GLM (p. 38-46).

CHAPITRE IV


Un voyage de quelques semaines m’avait éloigné de M. Sureau. Après un congrès auquel j’avais dû assister, la fantaisie me vint de passer en Angleterre, où je revis avec plaisir, sous un ciel de printemps, la ville d’eaux où j’avais connu celle que je devais épouser. Dans tous les endroits que je revoyais je pensais à elle, mais j’avais tellement besoin de repos, que j’attendais le soir pour lire ses lettres. Et je ne m’aperçus qu’à la longue, et comme par hasard, que ces lettres étaient vagues et très brèves et comme écourtées. Une espèce d’inquiétude commençait à peser sur moi, je pensais à mon appartement. Je retrouvais la senteur des rues, là où je n’avais cru respirer que l’odeur de la mer. Je pris l’avion pour rentrer. Il y avait dans mon bureau une lettre de M. Sureau qui n’était pas timbrée.


Nathalie, notre servante, me déclara qu’elle me l’avait elle-même apportée. Après mon départ, elle s’était entendue avec mon malade pour consacrer au soin de son intérieur les heures qu’elle ne passait pas à mon service. Je fus heureusement surpris d’apprendre que ma femme avait facilité cet arrangement, c’était la première fois, depuis le commencement de sa maladie, que je la voyais comprendre un projet et en favoriser l’exécution.
La lettre de M. Sureau me déçut : Elle contenait des considérations sur la sagesse qui sonnaient faux ; des choses qu’il me disait dans un dessein précis mais dont la portée m’échappait. J’aurai résumé la première partie de cette lettre, quand j’aurai dit que pour la première fois, il m’apparut que M. Sureau était habile et qu’il cherchait à me faire jouer un rôle. Sur la deuxième page, s’étalait un précis d’un rêve que je me contentai de parcourir et dont je dois passer sous silence la partie qui n’avait pas alors attiré mes yeux :
« J’étais assis, m’écrivait-il, dans un compartiment de chemin de fer. En face de moi s’était installé un individu revêtu d’une cuirasse d’argent et barbu, en qui je ne tardai pas à reconnaître le Comte de Saint-Germain. Il a intérêt, me confie-t-il, à ce qu’on le croie mort. Et, sans un mot de commentaire, il me montra, dans le creux de sa main, des pierres précieuses : saphirs, rubis, en grains ou en grappes, dont la forme est si parfaite que la lumière s’y veloute comme sur l’épiderme des fruits. J’avais si longuement admiré ces bijoux que, m’arrachant à ma contemplation, je me suis aperçu que le Comte avait disparu. À sa place, sur le dossier du fauteuil qu’il avait occupé, une pêche mûre qu’il fallait bien que j’eusse déposé là moi-même avec l’assentiment… lors d’un voyage entrepris avec elle et qui ne me laisse aucun souvenir. En voyant que ce fruit a gardé son aspect appétissant, je me dis : « ..... ».


Sur le quai, je cherche en vain le comte de Saint-Germain. Si bien que le train démarre avant de me laisser regagner ma place… »
Je fus très occupé les premiers jours. Mes malades avaient besoin de moi. Paule me paraissait extraordinairement nerveuse. Ses troubles avaient pris une nouvelle tournure ; elle se plaignait de menus vols commis à son préjudice, et je m’inquiétais d’y voir une préoccupation qui était en passe de se systématiser. Un jour, fatigué de chercher avec elle des pièces de lingerie qui lui manquaient, je courus chez son fournisseur le prier d’aller prendre une commande. Et, ma course faite, je m’arrêtai chez M. Sureau.


À l’heure où les boutiques se ferment, il y a de la tristesse dans l’air. Un monde est là, où brillent des clartés qui ne conduisent nulle part. Mais il y naît des mots si doux que la voix même les écoute et qu’elle se perd avec eux, comme une folle dans son regard, comme la belle nuit d’été dans le silence d’une reine qui tomberait amoureuse. On regarde droit devant soi. Ce n’était pas encore mon habitude de donner un sens à ce qui passe. C’était le monde où la vérité était l’hirondelle des romances ; le monde où j’ai connu un certain M. Sureau qui n’aura, quoi qu’il fasse, parlé que pour les hirondelles. Nous n’habitons pas un univers matériel, et le plus simple est de s’en consoler. On a beau faire de la vie avec de l’espace, de l’espace avec de la vie, la folie finit toujours par briser ses armes, et il faut mourir de n’avoir pas été…
Comme j’allais entrer dans la maison de mon malade, il en sortit un homme élégant et pressé. Il me sembla qu’il avait l’intention de m’arrêter. Aussi me détournai-je précipitamment. En ouvrant d’une façon un peu convulsive la porte vitrée de l’appartement, je m’interrogeais sur cette déformation de caractère qui venait peut-être de mon état de médecin, ou qui, peut-être, avait engagé ma vocation : je ne pouvais pas supporter qu’une minute de mon temps échappât à mon initiative. Et je fus bien puni, cette fois, en apprenant de la bouche de M. Sureau que cet accès de sauvagerie m’avait fait perdre une occasion de connaître son éditeur.
« J’ai publié des livres, me disait mon malade un moment plus tard. Cependant, tout ce que j’écrivais était obscurci dans ma pensée, qui n’avait pas eu le courage d’envisager sérieusement mon état misérable. Le même esprit qui me déguise ma misère ne pouvait pas me fournir des données communicables. Alors, j’ai voulu plaire aux hommes en leur racontant les songes qui me rendaient ma vie supportable. Le bon sens qui veille chez les esprits les plus simples n’allait pas se renier en ma faveur. Ils n’ont rien à oublier, eux, sinon qu’il existe des hommes à plaindre, comme moi. »
Pour le coup, je l’arrêtais net : « Ho ! Ho ! m’écriai-je aussitôt que je l’eus compris, voilà qui me paraît bien audacieux. Vous vous reprochez de n’avoir pas votre intelligence assujettie à l’idée de votre corps tel qu’il est. Nous ne serons pas longtemps d’accord si vous condamnez ainsi en dessous ce qu’on me donnait à admirer au collège. Roublard que vous êtes, vous vous imaginez que je ne vois pas ce que votre accès d’humilité enveloppe de convictions incompatibles avec les miennes ? Allez ! Allez ! C’est la plus haute dignité d’un homme de croire que sa pensée le délivre de lui-même ; et votre noblesse à vous d’avoir grandi en dehors des épreuves que vous infligeait votre destin. Souvenez-vous de ce qu’ont dit les philosophes à qui une patience comme la vôtre pourrait servir d’exemple. — Oui ! Oui ! ricana-t-il, je le sais : chacun échappe comme il peut à la pensée qu’on l’a conçu : Celui qui revoit Iris dans Petite-Fumée, celui qui renie l’une et l’autre, et moi, et vous, enfin, tous, tous. Mais personne aussi facilement qu’un philosophe. Parce que celui-ci n’est entré qu’en idée dans un monde qui, malheureusement pour lui, naissait à soi-même en même temps qu’à la limpidité de ses paroles. Il n’est pas près de comprendre le rôle unique de la pensée qui consiste à unir de plus en plus étroitement dans le fait de conscience, à identifier presque l’action d’éprouver et l’acte de se connaître. Voyez, il faut consentir à être celui qu’on a la prétention de sauver.
« Or partout où quelqu’un se met à penser un sort est jeté sur le réel qui s’évanouit aussitôt. Les hommes ne savent pas qu’ils se séparent d’eux-mêmes en ôtant de leur idée du monde ce qui leur permet de se connaître en lui pour ce qu’ils sont ; et que se penser comme indépendant de ce qui est, c’est ne rien penser du tout, je suis assez bien placé pour en parler, n’ayant, de longtemps, fait autre chose. »


Quelque chose passa dans l’air : une ombre, un son, je n’aurais pas su dire lequel des deux venait de donner la mesure de mon attention en ne m’effleurant qu’à peine. Mais M. Sureau jeta un coup d’œil furtif vers le lit que l’on apercevait derrière les rideaux de mousseline qui fermaient l’alcôve. Quand il reprit la parole, je m’aperçus que sa voix était bizarrement altérée et comme meurtrie par ces notes sourdes qui sollicitent l’attendrissement.


« Blessé à vingt ans et précipité dans une infirmité qui devait durer toujours, j’ai voulu échapper par tous les moyens aux conséquences morales de cette diminution. J’ai tout fait pour ne pas avoir des sentiments de malade. Il me semblait que je pouvais vivre comme les autres et j’ai vécu comme eux mais plus mal.
« Votre malade a peu d’esprit mais assez de jugement. À la guerre, mon courage était celui d’un autre pour lequel je souhaitais qu’on me prit ; et j’allais au feu sans y aller, bourrant de ma peur le spectre de mon amour-propre. C’est si vrai que ma blessure, en m’atteignant dans ma dignité d’homme et de fat, anéantit d’un seul coup ma bravoure et ma prétention à la bravoure.
« Je ne pouvais pas souffrir les éloges qu’on m’adressait. J’avais été dupe de ma vanité, voilà tout ; victime d’une guerre que j’aurais inventée pour donner un cadre convenable à mon uniforme de lieutenant. Si j’entreprenais d’exposer ce point de vue, tout le monde se récriait. Quelques interlocuteurs plus avisés que les autres me félicitaient avec sobriété de ma patience. Or, ma volonté était amputée de tout ce qui lui manquait dans mon corps pour s’affirmer. Il n’y avait toujours que ma vanité d’intacte. J’ai voulu lui donner des entrailles. Et ce fut là mon amour.
« Mes larmes ne me suivaient plus mais elles brillaient je ne sais où, me laissant seul avec mes yeux dont mes regards n’étaient plus la chair. Ainsi, pendant des années, j’ai vécu de l’idée que j’étais un autre, me cuirassant contre ma vie aussi naturellement qu’on laisse bavarder une folle. Chacun s’escamote comme il peut ; et le plus fort est que je n’eus aucun mal à élever mon moi sur une contradiction dont mon esprit n’aurait pas voulu. Cela allait tout seul parce que c’était inconcevable, et qu’il n’y a de négation possible qu’en deçà de ce qu’un homme peut concevoir. Dans la condition heureuse où mon illusion me plaçait, chaque événement se mettait de lui-même hors du doute, car il passait mon espérance ; et s’il s’attribuait l’être, c’était à la façon de l’idée de Dieu qui, dans l’au-delà du jugement, donne prise à la pensée que nous sommes.
« Mais le monde est trop petit, il faut n’y faire qu’un avec sa peine et se méfier de son esprit sitôt qu’il promulgue autre chose que la loi pure et simple de ce qui est. J’ai tout de même fini par me demander ce que mon amour pouvait tirer d’une âme fermée à elle-même. Et il ne m’a pas été difficile de discerner dans mon aveuglement une façon supérieure de m’escamoter, de ruser avec ce rêve où chaque homme croit s’ensevelir vivant comme j’ai fini par y réussir à mon tour. Car moi aussi je me suis à la longue absorbé dans la tendre nuit de mon cœur.
— Oui, lui dis-je, chacun veut refermer sur lui les paupières de ce qu’il aime.
— Sitôt que je pense à Petite-Fumée, maintenant, il me semble que mon malheur est avant moi dans mon amour ; et que c’est lui seul qui se contemple à travers une lumière attentive, innocente, qui fait de moi le cœur de celui que je suis. Le mensonge, à la fin, s’évanouira du monde où j’épuise toute la douleur possible dans l’acte de me connaître et vous verrez, ajouta-t-il en jetant un regard sur les rideaux abattus devant l’alcôve, vous verrez ce que sera la surprise de vivre le jour où les choses s’ébranleront. »