Iris et petite fumée/01-04
CHAPITRE IV
Un voyage de quelques semaines m’avait éloigné de
M. Sureau. Après un congrès auquel j’avais dû
assister, la fantaisie me vint de passer en Angleterre,
où je revis avec plaisir, sous un ciel de printemps,
la ville d’eaux où j’avais connu celle que
je devais épouser. Dans tous les endroits que je
revoyais je pensais à elle, mais j’avais tellement
besoin de repos, que j’attendais le soir pour lire ses
lettres. Et je ne m’aperçus qu’à la longue, et comme
par hasard, que ces lettres étaient vagues et très
brèves et comme écourtées. Une espèce d’inquiétude
commençait à peser sur moi, je pensais à mon
appartement. Je retrouvais la senteur des rues, là
où je n’avais cru respirer que l’odeur de la mer.
Je pris l’avion pour rentrer. Il y avait dans mon
bureau une lettre de M. Sureau qui n’était pas
timbrée.
Nathalie, notre servante, me déclara qu’elle me
l’avait elle-même apportée. Après mon départ, elle
s’était entendue avec mon malade pour consacrer
au soin de son intérieur les heures qu’elle ne passait
pas à mon service. Je fus heureusement surpris
d’apprendre que ma femme avait facilité cet arrangement,
c’était la première fois, depuis le commencement
de sa maladie, que je la voyais comprendre
un projet et en favoriser l’exécution.
La lettre de M. Sureau me déçut : Elle contenait
des considérations sur la sagesse qui sonnaient faux ;
des choses qu’il me disait dans un dessein précis
mais dont la portée m’échappait. J’aurai résumé
la première partie de cette lettre, quand j’aurai dit
que pour la première fois, il m’apparut que M. Sureau
était habile et qu’il cherchait à me faire jouer
un rôle. Sur la deuxième page, s’étalait un précis
d’un rêve que je me contentai de parcourir et dont
je dois passer sous silence la partie qui n’avait pas
alors attiré mes yeux :
« J’étais assis, m’écrivait-il, dans un compartiment
de chemin de fer. En face de moi s’était installé un
individu revêtu d’une cuirasse d’argent et barbu,
en qui je ne tardai pas à reconnaître le Comte de
Saint-Germain. Il a intérêt, me confie-t-il, à ce
qu’on le croie mort. Et, sans un mot de commentaire,
il me montra, dans le creux de sa main, des
pierres précieuses : saphirs, rubis, en grains ou en
grappes, dont la forme est si parfaite que la lumière
s’y veloute comme sur l’épiderme des fruits. J’avais
si longuement admiré ces bijoux que, m’arrachant
à ma contemplation, je me suis aperçu que le Comte
avait disparu. À sa place, sur le dossier du fauteuil
qu’il avait occupé, une pêche mûre qu’il fallait bien
que j’eusse déposé là moi-même avec l’assentiment…
lors d’un voyage entrepris avec elle et qui ne me
laisse aucun souvenir. En voyant que ce fruit a
gardé son aspect appétissant, je me dis : « ..... ».
Sur le quai, je cherche en vain le comte de Saint-Germain.
Si bien que le train démarre avant de me
laisser regagner ma place… »
Je fus très occupé les premiers jours. Mes malades
avaient besoin de moi. Paule me paraissait extraordinairement
nerveuse. Ses troubles avaient pris une
nouvelle tournure ; elle se plaignait de menus vols
commis à son préjudice, et je m’inquiétais d’y voir
une préoccupation qui était en passe de se systématiser.
Un jour, fatigué de chercher avec elle des
pièces de lingerie qui lui manquaient, je courus
chez son fournisseur le prier d’aller prendre une
commande. Et, ma course faite, je m’arrêtai chez
M. Sureau.
À l’heure où les boutiques se ferment, il y a de la
tristesse dans l’air. Un monde est là, où brillent
des clartés qui ne conduisent nulle part. Mais il y
naît des mots si doux que la voix même les écoute
et qu’elle se perd avec eux, comme une folle dans
son regard, comme la belle nuit d’été dans le
silence d’une reine qui tomberait amoureuse. On
regarde droit devant soi. Ce n’était pas encore mon
habitude de donner un sens à ce qui passe. C’était
le monde où la vérité était l’hirondelle des romances ;
le monde où j’ai connu un certain M. Sureau
qui n’aura, quoi qu’il fasse, parlé que pour les
hirondelles. Nous n’habitons pas un univers matériel,
et le plus simple est de s’en consoler. On a
beau faire de la vie avec de l’espace, de l’espace
avec de la vie, la folie finit toujours par briser ses
armes, et il faut mourir de n’avoir pas été…
Comme j’allais entrer dans la maison de mon malade,
il en sortit un homme élégant et pressé. Il me
sembla qu’il avait l’intention de m’arrêter. Aussi
me détournai-je précipitamment. En ouvrant d’une
façon un peu convulsive la porte vitrée de l’appartement,
je m’interrogeais sur cette déformation de
caractère qui venait peut-être de mon état de médecin,
ou qui, peut-être, avait engagé ma vocation :
je ne pouvais pas supporter qu’une minute de mon
temps échappât à mon initiative. Et je fus bien
puni, cette fois, en apprenant de la bouche de
M. Sureau que cet accès de sauvagerie m’avait fait
perdre une occasion de connaître son éditeur.
« J’ai publié des livres, me disait mon malade un
moment plus tard. Cependant, tout ce que j’écrivais
était obscurci dans ma pensée, qui n’avait pas
eu le courage d’envisager sérieusement mon état
misérable. Le même esprit qui me déguise ma
misère ne pouvait pas me fournir des données communicables.
Alors, j’ai voulu plaire aux hommes en
leur racontant les songes qui me rendaient ma vie
supportable. Le bon sens qui veille chez les esprits
les plus simples n’allait pas se renier en ma faveur.
Ils n’ont rien à oublier, eux, sinon qu’il existe des
hommes à plaindre, comme moi. »
Pour le coup, je l’arrêtais net : « Ho ! Ho ! m’écriai-je
aussitôt que je l’eus compris, voilà qui me
paraît bien audacieux. Vous vous reprochez de
n’avoir pas votre intelligence assujettie à l’idée de
votre corps tel qu’il est. Nous ne serons pas longtemps
d’accord si vous condamnez ainsi en dessous
ce qu’on me donnait à admirer au collège. Roublard
que vous êtes, vous vous imaginez que je ne vois
pas ce que votre accès d’humilité enveloppe de convictions
incompatibles avec les miennes ? Allez !
Allez ! C’est la plus haute dignité d’un homme de
croire que sa pensée le délivre de lui-même ; et
votre noblesse à vous d’avoir grandi en dehors des
épreuves que vous infligeait votre destin. Souvenez-vous
de ce qu’ont dit les philosophes à qui une
patience comme la vôtre pourrait servir d’exemple.
— Oui ! Oui ! ricana-t-il, je le sais : chacun
échappe comme il peut à la pensée qu’on l’a conçu :
Celui qui revoit Iris dans Petite-Fumée, celui qui
renie l’une et l’autre, et moi, et vous, enfin, tous,
tous. Mais personne aussi facilement qu’un philosophe.
Parce que celui-ci n’est entré qu’en idée
dans un monde qui, malheureusement pour lui,
naissait à soi-même en même temps qu’à la limpidité
de ses paroles. Il n’est pas près de comprendre
le rôle unique de la pensée qui consiste à unir de
plus en plus étroitement dans le fait de conscience,
à identifier presque l’action d’éprouver et l’acte de
se connaître. Voyez, il faut consentir à être celui
qu’on a la prétention de sauver.
« Or partout où quelqu’un se met à penser un sort
est jeté sur le réel qui s’évanouit aussitôt. Les hommes
ne savent pas qu’ils se séparent d’eux-mêmes
en ôtant de leur idée du monde ce qui leur permet
de se connaître en lui pour ce qu’ils sont ; et que se
penser comme indépendant de ce qui est, c’est ne
rien penser du tout, je suis assez bien placé pour
en parler, n’ayant, de longtemps, fait autre chose. »
Quelque chose passa dans l’air : une ombre, un son, je n’aurais pas su dire lequel des deux venait
de donner la mesure de mon attention en ne m’effleurant
qu’à peine. Mais M. Sureau jeta un coup
d’œil furtif vers le lit que l’on apercevait derrière
les rideaux de mousseline qui fermaient l’alcôve.
Quand il reprit la parole, je m’aperçus que sa voix
était bizarrement altérée et comme meurtrie par
ces notes sourdes qui sollicitent l’attendrissement.
« Blessé à vingt ans et précipité dans une infirmité
qui devait durer toujours, j’ai voulu échapper par
tous les moyens aux conséquences morales de cette
diminution. J’ai tout fait pour ne pas avoir des
sentiments de malade. Il me semblait que je pouvais
vivre comme les autres et j’ai vécu comme eux
mais plus mal.
« Votre malade a peu d’esprit mais assez de jugement.
À la guerre, mon courage était celui d’un
autre pour lequel je souhaitais qu’on me prît ; et
j’allais au feu sans y aller, bourrant de ma peur le
spectre de mon amour-propre. C’est si vrai que ma
blessure, en m’atteignant dans ma dignité d’homme
et de fat, anéantit d’un seul coup ma bravoure et
ma prétention à la bravoure.
« Je ne pouvais pas souffrir les éloges qu’on m’adressait.
J’avais été dupe de ma vanité, voilà tout ;
victime d’une guerre que j’aurais inventée pour donner un cadre convenable à mon uniforme de
lieutenant. Si j’entreprenais d’exposer ce point de
vue, tout le monde se récriait. Quelques interlocuteurs
plus avisés que les autres me félicitaient avec
sobriété de ma patience. Or, ma volonté était amputée
de tout ce qui lui manquait dans mon corps
pour s’affirmer. Il n’y avait toujours que ma vanité
d’intacte. J’ai voulu lui donner des entrailles. Et ce
fut là mon amour.
« Mes larmes ne me suivaient plus mais elles brillaient
je ne sais où, me laissant seul avec mes yeux
dont mes regards n’étaient plus la chair. Ainsi,
pendant des années, j’ai vécu de l’idée que j’étais
un autre, me cuirassant contre ma vie aussi naturellement
qu’on laisse bavarder une folle. Chacun s’escamote
comme il peut ; et le plus fort est que je
n’eus aucun mal à élever mon moi sur une contradiction
dont mon esprit n’aurait pas voulu. Cela
allait tout seul parce que c’était inconcevable, et
qu’il n’y a de négation possible qu’en deçà de ce
qu’un homme peut concevoir. Dans la condition
heureuse où mon illusion me plaçait, chaque événement
se mettait de lui-même hors du doute, car
il passait mon espérance ; et s’il s’attribuait l’être,
c’était à la façon de l’idée de Dieu qui, dans l’au-delà
du jugement, donne prise à la pensée que nous
sommes.
« Mais le monde est trop petit, il faut n’y faire
qu’un avec sa peine et se méfier de son esprit sitôt
qu’il promulgue autre chose que la loi pure et
simple de ce qui est. J’ai tout de même fini par me
demander ce que mon amour pouvait tirer d’une
âme fermée à elle-même. Et il ne m’a pas été difficile
de discerner dans mon aveuglement une façon
supérieure de m’escamoter, de ruser avec ce rêve
où chaque homme croit s’ensevelir vivant comme
j’ai fini par y réussir à mon tour. Car moi aussi je
me suis à la longue absorbé dans la tendre nuit de
mon cœur.
— Oui, lui dis-je, chacun veut refermer sur lui les
paupières de ce qu’il aime.
— Sitôt que je pense à Petite-Fumée, maintenant,
il me semble que mon malheur est avant moi dans
mon amour ; et que c’est lui seul qui se contemple
à travers une lumière attentive, innocente, qui fait
de moi le cœur de celui que je suis. Le mensonge,
à la fin, s’évanouira du monde où j’épuise toute la
douleur possible dans l’acte de me connaître et
vous verrez, ajouta-t-il en jetant un regard sur les
rideaux abattus devant l’alcôve, vous verrez ce que
sera la surprise de vivre le jour où les choses
s’ébranleront. »