GLM (p. 108-117).

CHAPITRE V


Nathalie était chez Monsieur Sureau. Au moment où j’ouvris la porte elle allumait les lampes. Il traînait dans la chambre une odeur très particulière ; une sorte de senteur exotique et qui paraissait me communiquer autant de subtilité qu’il m’en fallait pour l’analyser jusqu’au fond, un parfum jamais respiré, sinon dans les meubles ouverts d’une chambre où quelqu’un s’est tué, léger, mais divisé à l’infini ; et qui se répandait en une espèce de poudroiement actif comme au-dessus d’un gant de femme ou dans les tièdes fougères d’une chevelure coupée.
Monsieur Sureau me vit humer l’air avec inquiétude. Sans me laisser le temps de l’interroger il me pria d’aller l’attendre dans la pièce voisine où je demeurai quelques minutes entre quatre murs pelés qui se renvoyaient tristement la lumière boueuse de la rue et son long cri du soir plein de peines et de pluies. De l’eau s’écoulait goutte à goutte de l’autre côté de la cloison, dans un réduit qui me sembla repris sur la salle où je me trouvais et dont la présence, inaperçue jusqu’alors, jetait un jour nouveau sur un appartement que je croyais connaître dans tous ses recoins. Je regardai soigneusement s’il n’existait pas une porte qui donnât accès dans ce mystérieux cabinet ; et, à la lumière du réverbère qui traversait les vitres de son maigre rayon, je ne tardai pas à découvrir qu’un très léger vantail de tôle était pris dans le plus large pan de tapisserie qui couvrait encore le mur. Mais, avant d’examiner cette ouverture, je m’occupai de déposer quelque part la photographie que Monsieur Sureau m’avait expédiée et qu’il m’avait été impossible, en raison de son grand format, de fourrer dans ma poche. Il n’y avait ni table, ni chaise, ni meuble d’aucune sorte dans la pièce où je me trouvais. Je ne balançai pas davantage et, de la main que j’avais libre, m’efforçai d’ouvrir cette porte si bien dissimulée.
Sans doute qu’elle avait été du dedans attachée avec des cordes ou qu’il y avait un crochet pour la maintenir car je ne pus que l’entrebâiller, mais il ne fallait pas une ouverture plus grande pour que ma curiosité fût satisfaite. La flamme d’une lampe à huile éclairait d’une lueur maladive et semée de larges flots d’ombre l’endroit de cette chambre que mon indiscrétion m’avait dévoilé. Sur un divan bleu, une combinaison de femme, une culotte, un collier de perles étaient, non pas jetés, mais disposés avec soin comme si les bijoux et les tissus de soie avaient attendu qu’une jeune fille sortît de l’onde ou du sommeil pour s’en revêtir. Je n’eus pas le temps d’examiner ces objets, car mon attention était absorbée par une haute sculpture blanche qui, dans le rayonnement taché de formes tremblantes, paraissait tirer de sa propre splendeur le pan de velours pourpre devant lequel on l’avait dressée. Avec un étonnement difficile à maîtriser je venais de reconnaître dans ce morceau de marbre ou de plâtre l’Apollon mutilé dont je tenais encore la photographie à la main gauche.


Un mouvement dérangea l’atmosphère lumineuse du réduit. Toutes à la fois, dans un accès de folie subite se déplacèrent les silhouettes irrégulières qui étaient comme prises au filet dans le rayonnement de la veilleuse que je ne voyais pas. Une tache qui s’immobilisa la première sur le torse du Dieu prît à mes yeux la forme d’un éléphant, et avec une surprise croissante» je reconnus des formes d’animaux dans les autres ombres qui s’immobilisèrent à leur tour, une abeille géante, un tigre, une salamandre. Je m’apprêtais à les compter car le nombre en avait, semblait-il doublé, quand la lumière s’éteignit. Alors, je remarquai qu’il s’élevait de cette chambre une odeur pareille à celle que j’avais respirée en entrant chez Monsieur Sureau ; mais mêlée à des émanations d’huile brûlée et de charbon qui traversaient la sensation sans l’altérer, suffoquaient l’odorat pour qu’il eût sa force intacte dans un parfum divin dont mon esprit s’était imprégné avant d’avoir laissé à mes sens le loisir de se reconnaître.


« C’est plus qu’un parfum », me dis-je en tremblant un peu et sans savoir d’où venait cette émotion à forme de légère et tenace griserie. Dans ce que je prenais pour une odeur respire je ne sais quoi d’incorruptible ; et je n’ai que mon odorat pour connaître ce dieu dont le parfum est le corps.


Au moment où mon indiscrétion me donnait enfin un sentiment de honte, un frisson parcourut mon échine, un rayon de lumière dissipait les ténèbres qui m’avaient poussé. Je pivotai rapidement sur mes talons et me trouvai devant Monsieur Sureau qui, à la lumière d’une lampe qu’il soulevait entre nous, regardait avec une curiosité un peu narquoise la photographie que je tenais à la main. Ce regard me gênait ; mais il me gênait un peu moins que les pensées dont il aurait pu faire hommage à mon attitude d’espion. Aussi, j’oubliai la promesse que je m’étais faite de ne pas parler à Monsieur Sureau de son envoi ; et pris prétexte de l’intérêt qu’il paraissait y porter pour sortir dignement de la situation embarrassante où je m’étais engagé. L’effort que je dus accomplir pour prendre un ton naturel me fit sentir à quel point la contemplation de cette image m’avait troublé :
« Ainsi, lui dis-je, vous aviez un sentiment de prédilection pour la sculpture ?
— Non, dit-il. Mon cœur bat devant tout ce qui fait de l’ombre ; et bat plus fort devant ce que son ombre a laissé s’échapper.


Il s’interrompit et, me tirant cette photographie des mains, repartit clopin-clopant vers la pièce voisine où il s’assit. Maintenant, l’image était devant ses yeux, sous une lampe à abat-jour ; et je la regardais avec lui, tout en examinant furtivement son visage. Il ne paraissait pas attacher à ce chef-d’œuvre une attention d’artiste ou d’archéologue ; mais, la tête légèrement inclinée, comme s’il y avait eu dans son cœur une voix pour donner un nom à ce qu’il ne faisait qu’entrevoir, il examinait l’Apollon en remuant les lèvres et me semblait faire fi de la beauté que j’y voyais pour respirer un peu de vie à travers elle et, dans l’apparence qu’elle affectait, prendre la mesure de son attente avec des yeux de paysan qui regarde pousser un arbrisseau.
— Comme c’est curieux, lui dis-je. Cette sculpture ne semble pas faite pour être vue. On dirait que le regard s’envole pour la toucher, que ce marbre a l’odeur et la légèreté des fleurs.
Monsieur Sureau prit le temps de sourire avant de me répondre : « Ce n’est pas un morceau de marbre, dit-il doucement, mais un miroir. »
Je l’écoutais avec inquiétude : il n’y avait plus assez de lumière en ce monde pour me rendre clair ce qu’il y voyait. Afin de détourner le cours de ses pensées je lui demandai pourquoi il m’avait expédié cette photographie.
— Pour rien, me répondit-il. Pour connaître l’impression qu’elle ferait sur vous. Moi, aussitôt que je contemple cet Apollon toute la lumière est en perdition dans mon regard comme une tourterelle dans les yeux d’un serpent. Je verrai bien si j’ai eu tort de croire qu’il me sera facile de juger mon trouble quand je vous l’aurai fait partager.
Je l’écoutais avec un peu d’agacement. Son attitude était étudiée. Il soignait son langage, non par goût, mais par routine, à la manière d’un écrivain qui s’est habitué à fixer des inflexions de voix dans les nuances du style. Jamais cependant ces poétiques soins ne m’avaient paru autant coopérer à l’intelligence de la vérité qu’il voulait me forcer de pressentir et s’apprêtait à lire dans mes traits comme au fond de mon cœur qui commençait à s’émouvoir. Chaque fois que je me répétais une phrase qu’il venait de dire j’y trouvais quelque chose de plus que dans ses paroles à lui ; et cela me paraissait bien étrange. Ma pensée à la longue, m’éloignait de moi sans me rapprocher de rien, ni de personne. Je n’en prenais qu’un plaisir plus grand à redire les mots égarants qui lui avaient été inspirés par la vue de cet Androgyne… : « Vous pouvez contempler cette statue, les yeux que vous avez s’ouvrent toujours trop tard pour la voir. Moi qui ai passé des heures en sa compagnie, je n’ai jamais eu d’elle que mon amour, une solitude pareille au calme vivant qui grandit dans les ombres au soleil couchant. » Un peu naïvement, je lui fis observer qu’il ne l’aimerait plus s’il savait pourquoi il l’aimait. Mais il avait réponse à tout, je ne sais pas si c’était par sagesse ou par présence d’esprit… « De tant d’amour, me dit-il, il ne me resterait qu’elle. »


Je venais de m’asseoir sur un large divan qui occupait le fond de la chambre. Il faisait bon dans cette pièce. Rien ne me disait de m’en aller.
« Examinez donc cette image, reprit-il tout d’un coup. Vous ne voyez pas qu’elle est faite pour tirer le regard des hommes du silence des dieux ?… »


Il répéta plusieurs fois de suite cette phrase sur un ton déclamatoire, avec une grande dépense de voix où un tremblement de plus en plus sensible des syllabes trahissait une révolte de tout son être. Il me semble que la vérité dont il avait l’âme toute claire l’armait contre les mots qui lui servaient à l’exprimer. On aurait dit que l’emploi de ces mots gâtés le condamnait à trouver toujours une erreur en gésine au dedans de l’idée qu’il voulait former. Telle est du moins d’observation qu’il fit avec la plus grande simplicité quand il se fût aperçu que je le comprenais de travers :
« Ce que je dis bafoue ce que j’avais à dire. Vous le savez, vous, que je ne peux pas parler sans mettre au défi tout ce qui est le fruit de mon silence. C’est très décourageant et personne n’y peut rien : il faut que ma parole soit l’oraison funèbre de ma pensée. »
Comment, réfléchi comme il l’était, prenait-il ombrage d’un phénomène si naturel ? Son langage délimitait le monde dont sa vision le faisait sortir ; et s’il parlait encore c’était avec l’espoir de toucher quelqu’un qu’il n’était plus en mesure de comprendre, ni, par conséquent, de persuader. Je me penchai vers lui, de manière à regarder par dessus son épaule la photographie qui l’avait ému. La beauté de ce corps faisait, semblait-il, le silence autour d’elle ; et même elle était l’oubli de tout ce qui pouvait l’aimer. Son éclat se produisait dans un monde dont nos paroles nous défendaient l’entrée ; et devant ses formes étincelantes nous n’aurions pu nous deviner mutuellement qu’à force de nous taire l’un et l’autre.
« Quand on voit la vérité, dis-je à Monsieur Sureau, il est trop tard pour l’exprimer. Elle est un monde à elle seule et n’a rien à faire avec la parole.
— Oui, me répondit-il. La vérité est dans un monde et la parole dans un autre où elle est tout, même la vérité… »
Il aura fallu que Monsieur Sureau meure pour que je comprenne ce qu’il avait à me révéler. Je le considérais comme un poète sans comprendre la portée de mon jugement. Je croyais qu’il avait une façon à lui d’arranger les mots, d’y maintenir la sensation à l’état de fraîcheur. Je ne savais pas que ses chants se faisaient en dehors de lui ; et que la poésie parle pour le poète aussitôt que celui-ci désespère de la parole. C’est une fatalité de la condition humaine : la vérité réduit l’âme au silence mais elle est la providence des paroles livrées à elles-mêmes ; elle est ce qui reste d’un homme dans l’exil de sa voix ; elle est dans la parole comme la transparence d’une belle nuit d’été entre le jour et le jour. Monsieur Sureau traduisait assez bien cela, je crois, quand il disait que la poésie est la somnambule de la pensée et qu’il n’y a que le tourment du poète pour se trouver par l’une aussi bien que par l’autre parfaitement exprimé. Mais il lui arrivait aussi de prononcer des phrases tout à fait obscures et qui semblaient, par leur obscurité même, le plonger dans une extase que le calme admirable de ses traits me faisait partager. C’est ainsi qu’il disait : « Si je suis devenu poète, c’est pour avoir aimé d’amour une femme qui chantait sans cesse » et, comme je le priais de s’expliquer, il ajoutait : « Ma voix prend la place de mes paroles quand je les charge de tous les accents que cette folle mettait dans ses romances et surtout dans une rengaine qu’elle avait toujours à la bouche. »