Iris et petite fumée/02-05
CHAPITRE V
Nathalie était chez Monsieur Sureau. Au moment
où j’ouvris la porte elle allumait les lampes. Il traînait
dans la chambre une odeur très particulière ;
une sorte de senteur exotique et qui paraissait me
communiquer autant de subtilité qu’il m’en fallait
pour l’analyser jusqu’au fond, un parfum jamais
respiré, sinon dans les meubles ouverts d’une chambre
où quelqu’un s’est tué, léger, mais divisé à
l’infini ; et qui se répandait en une espèce de poudroiement
actif comme au-dessus d’un gant de
femme ou dans les tièdes fougères d’une chevelure
coupée.
Monsieur Sureau me vit humer l’air avec inquiétude.
Sans me laisser le temps de l’interroger il me pria
d’aller l’attendre dans la pièce voisine où je demeurai
quelques minutes entre quatre murs pelés qui se
renvoyaient tristement la lumière boueuse de la rue
et son long cri du soir plein de peines et de pluies.
De l’eau s’écoulait goutte à goutte de l’autre côté
de la cloison, dans un réduit qui me sembla repris
sur la salle où je me trouvais et dont la présence,
inaperçue jusqu’alors, jetait un jour nouveau sur
un appartement que je croyais connaître dans tous
ses recoins. Je regardai soigneusement s’il n’existait
pas une porte qui donnât accès dans ce mystérieux
cabinet ; et, à la lumière du réverbère qui
traversait les vitres de son maigre rayon, je ne
tardai pas à découvrir qu’un très léger vantail de
tôle était pris dans le plus large pan de tapisserie
qui couvrait encore le mur. Mais, avant d’examiner
cette ouverture, je m’occupai de déposer quelque
part la photographie que Monsieur Sureau m’avait
expédiée et qu’il m’avait été impossible, en raison
de son grand format, de fourrer dans ma poche.
Il n’y avait ni table, ni chaise, ni meuble d’aucune
sorte dans la pièce où je me trouvais. Je ne
balançai pas davantage et, de la main que j’avais
libre, m’efforçai d’ouvrir cette porte si bien dissimulée.
Sans doute qu’elle avait été du dedans attachée
avec des cordes ou qu’il y avait un crochet pour
la maintenir car je ne pus que l’entrebâiller, mais
il ne fallait pas une ouverture plus grande pour
que ma curiosité fût satisfaite. La flamme d’une
lampe à huile éclairait d’une lueur maladive et
semée de larges flots d’ombre l’endroit de cette
chambre que mon indiscrétion m’avait dévoilé. Sur
un divan bleu, une combinaison de femme, une
culotte, un collier de perles étaient, non pas jetés,
mais disposés avec soin comme si les bijoux et les
tissus de soie avaient attendu qu’une jeune fille
sortît de l’onde ou du sommeil pour s’en revêtir.
Je n’eus pas le temps d’examiner ces objets, car
mon attention était absorbée par une haute sculpture
blanche qui, dans le rayonnement taché de
formes tremblantes, paraissait tirer de sa propre
splendeur le pan de velours pourpre devant lequel
on l’avait dressée. Avec un étonnement difficile à
maîtriser je venais de reconnaître dans ce morceau
de marbre ou de plâtre l’Apollon mutilé dont je
tenais encore la photographie à la main gauche.
Un mouvement dérangea l’atmosphère lumineuse
du réduit. Toutes à la fois, dans un accès de folie
subite se déplacèrent les silhouettes irrégulières qui
étaient comme prises au filet dans le rayonnement
de la veilleuse que je ne voyais pas. Une tache qui
s’immobilisa la première sur le torse du Dieu prît
à mes yeux la forme d’un éléphant, et avec une
surprise croissante» je reconnus des formes d’animaux
dans les autres ombres qui s’immobilisèrent
à leur tour, une abeille géante, un tigre, une salamandre.
Je m’apprêtais à les compter car le nombre
en avait, semblait-il doublé, quand la lumière s’éteignit.
Alors, je remarquai qu’il s’élevait de cette
chambre une odeur pareille à celle que j’avais respirée
en entrant chez Monsieur Sureau ; mais mêlée
à des émanations d’huile brûlée et de charbon qui
traversaient la sensation sans l’altérer, suffoquaient
l’odorat pour qu’il eût sa force intacte dans un parfum
divin dont mon esprit s’était imprégné avant
d’avoir laissé à mes sens le loisir de se reconnaître.
« C’est plus qu’un parfum », me dis-je en tremblant
un peu et sans savoir d’où venait cette émotion
à forme de légère et tenace griserie. Dans ce
que je prenais pour une odeur respire je ne sais
quoi d’incorruptible ; et je n’ai que mon odorat
pour connaître ce dieu dont le parfum est le corps.
Au moment où mon indiscrétion me donnait enfin
un sentiment de honte, un frisson parcourut mon
échine, un rayon de lumière dissipait les ténèbres
qui m’avaient poussé. Je pivotai rapidement sur
mes talons et me trouvai devant Monsieur Sureau
qui, à la lumière d’une lampe qu’il soulevait entre
nous, regardait avec une curiosité un peu narquoise
la photographie que je tenais à la main. Ce regard
me gênait ; mais il me gênait un peu moins que
les pensées dont il aurait pu faire hommage à mon
attitude d’espion. Aussi, j’oubliai la promesse que
je m’étais faite de ne pas parler à Monsieur Sureau
de son envoi ; et pris prétexte de l’intérêt qu’il
paraissait y porter pour sortir dignement de la situation
embarrassante où je m’étais engagé. L’effort
que je dus accomplir pour prendre un ton naturel
me fit sentir à quel point la contemplation de cette
image m’avait troublé :
« Ainsi, lui dis-je, vous aviez un sentiment de prédilection
pour la sculpture ?
— Non, dit-il. Mon cœur bat devant tout ce qui
fait de l’ombre ; et bat plus fort devant ce que
son ombre a laissé s’échapper.
Il s’interrompit et, me tirant cette photographie
des mains, repartit clopin-clopant vers la pièce voisine
où il s’assit. Maintenant, l’image était devant
ses yeux, sous une lampe à abat-jour ; et je la
regardais avec lui, tout en examinant furtivement
son visage. Il ne paraissait pas attacher à ce chef-d’œuvre
une attention d’artiste ou d’archéologue ;
mais, la tête légèrement inclinée, comme s’il y avait
eu dans son cœur une voix pour donner un nom
à ce qu’il ne faisait qu’entrevoir, il examinait
l’Apollon en remuant les lèvres et me semblait
faire fi de la beauté que j’y voyais pour respirer
un peu de vie à travers elle et, dans l’apparence
qu’elle affectait, prendre la mesure de son attente
avec des yeux de paysan qui regarde pousser un
arbrisseau.
— Comme c’est curieux, lui dis-je. Cette sculpture
ne semble pas faite pour être vue. On dirait que
le regard s’envole pour la toucher, que ce marbre a
l’odeur et la légèreté des fleurs.
Monsieur Sureau prit le temps de sourire avant de
me répondre : « Ce n’est pas un morceau de marbre,
dit-il doucement, mais un miroir. »
Je l’écoutais avec inquiétude : il n’y avait plus assez
de lumière en ce monde pour me rendre clair ce
qu’il y voyait. Afin de détourner le cours de ses
pensées je lui demandai pourquoi il m’avait expédié
cette photographie.
— Pour rien, me répondit-il. Pour connaître l’impression
qu’elle ferait sur vous. Moi, aussitôt que
je contemple cet Apollon toute la lumière est en
perdition dans mon regard comme une tourterelle
dans les yeux d’un serpent. Je verrai bien si j’ai
eu tort de croire qu’il me sera facile de juger mon
trouble quand je vous l’aurai fait partager.
Je l’écoutais avec un peu d’agacement. Son attitude
était étudiée. Il soignait son langage, non par
goût, mais par routine, à la manière d’un écrivain
qui s’est habitué à fixer des inflexions de voix
dans les nuances du style. Jamais cependant ces
poétiques soins ne m’avaient paru autant coopérer
à l’intelligence de la vérité qu’il voulait me forcer
de pressentir et s’apprêtait à lire dans mes traits
comme au fond de mon cœur qui commençait à
s’émouvoir. Chaque fois que je me répétais une
phrase qu’il venait de dire j’y trouvais quelque
chose de plus que dans ses paroles à lui ; et cela
me paraissait bien étrange. Ma pensée à la longue,
m’éloignait de moi sans me rapprocher de rien, ni
de personne. Je n’en prenais qu’un plaisir plus
grand à redire les mots égarants qui lui avaient été
inspirés par la vue de cet Androgyne… : « Vous
pouvez contempler cette statue, les yeux que vous
avez s’ouvrent toujours trop tard pour la voir. Moi
qui ai passé des heures en sa compagnie, je n’ai
jamais eu d’elle que mon amour, une solitude
pareille au calme vivant qui grandit dans les
ombres au soleil couchant. » Un peu naïvement, je
lui fis observer qu’il ne l’aimerait plus s’il savait
pourquoi il l’aimait. Mais il avait réponse à tout,
je ne sais pas si c’était par sagesse ou par présence
d’esprit… « De tant d’amour, me dit-il, il ne me
resterait qu’elle. »
Je venais de m’asseoir sur un large divan qui occupait
le fond de la chambre. Il faisait bon dans cette
pièce. Rien ne me disait de m’en aller.
« Examinez donc cette image, reprit-il tout d’un
coup. Vous ne voyez pas qu’elle est faite pour tirer
le regard des hommes du silence des dieux ?… »
Il répéta plusieurs fois de suite cette phrase sur un
ton déclamatoire, avec une grande dépense de voix
où un tremblement de plus en plus sensible des
syllabes trahissait une révolte de tout son être. Il
me semble que la vérité dont il avait l’âme toute
claire l’armait contre les mots qui lui servaient à
l’exprimer. On aurait dit que l’emploi de ces mots
gâtés le condamnait à trouver toujours une erreur
en gésine au dedans de l’idée qu’il voulait former.
Telle est du moins d’observation qu’il fit avec la
plus grande simplicité quand il se fût aperçu que
je le comprenais de travers :
« Ce que je dis bafoue ce que j’avais à dire. Vous
le savez, vous, que je ne peux pas parler sans
mettre au défi tout ce qui est le fruit de mon silence.
C’est très décourageant et personne n’y peut rien :
il faut que ma parole soit l’oraison funèbre de ma
pensée. »
Comment, réfléchi comme il l’était, prenait-il ombrage
d’un phénomène si naturel ? Son langage
délimitait le monde dont sa vision le faisait sortir ;
et s’il parlait encore c’était avec l’espoir de toucher
quelqu’un qu’il n’était plus en mesure de
comprendre, ni, par conséquent, de persuader. Je
me penchai vers lui, de manière à regarder par dessus
son épaule la photographie qui l’avait ému. La
beauté de ce corps faisait, semblait-il, le silence
autour d’elle ; et même elle était l’oubli de tout ce
qui pouvait l’aimer. Son éclat se produisait dans
un monde dont nos paroles nous défendaient l’entrée ;
et devant ses formes étincelantes nous n’aurions
pu nous deviner mutuellement qu’à force de
nous taire l’un et l’autre.
« Quand on voit la vérité, dis-je à Monsieur Sureau,
il est trop tard pour l’exprimer. Elle est un monde
à elle seule et n’a rien à faire avec la parole.
— Oui, me répondit-il. La vérité est dans un monde
et la parole dans un autre où elle est tout, même
la vérité… »
Il aura fallu que Monsieur Sureau meure pour que
je comprenne ce qu’il avait à me révéler. Je le
considérais comme un poète sans comprendre la
portée de mon jugement. Je croyais qu’il avait une
façon à lui d’arranger les mots, d’y maintenir la
sensation à l’état de fraîcheur. Je ne savais pas
que ses chants se faisaient en dehors de lui ; et
que la poésie parle pour le poète aussitôt que celui-ci
désespère de la parole. C’est une fatalité de la
condition humaine : la vérité réduit l’âme au silence
mais elle est la providence des paroles livrées à
elles-mêmes ; elle est ce qui reste d’un homme dans
l’exil de sa voix ; elle est dans la parole comme la
transparence d’une belle nuit d’été entre le jour et
le jour. Monsieur Sureau traduisait assez bien cela,
je crois, quand il disait que la poésie est la somnambule
de la pensée et qu’il n’y a que le tourment
du poète pour se trouver par l’une aussi bien que
par l’autre parfaitement exprimé. Mais il lui arrivait
aussi de prononcer des phrases tout à fait obscures
et qui semblaient, par leur obscurité même,
le plonger dans une extase que le calme admirable
de ses traits me faisait partager. C’est ainsi qu’il
disait : « Si je suis devenu poète, c’est pour avoir
aimé d’amour une femme qui chantait sans cesse »
et, comme je le priais de s’expliquer, il ajoutait :
« Ma voix prend la place de mes paroles quand je
les charge de tous les accents que cette folle mettait
dans ses romances et surtout dans une rengaine
qu’elle avait toujours à la bouche. »