GLM (p. 19-23).

CHAPITRE II


Une préparation que l’on avait mise à bouillir sema quelques perles de couleur vive sur un réchaud d’argent. Je pris le temps d’observer mon malade, qui, la bouche ouverte, les yeux ailleurs, s’efforçait d’interrompre le courant. En me levant pour lui venir en aide, je pensais : « Il a bien l’air de ce qu’il est, mais je ne voudrais pas être de ceux qui le prendront pour une bête. Toutefois, je ne crois pas qu’il sorte jamais rien de bon de quelqu’un qui portait des oreilles si longues. »
« Avant de devenir si malade, j’ignorais l’existence d’Iris », me dit-il en se rasseyant avec peine. « Je n’avais pas eu besoin de la connaître pour l’aimer : mes regards s’ouvraient sur mon cœur dans les profondeurs qui la retenaient. Il n’y avait rien entre nous que ma terreur d’enfant perdu, l’immensité de son souvenir pour me cacher qu’elle était là.
« Sous les voiles de toutes les villes, au fond des plus tristes brouillards, ma vie avait sa fatalité dans ce qui nous liait l’un à l’autre. Il n’y a rien de réel en ce monde que la fureur de lui appartenir, que la joie de forger un royaume à la fureur de lui appartenir. »
Il me regarda avec timidité. Puis il reprit plus bas en maniant, pour se donner une contenance, une longue aiguille d’or qu’il avait prise sur sa table :


« Sa tendresse est partout comme le poids de mon attente. Elle, je ne la vois pas, parce que je n’ai pas les yeux assez grands pour que ce monde disparaisse. J’y vois à peine devant moi, tellement mes larmes gonflent le cœur du jour. »
Sa bouche se contracta : il souffrait ou il feignait de souffrir, mais quand il vit que je me disposais à me retirer il me retint par la manche :
« Ce que vous prendriez pour mes pleurs, c’est tout ce qu’on peut voir de l’Iris ensevelie dans les choses. Encore heureux qu’un homme ait le don des larmes, que le plus déshérité de tous ait toutes les larmes pour lui… C’est comme le don de l’absence », ajouta-t-il rêveusement…
Et puis :
« Moi, si j’ai tiré Iris du sommeil, c’était dans la dérision de redevenir quelqu’un que vous soignez, car je ne l’ai dépassée de toute ma vie qu’afin de l’envelopper dans le besoin de me détruire. »
J’avais des clients plus malades que Monsieur Sureau ; ils n’avaient pas comme lui une de ces têtes qui font bien, reproduites sur papier couché, dans un ouvrage de médecine. Ce n’était pas un homme qu’on voyait, mais que ses gestes vous montraient, l’enveloppant d’un faux-jour, où je l’aurais pris, tout le premier, pour le mauvais rêve de ses paroles. Je pouvais me tromper sur lui, au moins aura-t-il été dépouillé par mes yeux de tout ce qui n’était pas moi, ses traits formaient le dedans de sa pâleur et de l’effroi qu’elle m’inspirait : « Mais qu’allez-vous donc faire ? » avais-je crié. Il s’était levé en pivotant sur un pied, se dirigeait de biais vers une vierge gothique qu’il enveloppa soudain d’un long geste de tendresse. On dirait qu’il préfère ne me déclarer que de loin qu’Iris est vivante : « Vous ne comprenez pas, a-t-il dit sur le même ton que s’il avait répété le propos d’un souffleur invisible, il y a une femme qui a chassé le jour de sa maison dans la personne d’un homme ?
« Et je suis cet homme, je suis cette maison et je suis aussi cette femme. Quand je pense qu’il n’y a que moi pour le savoir, je m’agenouille dans le vent qui me déshabille. Au plus profond de ma pensée alors, ma solitude n’est plus moi, mais le silence d’une autre, le règne de sa nudité comme un désert de transparence partout où mon cœur m’attendait. C’est une fée peut-être. Une nuit assez profonde pour ensevelir le monde berce son loisir dans le pâle espoir d’une vie où je l’emporte avec tout ce qu’il y a dans mes rêves d’ardeur condamnée. Sa forme nue, anxieuse d’elle, serait prompte à se sauver de l’inexistence dans un visage que j’aurais déjà pris entre mes mains si j’avais pu, et sur un corps le plus inégalable de tous, puisqu’il serait le reflet dans une autre chair de ma solitude qui n’a pas de fin. »
De pareilles confidences donnent à penser, venues d’un homme qui ne parlait que par besoin, si bien qu’il paraissait avoir faim de ce qu’il voulait dire. À l’entendre crier son amour comme s’il avait eu en lui un abîme à combler, j’ai soudain compris que regarder tous les objets de sa tendresse, c’était une façon pour lui de plonger les yeux dans son propre cœur et d’en connaître l’ardeur comme sienne à travers ce qui était fait pour l’assujettir. Par habitude, il disait encore « un visage, une amante », mais dans la beauté qu’il désignait de ces noms se formait déjà une vision exacte et le sens écrasant de ce qu’il fallait à son âme pour qu’il y prît toute sa vie. Et, avec la soif qu’il avait de l’absolu, c’est un monde que son amour créait dans le monde afin d’exclure de l’existence ce qui n’était pas relatif à sa singulière nature.
Ce qu’il aimait dans les femmes, je pense que c’était leur don d’avoir des charmes selon son cœur. Et il s’exaltait de les voir comme appropriées à sa peine avec ces tendres et clairs visages où la plus secrète lueur était l’essence de son regard et déclarait pour toute la terre que son amour c’était lui. Iris filait sa vie : dans les yeux de qui la verrait-il sortir du sommeil, et à travers quelles aventures, qu’il mettrait toute son âme à poursuivre, user sa chair, user ses jours ? Je ne devais le savoir que trop tard, et je m’en tins ce jour là, à le larder d’encouragements saugrenus : « Pourquoi ne pas aimer comme le premier venu ? Il faut se donner sans regarder derrière soi. »
Cependant, sans en avoir l’air, je l’observais. Je vis son regard heurter un grand plateau chinois et, sur un coin de ce plateau, se rassurer en considérant ensuite un mégot dont l’extrémité suait le fard. Je n’avais jamais vu de cigarettes entre les mains de M. Sureau. Je fus tenté de prendre entre mes doigts ce qui restait de celle-ci et d’examiner la qualité d’un tabac auquel j’attribuais l’atmosphère un peu chargée de cette chambre. Mais le pauvre homme s’agita tellement en me voyant penser à cette cigarette ou à ce plateau que je n’osai pas exécuter mon dessein.