
du haschich et de la ciguë :
« Au temps où mon amour était le refus de mon
humiliation, il lui est arrivé de chercher cette humiliation
hors de lui. »
Je le savais bien : si sa vigilance morale se relâchait
quelques jours, et qu’il convoitât Petite-Fumée, je le
comprenais à son trouble : le mal l’attirait, il n’aimait
alors que ce qu’il aurait pu dépraver. Sa difformité
voulait se faire esprit et s’enfoncer partout
dans son image. Ainsi satisfaisait-il à son ambition
la plus haute et la plus meurtrière : Vivre dans le
réel, à tout prix.
Il avait toute la force de ce qui pesait sur lui. Il
n’était pas assez vigoureux pour avoir du génie.
Mais il était suffisamment « à part » pour se faire
une idée de tout ce qui lui manquait ; et il ne lui fût
jamais refusé que ces clartés auxquelles un homme
dans son état n’a pas le droit de prétendre. La folie
qui m’a gagné à son contact était très douce. La lune
ne se lèverait pas plus lentement dans un calme jardin
où un prince serait attendu ; et je me serais
aperçu tout d’un coup qu’il n’y avait pas de prince,
ou que le prince c’était moi. Je me souviendrai toujours
de ce soir où il m’a dit tant de choses : Sa
voix venait de si loin qu’il n’y avait bientôt plus que
ses mains pour me parler de ses peines. Il me disait :
« Voyez comme il fait noir tout d’un coup. Il faut
que la nuit soit venue pendant que nos regards
étaient ailleurs. Mais dehors, un peu de jour s’efface
au bout de chaque branche.
« Vous pouvez regarder, allez ! La nuit attend toujours
la nuit. Il n’en ira pas autrement tant que je
pourrai dire : il fait nuit.
« Il y a toujours un peu de lumière entre ce que je
nomme et moi. Et quand je dis : voici la nuit, j’entends
courir ses pieds nus et je cherche avec elle ses
pantoufles de velours. Elle finira bien par danser,
elle dansera mais on n’en est jamais qu’au prélude
d’un air trop triste pour être entendu.
« C’est la peine éternelle d’un corps comme le mien,
qui n’est jamais tout à fait l’oubli de la chair dans
le cœur d’une femme, dans le cœur de celle que toute
ma chair sépare d’elle-même Iris. »
Avait-il manqué de sincérité, ou l’avais-je compris
de travers. Il parut soudain accablé de terreur ; et, la
voix blanche, il ajouta :
« Mais si c’est dans son propre cœur qu’un corps
oublie qu’il est chair, je vous assure… »
La porte s’ouvrit.