GLM (p. 47-58).

CHAPITRE V


Jamais notre conversation n’avait été aussi singulière, aussi hallucinante qu’à ce moment où nous nous comprenions très difficilement, mais sans cesser un seul instant de nous comprendre, je crois, et où c’était la même ardeur qui éclairait d’un jour différent nos pensées, et nous partageait inégalement ses rayons comme à deux promeneurs cheminant l’un à l’ombre de l’autre dans le soleil d’été :


« C’est une grâce pour l’amour, lui dis-je encore, de ne pas savoir ce qu’il fait. « Mais il me répondit, oui, quand c’est de vous qu’il s’agit, mais, pour moi, aimer c’est donner à ma dégradation physique des yeux pour me voir et une conscience pour me juger. Je ne suis l’homme de mon cœur que dans la honte d’être vivant.


« Les autres sont comme moi en dehors de leur amour. Mais rien ne les sépare de lui. On dirait que leur corps entre sans les éveiller dans l’idée de ce qu’ils adorent. Ils sont, eux, comme l’inconscience de tout ce qui est, mais aussi la douce certitude de ce qui est trop beau pour apparaître. »
Un moment, il hésita, reprit plus bas : « Leur corps ne les retranche pas de ce dont il a faim. Il leur ouvre un paradis spirituel dans tout ce qui est tout pour lui : parfums, chansons… ce n’est que sa misère qu’il me révèle à moi, comme la raison d’être de mon existence, qui ne fait qu’une avec mon malheur. » Et, comme s’il avait évité de justesse une occasion de trop se trahir :
« C’est ici, ajouta-t-il, que commencerait le livre que je souhaitais d’écrire autrefois : peu de pages, aussi limpide que possible, de la clarté en mouvement. Après avoir analysé l’amour en général, ou avoir demandé à quelqu’un d’aussi obligeant que vous de me peindre le sien, je le montrerais retourné contre lui-même dans une nature déshéritée comme la mienne, où il fait place nécessairement à la connaissance de soi, source intarissable du pire désespoir. Ensuite, et ce serait le plus difficile, j’expliquerais comment il pourrait se faire que l’amour se changeât en connaissance sans cesser d’obéir à sa propre attraction qui en fait le centre de l’univers ; et, puisque c’est de moi qu’il s’agit, je définirais l’effort que je voudrais encore accomplir pour aimer l’amour qui m’a donné la force de me connaître. Car je ne désespère pas de dresser la loi dont je suis sorti contre les accidents physiques qui l’ont bafouée en moi. Chacun serait l’ennemi de sa nature s’il croyait condamner en elle l’incohérence du monde ; et il est assez significatif que l’on soit prêt à se rejeter tout entier pour une idée qui porterait en elle l’intelligence de tout. »
Je lui répondis que je l’avais compris et que je savais ce que c’était que l’amour, mais qu’il me paraissait bien difficile de le lui dire. Il me pressa pourtant de parler : le nom de ma femme me brûlait les lèvres. Je vis la claire salle à manger où l’odeur des fusains pénétrait par la fenêtre ouverte à l’heure matinale où elle m’attendait en beurrant du pain bis. Un instant, je suivis les rives dorées de l’Itchen où la voix des jeunes anglaises se mêlait au bruit des rames sur l’eau. Le crépuscule descendait lentement sur la chanson sortie de mon cœur, car il fallait qu’il fît nuit pour que le visage de mon amoureuse redevint tout à fait visible. Elle m’apparût enfin assise au bar du Palace où nous avions soupé : elle venait d’allumer une cigarette. Son visage brillait à travers la fumée. La faible lumière des lampes avait mis un manteau d’argent pour s’approcher d’elle. Je me souvins qu’un instant, la beauté de cette femme avait été l’expression même d’un univers qui se passait de nous. Il y a des visages dont la pureté nous est si lourde qu’ils traversent les regards et tombent au fond de l’âme comme une pierre dans l’eau. On peut toujours perdre son temps, ensuite à examiner celui de la personne que l’on aime. Les yeux ne sortent jamais, même quand ils la voient, de leur extase intérieure. C’est tout au plus si le regard cherche sur elle la preuve que la lumière est bien réelle. Mais sans doute que cet infirme le savait trop bien et je trouvais cruel de lui évoquer un amour heureux. Il fallut toute son insistance pour me décider. Le désir de développer une thèse rend un homme impitoyable même vis-à-vis de sa propre souffrance. Je dois dire qu’il pâlissait en m’écoutant lui parler d’une femme, la mienne, d’après ce que je lui avais laissé entendre.
« Même quand j’étais près d’elle à la toucher, lui dis-je, je ne la voyais pas ; mes yeux étaient l’existence même de sa chair et leur lumière son sourire incroyable ; ils épanouissaient dans ses traits une flamme qui brillait au fond de mes songes. On ne sait pas jusqu’où cela va de regarder au visage quelqu’un dont on a tant rêvé. On essaie inutilement de reposer sa joie sur elle et d’interrompre le cours de sa rêverie dans la contemplation des beautés qui nous ont permis de la reconnaître : on dirait que le regard ne la regarde pas, mais qu’il se désincarne dans sa physionomie et ne s’y pénètre que de son pouvoir, indéfiniment, comme si, divisant ses rayons sur leur propre douceur, il s’éveillait dans cette rose vivante à toute la clarté qui lui fût donnée. C’est un peu fort qu’il y ait dans ce monde un objet étranger à l’espace et si extraordinairement imprégné de sens que, même hors de nous, il ne peut nous être qu’inférieur. Je l’ai vérifié de mes yeux. J’ai vu la figure d’une femme remonter en dehors de moi le cours de mes songes et mon esprit sortir en elle de ses liens, se revêtir de l’existence du ciel et des arbres comme de l’éclat dont il doit nécessairement se parer pour me prendre, mon cœur et tout, au dedans de lui-même. Toutes les fois que je vais vers celle qui m’attend, je ne sais pas si je marche ou si je cours, ce sont les choses que je vois qui m’approchent d’elle en ne faisant qu’un avec nous, en s’absorbant dans une pensée que mon âme a voulue plus belle afin de mieux s’y cacher. C’est tout le bonheur d’avoir sa conscience dans ce qu’on atteint, dans cette douceur, devant nous où notre enfance se fait femme… »
Il m’interrompit :
« Vous qui êtes libres de vous aimer, le monde ne se fait si grand que pour mieux vous unir. »
Parole douce comme un souvenir dont toute pensée serait absente. Je le regardai, avec surprise. Au bord de la Manche et sous les chênes de Highfield, partout où ma femme m’avait pris le bras, j’avais senti que la distance était la lumière de notre amour. Et quand j’avais dû lui dire au revoir, ce n’était pas vers elle que mon dernier regard s’était tourné, mais vers les acacias nains du perron, vers les murs roses de la villa qu’il fallait quitter pour un jour… Le monde est fait pour les amants. L’étendue a été créée pour qu’ils y soient comme des rois dans leur attente. Et c’est un point sur lequel nous devions être d’accord, M. Sureau et moi, puisqu’il allait prononcer les mots suivants :
« L’espace flotte sur le songe d’où nos regards nous ont tirés. Chacun naît de ses yeux… »
Je ne comprends pas encore comment j’ai osé le reprendre et je lui ai dit :
« Chacun naît de celle qu’il aime. »
Et lui :
« Chacun naît de son cœur dans les yeux de celle qu’il aime. »


Je venais à peine d’entendre ces mots que je vis avec étonnement M. Sureau pâlir. Même, sa lividité s’accentua tellement dans les premières secondes, que je m’attendis tout d’abord à le voir s’évanouir et que déjà, les bras prêts à recevoir son corps, je me précipitais vers lui quand il m’arrêta d’un geste impérieux avant de poursuivre :
« Vous expliquez les choses comme il faut : dans les baisers de ceux qui s’aiment on dirait que le monde ferme les yeux sur sa nécessité. Ils sont la joie du monde. Tout est présent parce qu’ils sont eux. C’est bien ce que j’avais l’intention de vous exposer. Mais je ne sais pas comme vous, prendre ce que je dis dans le cœur et dans la tête de celui à qui je m’adresse ; et c’est une bien mauvaise condition pour écrire un livre sur l’aimer et le connaître. »


Du temps passa : « Toute la vie est là, disait mon malade, toute la vie est là et c’est dans cet instant que son regard me fit peur. Dans le silence angoissé qui nous sépara, un bruit venait de se faire entendre, une sorte de résonance floue, difficile à localiser et qui semblait ne me parvenir qu’à travers le tressaillement de toutes les choses qui nous entouraient. On aurait dit que quelque chose avait bougé près de nous dans de l’inerte, pour y devenir plus inerte encore. La sensation que j’avais éprouvée était désagréable, si bien que j’accueillis avec soulagement les paroles de mon interlocuteur :
« Quand un homme s’approche de son amie et qu’il la touche, il pense devenir le rêve où il la touche. C’est comme s’il lui disait en la voyant : « Je suis un hôte au dedans de mon être sitôt que mon regard est toi ». Et si grand que soit le monde, sa vie est prête à le couvrir en entier du moment que ses yeux ne font qu’un avec celle qu’il aime ; il faut bien que son amour l’enveloppe de tout ce qui existe dans ce bonheur de la toucher qui a son cœur partout… Que n’est-elle alors un peu plus réelle, s’écria-t-il soudain, avec un geste hystérique, pesante comme le sang sans vie, plus lourde d’un stylet sous le sein ». Mais devant ma mine ahurie, il se calma et, les yeux ailleurs : « Rien de plus naturel, reprit-il, pour un amant, que de se revêtir dans ses caresses du songe qui les dirige et de n’aller ainsi au fond des choses qu’à travers l’infini où il les a conçues, la conquête de la joie ne tient peut-être à rien d’autre, ajouta-t-il en pensant visiblement à autre chose et les yeux dans un songe où il s’enfonçait sans sa voix.


Et chacun aspire à ne plus se trouver pris entre la vue de ce qui est et une certaine idée innée qu’il avait de la vie et qui lui parlait du bonheur. Mais si c’est une opération naturelle, un homme comme M. Sureau n’y pourrait que vomir M. Sureau. Car je ne vois en lui d’infini que l’horreur d’un tourment réduit à se comprendre et il a approfondi jusqu’à l’écœurement le mystère de la connaissance. Il sait pour son malheur qu’elle est née dans sa vie de la défaillance de l’amour, « la défaillance, répéta-t-il, la défaillance de l’amour… »
« Dans les yeux que je regarde, il n’y a qu’un peu plus de jour pour m’aider à me connaître. Il s’allume des larmes à ces clartés, toutes les larmes, comme si mon corps lui-même voulait se voir périr. Si vous saviez combien je crains toutes les expressions de la désolation de peur de tout y comprendre. Le cœur d’un homme est un fardeau trop lourd pour la pensée. C’est de la chair qu’il est le cœur… » Mon insistance était cruelle, je le sais bien : j’aurais dû interrompre cette conversation qui lui faisait du mal. Et je me suis bien des fois demandé si l’exaltation qui le gagnait par ma faute n’avait pas précipité le dénouement que nous déplorons encore, sa famille, ses amis et moi. Mais comment ne pas être tenté de lui démontrer que je l’avais compris. Un sophisme — nul ne s’en étonnera — agissait dans ma vanité, me persuadant que je donnais du prix à ses spéculations en les lui retournant sous la forme d’une expression personnelle et que je l’attachais ainsi à sa destinée qu’il ne pouvait souffrir qu’à la faveur de pareils artifices :
« Il existe un pays, lui dis-je, le plus divin de tous qui a sa clarté dans les serments », et, comme il avait perdu le souffle, cette espèce de provocation le fit repartir de plus belle. Mais, tout en me parlant, il me regardait avec une espèce d’animosité qui me surprit de la part d’un homme si courtois et trop égoïste pour se former une opinion vraiment profonde sur la pensée des autres :
« Dans l’amour partagé on ne voit pas les objets, on leur donne la vie ; si on les perçoit, c’est, non pas par un acte de connaissance, mais par un acte de création.
« Celui qui est aimé apprend tout de son amour, même le nom et la couleur des choses et ce qu’il doit penser d’elles, qui ne font qu’un avec son amour pour lui inventer le bonheur.
« Mais un amour malheureux n’est qu’un chemin dans nos pensées. Il s’est brisé sur le monde pour donner toute la richesse possible à l’idée que l’on est seul. Il n’y a rien de plus atroce pour quelqu’un d’un peu passionné, que ce tourment de vérité où sa douleur le regarde, — où il lui semble que toute la douleur du monde est dans la sienne pour le juger.
« Je n’en serais pas sorti par mon seul amour, c’est la force de mon malheur qui m’en a sorti. Je me suis débarrassé par la vue de mes faiblesses, de ce qui empêchait mon amour de se faire homme pour me chasser. On dirait qu’une passion dont je suis devenu le sang et la force achève de se dépouiller en moi de son humanité. Et quand Petite-Fumée vient me voir maintenant, je sens que je pourrais lui dire : « Je suis entre les choses et toi comme le chant qui t’élève sur elles et le cœur qui s’y déchire pour allaiter ce qu’il connaît de ce que tu lui caches. J’ai mis le monde entier, tu entends, comme un matin dans ta douceur de femme, et je n’ai qu’une goutte de mon sang à t’ajouter pour te rendre plus vivante que lui. Un songe de plus pour prolonger la nuit où je l’ai prise — et qui couvrira tout, ajouta-t-il en me dévorant avec ses yeux de fou, même la nuit d’ici ; car ce qui est hors de moi, retour à la cohérence, est en moi le don d’y voir ce que je veux… Ce serait se perdre que d’en trop parler…


« Je suis celui que j’ai trop connu. L’espace était avec moi dans mon être où il s’enfonçait comme un couteau.
« Mon âme en est morte, mes yeux m’en ont déniché une autre. Ce que l’étendue a tué ne se refait qu’avec du jour.
« Il faut rendre à la vie ce qui appartenait à l’espace, à l’espace ce qui appartenait à la vie. »
— Tout cela va plus loin que la pensée d’un homme lui dis-je, et sans doute qu’on ne peut le comprendre qu’à force d’en avoir souffert.
— Mais non. Tout cela est facile au contraire. J’aime une femme et je me nie dans son idée de l’amour : c’est pour que mon regard me cueille sur elle. Je suis comme le flot d’azur où sa lumière se respire ; dans la beauté dont elle est parée, flotte toute ma vie, pareille à celle des oiseaux.

« Je suis entre le jour et sa clarté ; trop près de ce que j’aime, enfin, pour continuer de me connaître. J’épuise dans l’acte de voir la douceur d’exister ; comme pour être tout dans l’abîme où je tombe.

« Mais qu’est-ce que cela veut dire au juste, ajouta-t-il, je ? »

Je me souviens de la pensée qui me vint. Elle me donnait un peu de honte de mon indiscrétion :

« Il cherche encore la vérité, me disais-je, pour se cacher qu’il l’a trouvée et qu’il ne lui reste pas autre chose de l’amour. Maintenant qu’elle a pris en lui toute la place, il s’aperçoit qu’il n’y a plus à sortir de cette clarté qu’il est devenu. Le voilà entré vivant dans l’impersonnel. »