Iris et petite fumée/01-02
CHAPITRE II
Une préparation que l’on avait mise à bouillir sema
quelques perles de couleur vive sur un réchaud
d’argent. Je pris le temps d’observer mon malade,
qui, la bouche ouverte, les yeux ailleurs, s’efforçait
d’interrompre le courant. En me levant pour lui
venir en aide, je pensais : « Il a bien l’air de ce
qu’il est, mais je ne voudrais pas être de ceux qui
le prendront pour une bête. Toutefois, je ne crois
pas qu’il sorte jamais rien de bon de quelqu’un qui
portait des oreilles si longues. »
« Avant de devenir si malade, j’ignorais l’existence
d’Iris », me dit-il en se rasseyant avec peine. « Je
n’avais pas eu besoin de la connaître pour l’aimer :
mes regards s’ouvraient sur mon cœur dans les profondeurs
qui la retenaient. Il n’y avait rien entre
nous que ma terreur d’enfant perdu, l’immensité
de son souvenir pour me cacher qu’elle était là.
« Sous les voiles de toutes les villes, au fond des
plus tristes brouillards, ma vie avait sa fatalité dans
ce qui nous liait l’un à l’autre. Il n’y a rien de
réel en ce monde que la fureur de lui appartenir,
que la joie de forger un royaume à la fureur de
lui appartenir. »
Il me regarda avec timidité. Puis il reprit plus bas
en maniant, pour se donner une contenance, une
longue aiguille d’or qu’il avait prise sur sa table :
« Sa tendresse est partout comme le poids de mon
attente. Elle, je ne la vois pas, parce que je n’ai
pas les yeux assez grands pour que ce monde disparaisse.
J’y vois à peine devant moi, tellement
mes larmes gonflent le cœur du jour. »
Sa bouche se contracta : il souffrait ou il feignait
de souffrir, mais quand il vit que je me disposais
à me retirer il me retint par la manche :
« Ce que vous prendriez pour mes pleurs, c’est
tout ce qu’on peut voir de l’Iris ensevelie dans les
choses. Encore heureux qu’un homme ait le don
des larmes, que le plus déshérité de tous ait toutes
les larmes pour lui… C’est comme le don de l’absence
», ajouta-t-il rêveusement…
Et puis :
« Moi, si j’ai tiré Iris du sommeil, c’était dans la
dérision de redevenir quelqu’un que vous soignez,
car je ne l’ai dépassée de toute ma vie qu’afin de
l’envelopper dans le besoin de me détruire. »
J’avais des clients plus malades que Monsieur Sureau ;
ils n’avaient pas comme lui une de ces têtes
qui font bien, reproduites sur papier couché, dans
un ouvrage de médecine. Ce n’était pas un homme
qu’on voyait, mais que ses gestes vous montraient,
l’enveloppant d’un faux-jour, où je l’aurais pris,
tout le premier, pour le mauvais rêve de ses paroles.
Je pouvais me tromper sur lui, au moins aura-t-il
été dépouillé par mes yeux de tout ce qui n’était
pas moi, ses traits formaient le dedans de sa pâleur
et de l’effroi qu’elle m’inspirait : « Mais qu’allez-vous
donc faire ? » avais-je crié. Il s’était levé en
pivotant sur un pied, se dirigeait de biais vers une
vierge gothique qu’il enveloppa soudain d’un long
geste de tendresse. On dirait qu’il préfère ne me
déclarer que de loin qu’Iris est vivante : « Vous
ne comprenez pas, a-t-il dit sur le même ton que
s’il avait répété le propos d’un souffleur invisible,
il y a une femme qui a chassé le jour de sa maison
dans la personne d’un homme ?
« Et je suis cet homme, je suis cette maison et je
suis aussi cette femme. Quand je pense qu’il n’y a
que moi pour le savoir, je m’agenouille dans le
vent qui me déshabille. Au plus profond de ma
pensée alors, ma solitude n’est plus moi, mais le
silence d’une autre, le règne de sa nudité comme
un désert de transparence partout où mon cœur
m’attendait. C’est une fée peut-être. Une nuit assez
profonde pour ensevelir le monde berce son loisir
dans le pâle espoir d’une vie où je l’emporte avec
tout ce qu’il y a dans mes rêves d’ardeur condamnée.
Sa forme nue, anxieuse d’elle, serait prompte
à se sauver de l’inexistence dans un visage que
j’aurais déjà pris entre mes mains si j’avais pu,
et sur un corps le plus inégalable de tous, puisqu’il
serait le reflet dans une autre chair de ma solitude
qui n’a pas de fin. »
De pareilles confidences donnent à penser, venues
d’un homme qui ne parlait que par besoin, si bien
qu’il paraissait avoir faim de ce qu’il voulait dire.
À l’entendre crier son amour comme s’il avait eu
en lui un abîme à combler, j’ai soudain compris que
regarder tous les objets de sa tendresse, c’était une
façon pour lui de plonger les yeux dans son propre
cœur et d’en connaître l’ardeur comme sienne à travers
ce qui était fait pour l’assujettir. Par habitude,
il disait encore « un visage, une amante », mais dans
la beauté qu’il désignait de ces noms se formait déjà
une vision exacte et le sens écrasant de ce qu’il fallait
à son âme pour qu’il y prît toute sa vie. Et,
avec la soif qu’il avait de l’absolu, c’est un monde
que son amour créait dans le monde afin d’exclure
de l’existence ce qui n’était pas relatif à sa singulière
nature.
Ce qu’il aimait dans les femmes, je pense que
c’était leur don d’avoir des charmes selon son cœur.
Et il s’exaltait de les voir comme appropriées à sa
peine avec ces tendres et clairs visages où la plus
secrète lueur était l’essence de son regard et déclarait
pour toute la terre que son amour c’était lui.
Iris filait sa vie : dans les yeux de qui la verrait-il
sortir du sommeil, et à travers quelles aventures,
qu’il mettrait toute son âme à poursuivre, user sa
chair, user ses jours ? Je ne devais le savoir que trop
tard, et je m’en tins ce jour là, à le larder d’encouragements
saugrenus : « Pourquoi ne pas aimer
comme le premier venu ? Il faut se donner sans regarder
derrière soi. »
Cependant, sans en avoir l’air, je l’observais. Je vis
son regard heurter un grand plateau chinois et, sur
un coin de ce plateau, se rassurer en considérant
ensuite un mégot dont l’extrémité suait le fard. Je
n’avais jamais vu de cigarettes entre les mains de
M. Sureau. Je fus tenté de prendre entre mes doigts
ce qui restait de celle-ci et d’examiner la qualité
d’un tabac auquel j’attribuais l’atmosphère un peu
chargée de cette chambre. Mais le pauvre homme
s’agita tellement en me voyant penser à cette cigarette
ou à ce plateau que je n’osai pas exécuter
mon dessein.