Iris et petite fumée/01-03
CHAPITRE III
Quand un homme a oublié qu’il était marié, son
inconstance est à la merci du premier parfum qui
passe ; et ce fut un peu la faute d’une si douce fin
de jour, si la plus belle image d’un corps lié à ses
bijoux vint me surprendre et me remettre dans la
peau d’un individu que sa femme attendait. Toujours
je m’étais senti mal à mon aise dans le temps
que ma pensée ne contrôlait plus : « Si Paule se
souvient, me disais-je, que je lui avais promis de
l’accompagner au concert, il est certain qu’elle a
déjà endossé sa robe du soir ; et ce n’est pas une
tenue, me disais-je, pour languir ; ni pour apprendre
à la pendule les noms qu’on donne à son mari
cependant que la suspension vibre à l’unisson et
compte les assiettes dans l’odeur du potage qui fume,
tout doucement, de son côté. Aussi, sans cesser
pour cela de chercher mon béret, je fis observer
lestement à mon malade qu’il avait beaucoup trop
de fleurs près de lui ; et qu’il ne fallait pas qu’il les
aimât au point de les garder la nuit dans sa chambre ;
et je me disposais à me retirer quand un
claquement de porte suspendit mes pas : Quelqu’un sortait
en courant de la maison, une vieille femme en
robe noire que je vis, à travers la fenêtre ouverte,
serrer sur sa poitrine les pans d’un fichu, et qui, soudain
immobilisée par le soin de rectifier sa coiffure,
nous jetait un coup d’œil par-dessus son épaule
avant de remonter d’un pas vif le boulevard des
Tilleuls. J’avais cru reconnaître la servante qui aidait
ma femme à tenir son ménage. Cependant un
mouvement naturel de pitié avait ramené sur M. Sureau
mes yeux agrandis par tout le soleil couchant.
Je ne m’attendais pas à le voir pleurer.
Ma femme aussi verserait des larmes, je n’en doutais
pas. Mais s’il est vrai qu’il y a de la douleur de reste
pour la vocation humaine de consoler, le premier
devoir de la pitié est de ne s’employer qu’à bon
escient, ce qui a toujours abouti pour moi, par une
contradiction assez bizarre, à soulager de préférence
une peine incompréhensible, parce que dans l’obscurité
ardente de ses appels à la compassion, j’ai
toujours cru que tremblait la voix de ce qui me concernait
personnellement. Et, ce jour-là, l’intérêt instinctif
que je portais à ces larmes d’un individu qui
vivait autrement que moi et qui forgeait en lui-même
des raisons toujours plus fortes et plus impénétrables
de s’affliger, mon attention de plus en
plus émue et, bientôt, l’angoisse en laquelle je la
sentais se changer, me firent passer outre à l’embarras
de l’interroger sur la femme qu’il aimait et sur
les rapports qu’il entretenait avec elle. Il n’était pas
homme à éviter de parti-pris un sujet pathétique. La
réponse jaillit aussitôt, articulée avec force et sur
un ton de facilité où ne manquait pas une espèce
d’emphase :
« Elle est plus douce que le jour où je l’ai rencontrée.
Avec son beau visage clair et froid comme un
caillou, je vous assure qu’elle est la condamnation
d’un corps comme le mien ; elle est dans mon regard
ce qui me défend de la suivre… Prenez bien garde
que ce ne sont pas là des paroles en l’air, mais des
certitudes qu’il m’en a coûté beaucoup d’acquérir.
Si vous saviez tout ce qu’il faut endurer pour arriver
à comprendre les choses les plus simples quand elles
sont le pivot de notre propre négation. Le malheur
où vous me voyez est le prix de leur vérité ; et vous
pouvez en croire la peine que j’ai à faire la confidence
suivante à mon meilleur ami : Aussitôt qu’il
éclaire la réalité de mon amour, le monde où je suis
né devient trop beau pour moi.
— Pourtant, monsieur Sureau, lui dis-je sur un ton
légèrement persifleur, celle que vous nommiez Iris,
vous avez les yeux bien assez vifs pour savoir la
reconnaître au milieu des femmes qui font leur chemin ;
vous avez la langue assez bien pendue pour lui
apprendre où vous l’avez dénichée et lui soutenir
qu’il ne lui va pas bien de le prendre de haut quand
tout ce qu’elle vous éclaire, elle l’a tiré de vous.
Mon interlocuteur rougit de m’entendre traiter son
Iris en personne de connaissance. Il y avait à son
gré un homme de trop dans l’idée que je me faisais
d’elle. Aussi reprit-il sa thèse à rebours comme s’il
souhaitait que son humeur chimérique n’influençât
désormais que mes réflexions ; et, me montrant pour
ainsi dire son âme à contre jour, il me décrivit une
de ses amies ; il accapara mon imagination par une
ravissante peinture où ma pensée était seule à faire
la part d’Iris ; ce qui revenait à ne plus identifier
en elle que la fatalité qu’il y a dans l’acte d’aimer.
« Une robe couleur de jour » disait-il en finissant,
« une robe couleur de jour sur les épaules de
cette femme transparente et le poids de ses bijoux
dans ses cheveux de nuit ; et ses grands yeux de
charbonnier dans son visage de reine ; et puis, ce
qui me la fait voir partout avec ses dents qui
rayonnent, le lis des sables de son rire, ses mains
bercées sur les roses du vent. Et puis, et puis,
toute la force de mon cœur soudain animée contre
moi quand je suis au point de lui crier : « Le temps
est là et tu n’es pas toi pour toujours… »
— Vous la voyez donc quelquefois ?
Et à cette question qui m’avait échappé, M. Sureau
répondit : « Oui, en passant ». Il avait parlé
sans se troubler, et poursuivit plus bas, les yeux
mi-clos, comme s’il pensait à haute voix :
« Elle entre en courant dans ma chambre, un
oiseau l’attend dans la rue.
— Mais sans doute vous aime-t-elle ?
— Son cœur est une romance du ruisseau dont elle
ne sait pas toutes les paroles. Je l’appelle Petite-Fumée…
« Nous sommes dans le monde, ajoutait-il, où tout
ce qu’elle touche s’envole… » Mais je l’interrompis :
« Eh bien Petite-Fumée, m’écriai-je, toute vivante
qu’elle vous paraît ne serait que l’âme d’Iris ? Voilà
qui est bien pensé mais c’est à cette petite fumée-là
qu’il faudrait en avoir parlé, car si elle est votre
amour, il n’y a pas à lui faire un secret de ce que
vous tenez pour votre vérité. Et même si vous vous
y êtes leurré, considérez, je vous prie, qu’un homme
amoureux d’une femme peut jouer tout ce qu’il a
sur une illusion qu’il partage avec elle. Parlez-lui !
il n’y a rien de meilleur que de parler. Et ce monde-ci
ne sera rien de moins que l’excellence de votre
amour aussitôt que vous aurez instruit celle que
vous aimez de votre folie. Allez ! allez ! Éveillez-la-moi
avec des paroles où elle sentira qu’elle se trouvait
avant vous, comme elle est au fond de vos yeux
l’étoile dont elle est tombée, et son propre consentement
dans votre cœur où il n’y aurait jamais que
le plus pur d’elle-même pour se refuser à la reconnaître. »
M. Sureau leva la tête : « Ce que vous dites est
vrai, commença-t-il ; ma peine est là pour le savoir,
Petite-Fumée est à l’image de mon amour, mais
mon amour ne veut de moi que dans la mesure où
je suis à l’image d’un homme. Or,… »
Il s’interrompit et, comme je le pressais de poursuivre :
« Vous pouvez bien le penser, reprit-il, que je suis
toujours entre elle et moi avec ce corps malade et
que je ne gagne rien à ce qu’elle sorte de mes pressentiments,
car habillée de toile ou de soie, ou de
lune ou de reflets marins, je sais que ce n’est pas
pour se voir avec mes yeux qu’elle reprend son
image aux lois de mon cœur.
« Sitôt qu’elle se retire de mes pensées et qu’elle
passe dans ce monde, c’est pour me rejeter du haut
de ce qu’elle y rencontre, grande et calme comme
elle est, et aussi insaisissable qu’une lumière au
milieu de toutes les choses que je vois avec elle, mais
dont ses grands yeux ne parlent qu’à l’immensité.
Et j’ai de la peine de penser que tout est si bien à
sa place et si présent quand elle est là, que c’est
dans mon propre regard que sa froideur l’éloigne
de moi. »
Il fit signe de la main dans ma direction comme
pour me demander de ne pas l’interrompre encore.
Je n’ai qu’à fermer les yeux pour entendre résonner
à mes oreilles les paroles si tristes qu’il prononça
ensuite :
« Je vois ses yeux, ses dents, son front, tout son
visage où c’est avec mon regard que sa beauté me
tue. Mon pauvre ami, elle a soulevé contre moi
l’idée que j’étais vivant. Et je la fuis avec un cœur
qui me redit sans cesse : ou elle ou toi. Il me semble
qu’elle est dans tout son corps la vanité de mon
amour : quand elle me témoigne une espèce d’amitié,
je ne peux pas supporter la vue de son visage.
« Trop belle pour que je prétende l’avoir jamais
vue. Mon regard s’effaçait devant son visage comme
s’il était tombé dans sa beauté au pouvoir d’un autre
regard. Ceci est rigoureusement traduit bien que pas
très clair pour qui ne l’a jamais ressenti. Avant de
la connaître, déjà, je ne pouvais pas fixer quelqu’un
de beau sans me sentir en lui scruté par la lumière
de mes propres yeux. Comprenez-moi si vous pouvez :
Je crois que tout ce qui brille par sa beauté
est en même temps une image de la contemplation
et comme telle, porte en soi l’idée totale de ce
qu’on n’incarne qu’à deux dans le domaine du
sens… »
Je hochai la tête. À vrai dire, je saisissais mal son
exposé. Il aurait fallu connaître cet homme pour
le comprendre, et c’était se perdre déjà qu’en avoir
l’envie. Mon embarras devait percer dans mon
sourire d’acquiescement, car il reprit, changeant de
ton et avec des lenteurs où je voyais une patience
de rongeur :
« Le souvenir ne voulait pas de son visage car mon
regard n’y reconnaissait pas mon regard et se sentait
pris aux serres du vide, précipité du haut de
sa propre lumière. Il lui aurait fallu quelque chose
de grand comme la nuit, ajouta-t-il en hésitant, pour
se soutenir. »
Mais, comme j’allais l’interroger sur cette parole :
« Faites bien attention, cria-t-il précipitamment. Il
faut que vous vous souveniez de ce que je viens de
vous dire, bien qu’il ne soit pas possible à un esprit
analytique et clair comme le vôtre, d’y repérer
la moindre idée. Je n’ai souci en m’exprimant que
d’incorporer toute la matière d’une sensation à la
vie du langage. Je ne sais pas si j’ai réussi à nourrir
la parole de toute la réalité qui saigne dans l’expérience
d’un homme, à si bien l’assouvir de ténèbres
vivantes que la clarté première de l’intelligence ne
s’y distingue plus du premier frisson de l’amour.
« C’est peut-être obscur ce que je dis, ajouta-t-il en
me regardant en dessous. Mais ai-je tort de croire
que chaque sensation est l’expression d’un corps
tout entier, c’est-à-dire d’une existence et qu’on
pourrait, à force d’ingénuité physique, anéantir en
elle l’opposition fatale de la pensée et de la vie ?
Une telle conviction mènerait loin ceux qui n’ont
pas trop le goût de la sécurité intellectuelle. Ils
n’auraient qu’à se garder d’une aberration funeste,
celle qui consiste à expulser de chaque sensation
tout ce qui ne contribue pas à en faire l’ornement
d’une idée générale ; chaque homme s’efforçant au
contraire de cristalliser la nouveauté de ce qu’il
éprouve en termes littéraires, donc, consubstantiels
à l’intelligence. Au lieu de nier leur expérience dans
une idée préconçue de sa signification, ils y mettraient
de plus en plus profondément la sensation
en rapport avec elle-même, ils l’éclaireraient de
toutes les virtualités qu’un homme met en jeu,
élargissant dans les limites de l’envoûtement poétique
le domaine ou la matière ne fait qu’un avec
l’esprit. Et faisant payer peut-être à l’esprit, cria-t-il,
la rançon de cette union.
« Je vous dirai, ajouta-t-il après un silence, de la
beauté de mon amie : « Elle est le regard de ce qui
l’éloigne de moi : » et ce n’est pas une image, mais
l’épanouissement d’un sentiment qui a sa clarté
dans l’être immuable de ce qui existe — et qui voudrait
en devenir le nuage de grêle », acheva-t-il
d’une voix écorchée, désagréable à entendre comme
un cri de bête éventrée.
De l’autre côté du boulevard, un contrevent grinça.
Je me tournai vers mon malade, que ce bruit avait
interrompu :
« Eh bien ? » dis-je en le regardant.
— Eh bien quoi ? me répondit-il.
— Qu’est-ce que vous avez voulu dire ?
— Je dis que la sensation est le noyau de l’être et
de la pensée.
— Et après ?
— Après, rien… mais cela suffit, allez croyez-moi.
Vous n’en finirez jamais d’examiner cette idée
dans toutes ses conséquences.
Je n’y tenais plus : « Voyons, lui dis-je, donnez-moi
donc une de ces conséquences en exemple.
— Non, non, s’écria-t-il, vous n’y verriez rien …un
bond pareil ? C’est trop, ajouta-t-il en riant, pour
quelqu’un qui a des jambes.
Mais, comme j’avais eu un geste d’irritation, mon
malade, qui ne craignait rien tant que la colère,
mît sa main sur la mienne, et d’une voix blanche
et comme exténuée par le poids d’un aveu, s’écria :
« Vous savez bien qu’il y a les pierres, celles qu’on
appelle des pierres précieuses, peut-être parce que
l’on n’en connaît pas tout le prix. On vous a dit
qu’elles faisaient tomber les femmes… Elles sont
le destin de celles qui ne les ont pas vues. »
Je devais regretter amèrement d’avoir traité cette
affirmation avec légèreté. Quand je déclarai à
M. Sureau que je ne croyais pas à la vertu des pierres,
à mon grand étonnement, il se hâta de donner
dans mon point de vue, comme si je lui avais fourni
à la fois l’idée et le moyen de détourner la conversation.
— J’ai voulu frapper votre imagination, me dit-il
en riant. Un jour viendra où vous me rappellerez
ma boutade. Il arrive que nous marchions au dedans
de nous-mêmes. Mais il est besoin d’un objet
plus réel que nature, pour forger l’unité de la pensée
et de la vie. »
J’eus la maladresse de l’interrompre encore. « Tantôt
ce que vous dites m’enchante, Monsieur Sureau
et tantôt cela me paraît faux à crier. Pourquoi ne
pas me parler maintenant de l’ombre que vous
nommiez Iris, en la laissant où elle est, dans votre
esprit d’enfant qu’elle m’éclaire si bien ? »
Il leva les yeux vers les façades voisines d’où la
lumière se retirait. Mon regard y rencontrait un
crépuscule tremblant, l’image d’une inquiétude
qui n’appartenait dans mon cœur qu’à la plus inexprimable
tendresse. Ce qu’on voyait semblait si
loin qu’on n’aurait pu le décrire qu’avec des pensées.
Je ne reconnus pas ma voix quand je lui
demandai pour la deuxième fois de me parler
d’Iris.
« Iris aura dormi ma vie », me répondit-il brusquement,
comme pour se débarrasser d’une question
importune. Mais un médecin n’est pas homme à se
contenter d’une image. Je m’enquis avec une insistance
affectueuse de ce que ses dernières paroles
signifiaient et comme il prenait le parti de se taire,
je lui demandai carrément pourquoi Iris avait
dormi sa vie :
« La nuit l’attendait partout, soupira-t-il, dans
mon amour et jusque dans le cœur d’un homme
triste qui ne pouvait pas s’approcher d’elle sans
devenir la bête noire de ses propres regards.
« Je vous assure que c’est un grand malheur pour
un infirme de devenir amoureux. J’ai été victime
d’un accident, vous le savez, qui fait de moi un
monstre. Mais vous êtes-vous clairement mis en
tête que mon corps ne pouvait pas être compris
dans l’idée que je me formais de mon amour ? Il n’y
a rien de plus étranger que lui à l’existence de mes
regards qui vont sans moi sur un versant où il ne
fera jamais assez noir pour la souffrance qui les
suit.
« Je ne peux pas aller vers l’objet de mon amour
sans que tout le poids de ma chair se dresse comme
un mur pour nous séparer. Alors, l’illusion qu’elle
aurait pu m’appartenir vient frauder en moi l’idée
que je suis et que la matière de cette idée maîtresse
vit derrière cette femme dans l’univers où je l’ai
vue me dédaigner. Dans les brumes empoisonnées
du rêve et de la délectation morose, il est fait
échec à la vérité fondamentale du monde, qui veut
que la plus belle expression possible : « Je suis »
ait tout son prix dans le mot le plus doux, le mot
qui dit : « Tu es ». Aberration mortelle. Car ces
deux affirmations, les plus riches de toutes, ne
valent qu’autant qu’elles posent un troisième élément,
celui qui les unit dans l’existence d’un contenu
matériel, que j’ai eu trop longtemps la prétention
d’anéantir dans l’acte d’aimer.
« Heureusement que je suis à la veille, peut-être,
d’en finir. Depuis les derniers froids, j’ouvre les
boîtes de cigarettes comme des paquets de
cartouches ; et, sous l’œil amical de ceux qui me prennent
pour un autre, je trouve enfin le moyen
d’abuser de tout » et, soudain :
« Il me semble que la clarté de mes discours y
gagne. Si mon corps n’est pas compris dans mon
idée de l’amour, peut-être que je comprendrai
mon amour dans l’idée qu’il peut se faire de mon
malheur. »
Ma femme disait de M. Sureau qu’il était à plaindre
et moi, je crois fermement qu’il a aimé son
infortune. Il ne pouvait pas maudire une condition
où la souffrance était redevenue naturelle. Et, connaissant
dans sa constante douleur le langage de
son âme, il se familiarisait avec une profondeur
où Petite-Fumée avait sa ressemblance dans un
charme inné. Maintenant que celle qu’il aimait
fuyait ses accès de fièvre et ses cris, c’est son amour
même qu’il souhaitait d’épouser en eux comme
une essence fabuleuse dont il aurait touché les reliques
sur son corps d’écrasé. Parce que cette femme
avait mis tant de vraie douleur, comme un trait de
lumière, dans sa plainte d’infirme, il voulait penser
à elle avec ses blessures ; il lui semblait qu’elle
serait pour lui comme le don de vivre dans le
déchirement de l’aimer.