GLM (p. 67-71).

CHAPITRE VIII


Cependant, je faisais des remarques assez alarmantes. Monsieur Sureau devenait de plus en plus pâle ; et maintenant qu’il souffrait davantage, il paraissait tirer de l’orgueil de son infirmité et m’en parler comme si elle lui devenait un titre à se faire aimer. Quelque chose s’était passé dans cette chambre qui donnait une assurance monstrueuse à Monsieur Sureau — et je vais plus loin, — qui lui fournissait des raisons de me regarder avec d’autres yeux. Cette impression me mettait si mal à mon aise que j’entrepris de tout observer autour de moi avec un soin presque indiscret… Il me sembla qu’on avait changé le lit de place. Je ne l’apercevais plus derrière les rideaux de mousseline. Mais mon malade parlait avec tant de volubilité, et ses yeux traquaient si bien les miens que je ne pus pas, ce jour-là, mener bien loin mon enquête. Il me disait :
« C’est à ma difformité d’éclairer son regard jusqu’à mon cœur, c’est-à-dire jusqu’à elle. Car, ce qu’elle est en passant, elle n’aurait qu’à me regarder pour se rendre compte qu’elle l’est en moi pour toujours. »
Tout en prononçant ces paroles, il buvait à petits coups un liquide noirâtre et qu’il appelait, je ne sais pas pourquoi, de la tisane de sarments.
Maintenant, je n’avais qu’à l’écouter pour le deviner, qu’à le regarder d’une certaine façon. Les belles couleurs de Petite-Fumée se recouvraient de leur éclat dans son angoisse de malade ; et rien ne séparait alors cette femme — que la faveur de vivre — de l’image d’Iris qui était en lui et autour de lui comme la magnificence du don de chair. Quelle idée pouvait-il se faire d’un monde qui poursuivait, à travers les hantises de l’âme, l’avènement de son intégrité matérielle ? Je n’allais pas tarder à le savoir : Monsieur Sureau avait le délire de l’unité. Il n’avait pas découvert autre chose en creusant sa tombe dans un coin de son amour.
— Ce monde est si bien fait pour les amants me disait-il, que chacun des deux n’y perçoit que les regards de l’autre, et la lumière n’y voit jamais qu’elle-même aussitôt que le jour les unit.
« Mais cette lumière, pensais-je en l’écoutant, n’a de vie que physique : elle est tombée dans notre amour sur une de ses déterminations matérielles, voilà tout. »
Ce serait bien une vérité à notre taille, affreusement triste, la certitude que notre cœur est comme un mort sans sépulture et qu’il n’a faim que de terre.


Monsieur Sureau pensait que la lumière se fait chair pour nous manger les yeux. Mais alors ? Comment se reconnaître dans ses passions quand c’est le poids de la vie qui les fait ce qu’elles sont ; et qu’elles n’impriment en nous que le désir du monde d’en finir avec les hommes.
Monsieur Sureau pensait que l’individu est un automate : d’autant plus parfait qu’il a plus d’esprit ; et, comme tel, apte à la liberté qui porte son automatisme à la perfection. Témoin cette confidence étonnante qu’il me fit un jour en dégustant à petits coups sa tisane de sarments où se combinaient les saveurs du haschich et de la ciguë :
« Au temps où mon amour était le refus de mon humiliation, il lui est arrivé de chercher cette humiliation hors de lui. »
Je le savais bien : si sa vigilance morale se relâchait quelques jours, et qu’il convoitât Petite-Fumée, je le comprenais à son trouble : le mal l’attirait, il n’aimait alors que ce qu’il aurait pu dépraver. Sa difformité voulait se faire esprit et s’enfoncer partout dans son image. Ainsi satisfaisait-il à son ambition la plus haute et la plus meurtrière : Vivre dans le réel, à tout prix.
Il avait toute la force de ce qui pesait sur lui. Il n’était pas assez vigoureux pour avoir du génie. Mais il était suffisamment « à part » pour se faire une idée de tout ce qui lui manquait ; et il ne lui fût jamais refusé que ces clartés auxquelles un homme dans son état n’a pas le droit de prétendre. La folie qui m’a gagné à son contact était très douce. La lune ne se lèverait pas plus lentement dans un calme jardin où un prince serait attendu ; et je me serais aperçu tout d’un coup qu’il n’y avait pas de prince, ou que le prince c’était moi. Je me souviendrai toujours de ce soir où il m’a dit tant de choses : Sa voix venait de si loin qu’il n’y avait bientôt plus que ses mains pour me parler de ses peines. Il me disait :


« Voyez comme il fait noir tout d’un coup. Il faut que la nuit soit venue pendant que nos regards étaient ailleurs. Mais dehors, un peu de jour s’efface au bout de chaque branche.
« Vous pouvez regarder, allez ! La nuit attend toujours la nuit. Il n’en ira pas autrement tant que je pourrai dire : il fait nuit.
« Il y a toujours un peu de lumière entre ce que je nomme et moi. Et quand je dis : voici la nuit, j’entends courir ses pieds nus et je cherche avec elle ses pantoufles de velours. Elle finira bien par danser, elle dansera mais on n’en est jamais qu’au prélude d’un air trop triste pour être entendu.
« C’est la peine éternelle d’un corps comme le mien, qui n’est jamais tout à fait l’oubli de la chair dans le cœur d’une femme, dans le cœur de celle que toute ma chair sépare d’elle-même Iris. »
Avait-il manqué de sincérité, ou l’avais-je compris de travers. Il parut soudain accablé de terreur ; et, la voix blanche, il ajouta :
« Mais si c’est dans son propre cœur qu’un corps oublie qu’il est chair, je vous assure… »


La porte s’ouvrit.