Iphigénie en Aulide (Racine), Didot, 1854/Acte IV

Iphigénie en Aulide (Racine), Didot, 1854
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ACTE QUATRIÈME.





Scène première.

ÉRIPHILE, DORIS.
DORIS.

Ah ! que me dites-vous ? Quelle étrange manie
Vous peut faire envier le sort d’Iphigénie ?
Dans une heure elle expire. Et jamais, dites-vous,
Vos yeux de son bonheur ne furent plus jaloux.
Qui le croira, madame ? Et quel cœur si farouche…

ÉRIPHILE.

Jamais rien de plus vrai n’est sorti de ma bouche :
Jamais de tant de soins mon esprit agité
Ne porta plus d’envie à sa félicité.

Favorables périls ! Espérance inutile !
N’as-tu pas vu sa gloire, et le trouble d’Achille ?
J’en ai vu, j’en ai fui les signes trop certains.
Ce héros, si terrible au reste des humains,
Qui ne connaît de pleurs que ceux qu’il fait répandre,
Qui s’endurcit contre eux dès l’âge le plus tendre,
Et qui, si l’on nous fait un fidèle discours,
Suça même le sang des lions et des ours,
Pour elle de la crainte a fait l’apprentissage :
Elle l’a vu pleurer et changer de visage.
Et tu la plains, Doris ! Par combien de malheurs
Ne lui voudrais-je point disputer de tels pleurs !
Quand je devrais comme elle expirer dans une heure…
Mais que dis-je, expirer ! Ne crois pas qu’elle meure.
Dans un lâche sommeil crois-tu qu’enseveli
Achille aura pour elle impunément pâli ?
Achille à son malheur saura bien mettre obstacle.
Tu verras que les dieux n’ont dicté cet oracle
Que pour croître à la fois sa gloire et mon tourment,
Et la rendre plus belle aux yeux de son amant.
Eh quoi ! ne vois-tu pas tout ce qu’on fait pour elle ?
On supprime des dieux la sentence mortelle ;
Et quoique le bûcher soit déjà préparé,
Le nom de la victime est encore ignoré :
Tout le camp n’en sait rien. Doris, à ce silence,
Ne reconnais-tu pas un père qui balance ?
Et que fera-t-il donc ? Quel courage endurci
Soutiendrait les assauts qu’on lui prépare ici :
Une mère en fureur, les larmes d’une fille,
Les cris, le désespoir de toute une famille,
Le sang, à ces objets facile à s’ébranler !
Achille menaçant, tout prêt à l’accabler ?
Non, te dis-je ; les dieux l’ont en vain condamnée :
Je suis et je serai la seule infortunée.
Ah ! si je m’en croyais…

DORIS.

Ah ! si je m’en croyais… Quoi ! Que méditez-vous ?

ÉRIPHILE.

Je ne sais qui m’arrête et retient mon courroux,
Que, par un prompt avis de tout ce qui se passe,
Je ne coure des dieux divulguer la menace,
Et publier partout les complots criminels
Qu’on fait ici contre eux et contre leurs autels.

DORIS.

Ah ! quel dessein, madame !

ÉRIPHILE.

Ah ! quel dessein, madame ! Ah ! Doris ! quelle joie !
Que d’encens brûlerait dans les temples de Troie,
Si, troublant tous les Grecs, et vengeant ma prison,
Je pouvais contre Achille armer Agamemnon ;
Si leur haine, de Troie oubliant la querelle,
Tournait contre eux le fer qu’ils aiguisent contre elle,
Et si de tout le camp mes avis dangereux
Faisaient à ma patrie un sacrifice heureux !

DORIS.

J’entends du bruit. On vient : Clytemnestre s’avance.
Remettez-vous, madame, ou fuyez sa présence.

ÉRIPHILE.

Rentrons. Et pour troubler un hymen odieux,
Consultons des fureurs qu’autorisent les dieux.


Scène II.

CLYTEMNESTRE, ÆGINE.
CLYTEMNESTRE.

Ægine, tu le vois, il faut que je la fuie :
Loin que ma fille pleure et tremble pour sa vie,
Elle excuse son père, et veut que ma douleur
Respecte encor la main qui lui perce le cœur.
Ô constance ! ô respect ! Pour prix de sa tendresse,
Le barbare à l’autel se plaint de sa paresse !
Je l’attends. Il viendra m’en demander raison,
Et croit pouvoir encor cacher sa trahison.
Il vient. Sans éclater contre son injustice,
Voyons s’il soutiendra son indigne artifice.


Scène III.

AGAMEMNON, CLYTEMNESTRE, ÆGINE.
AGAMEMNON.

Que faites-vous, madame ? et d’où vient que ces lieux
N’offrent point avec vous votre fille à mes yeux ?
Mes ordres par Arcas vous l’avaient demandée :
Qu’attend-elle ? Est-ce vous qui l’avez retardée ?
À mes justes désirs ne vous rendez-vous pas ?
Ne peut-elle à l’autel marcher que sur vos pas ?
Parlez…

CLYTEMNESTRE.

Parlez… S’il faut partir, ma fille est toute prête.
Mais vous, n’avez-vous rien, seigneur, qui vous arrête ?

AGAMEMNON.

Moi, madame ?

CLYTEMNESTRE.

Moi, madame ? Vos soins ont-ils tout préparé ?

AGAMEMNON.

Calchas est prêt, madame, et l’autel est paré.
J’ai fait ce que m’ordonne un devoir légitime.

CLYTEMNESTRE.

Vous ne me parlez point, seigneur, de la victime.

AGAMEMNON.

Que me voulez-vous dire ? et de quel soin jaloux…


Scène IV

AGAMEMNON, CLYTEMNESTRE, IPHIGÉNIE, ÆGINE.
CLYTEMNESTRE.

Venez, venez, ma fille, on n’attend plus que vous,

Venez remercier un père qui vous aime ;
Et qui veut à l’autel vous conduire lui-même.

AGAMEMNON.

Que vois-je ? Quel discours ! Ma fille, vous pleurez,
Et baissez devant moi vos yeux mal assurés :
Quel trouble ! Mais tout pleure, et la fille et la mère.
Ah ! malheureux Arcas, tu m’as trahi !

IPHIGÉNIE.

Ah ! malheureux Arcas, tu m’as trahi ! Mon père,
Cessez de vous troubler, vous n’êtes point trahi :
Quand vous commanderez, vous serez obéi.
Ma vie est votre bien ; vous voulez le reprendre :
Vos ordres sans détour pouvaient se faire entendre.
D’un œil aussi content, d’un cœur aussi soumis
Que j’acceptais l’époux que vous m’aviez promis,
Je saurai, s’il le faut, victime obéissante,
Tendre au fer de Calchas une tête innocente ;
Et respectant le coup par vous-même ordonné,
Vous rendre tout le sang que vous m’avez donné.
Si pourtant ce respect, si cette obéissance
Paraît digne à vos yeux d’une autre récompense ;
Si d’une mère en pleurs vous plaignez les ennuis,
J’ose vous dire ici qu’en l’état où je suis
Peut-être assez d’honneurs environnaient ma vie
Pour ne pas souhaiter qu’elle me fût ravie,
Ni qu’en me l’arrachant, un sévère destin,
Si près de ma naissance, en eût marqué la fin.
Fille d’Agamemnon, c’est moi qui, la première,
Seigneur, vous appelai de ce doux nom de père ;
C’est moi qui, si longtemps le plaisir de vos yeux,
Vous ai fait de ce nom remercier les dieux,
Et pour qui, tant de fois prodiguant vos caresses,
Vous n’avez point du sang dédaigné les faiblesses.
Hélas ! avec plaisir je me faisais conter
Tous les noms des pays que vous allez dompter ;
Et déjà, d’Ilion présageant la conquête,
D’un triomphe si beau je préparais la fête.
Je ne m’attendais pas que, pour le commencer,
Mon sang fût le premier que vous dussiez verser.
Non que la peur du coup dont je suis menacée
Me fasse rappeler votre bonté passée :
Ne craignez rien : mon cœur, de votre honneur jaloux,
Ne fera point rougir un père tel que vous ;
Et si je n’avais eu que ma vie à défendre,
J’aurais su renfermer un souvenir si tendre ;
Mais à mon triste sort, vous le savez, seigneur,
Une mère, un amant, attachaient leur bonheur.
Un roi digne de vous a cru voir la journée
Qui devait éclairer notre illustre hyménée ;
Déjà, sûr de mon cœur à sa flamme promis,
Il s’estimait heureux : vous me l’aviez permis.
Il sait votre dessein ; jugez de ses alarmes.
Ma mère est devant vous, et vous voyez ses larmes.
Pardonnez aux efforts que je viens de tenter
Pour prévenir les pleurs que je leur vais coûter.

AGAMEMNON.

Ma fille, il est trop vrai : j’ignore pour quel crime
La colère des dieux demande une victime :
Mais ils vous ont nommée : un oracle cruel
Veut qu’ici votre sang coule sur un autel.
Pour défendre vos jours de leurs lois meurtrières,
Mon amour n’avait pas attendu vos prières.
Je ne vous dirai point combien j’ai résisté :
Croyez-en cet amour par vous-même attesté.
Cette nuit même encore, on a pu vous le dire,
J’avais révoqué l’ordre où l’on me fit souscrire :
Sur l’intérêt des Grecs vous l’aviez emporté.
Je vous sacrifiais mon rang, ma sûreté.
Arcas allait du camp vous défendre l’entrée :
Les dieux n’ont pas voulu qu’il vous ait rencontrée ;
Ils ont trompé les soins d’un père infortuné
Qui protégeait en vain ce qu’ils ont condamné.
Ne vous assurez point sur ma faible puissance :
Quel frein pourrait d’un peuple arrêter la licence,
Quand les dieux, nous livrant à son zèle indiscret,
L’affranchissent d’un joug qu’il portait à regret ?
Ma fille, il faut céder : votre heure est arrivée.
Songez bien dans quel rang vous êtes élevée :
Je vous donne un conseil qu’à peine je reçoi ;
Du coup qui vous attend vous mourrez moins que moi :
Montrez, en expirant, de qui vous êtes née ;
Faites rougir ces dieux qui vous ont condamnée.
Allez ; et que les Grecs, qui vont vous immoler,
Reconnaissent mon sang en le voyant couler.

CLYTEMNESTRE.

Vous ne démentez point une race funeste ;
Oui, vous êtes le sang d’Atrée et de Thyeste :
Bourreau de votre fille, il ne vous reste enfin
Que d’en faire à sa mère un horrible festin.
Barbare ! c’est donc là cet heureux sacrifice
Que vos soins préparaient avec tant d’artifice !
Quoi ! l’horreur de souscrire à cet ordre inhumain
N’a pas, en le traçant, arrêté votre main !
Pourquoi feindre à nos yeux une fausse tristesse ?
Pensez-vous par des pleurs prouver votre tendresse ?
Où sont-ils, ces combats que vous avez rendus ?
Quels flots de sang pour elle avez-vous répandus ?
Quel débris parle ici de votre résistance ?
Quel champ couvert de morts me condamne au silence ?
Voilà par quels témoins il fallait me prouver,
Cruel, que votre amour a voulu la sauver.
Un oracle fatal ordonne qu’elle expire !
Un oracle dit-il tout ce qu’il semble dire ?
Le ciel, le juste ciel, par le meurtre honoré,
Du sang de l’innocence est-il donc altéré ?
Si du crime d’Hélène on punit sa famille,
Faites chercher à Sparte Hermione sa fille :
Laissez à Ménélas racheter d’un tel prix

Sa coupable moitié, dont il est trop épris.
Mais vous, quelles fureurs vous rendent sa victime ?
Pourquoi vous imposer la peine de son crime ?
Pourquoi, moi-même enfin me déchirant le flanc,
Payer sa folle amour du plus pur de mon sang ?
Que dis-je ? cet objet de tant de jalousie,
Cette Hélène, qui trouble et l’Europe et l’Asie,
Vous semble-t-elle un prix digne de vos exploits ?
Combien nos fronts pour elle ont-ils rougi de fois !
Avant qu’un nœud fatal l’unît à votre frère,
Thésée avait osé l’enlever à son père :
Vous savez, et Calchas mille fois vous l’a dit,
Qu’un hymen clandestin mit ce prince en son lit :
Et qu’il en eut pour gage une jeune princesse
Que sa mère a cachée au reste de la Grèce.
Mais non ; l’amour d’un frère et son honneur blessé
Sont les moindres des soins dont vous êtes pressé :
Cette soif de régner que rien ne peut éteindre,
L’orgueil de voir vingt rois vous servir et vous craindre,
Tous les droits de l’empire en vos mains confiés ;
Cruel ! c’est à ces dieux que vous sacrifiez ;
Et loin de repousser le coup qu’on vous prépare,
Vous voulez vous en faire un mérite barbare :
Trop jaloux d’un pouvoir qu’on peut vous envier,
De votre propre sang vous courez le payer,
Et voulez par ce prix épouvanter l’audace
De quiconque vous peut disputer votre place.
Est-ce donc être père ? Ah ! toute ma raison
Cède à la cruauté de cette trahison.
Un prêtre, environné d’une foule cruelle,
Portera sur ma fille une main criminelle,
Déchirera son sein, et d’un œil curieux,
Dans son cœur palpitant consultera les dieux !
Et moi, qui l’amenai triomphante, adorée,
Je m’en retournerai seule et désespérée !
Je verrai les chemins encor tout parfumés
Des fleurs dont sous ses pas on les avait semés !
Non ; je ne l’aurai point amenée au supplice,
Ou vous ferez aux Grecs un double sacrifice.
Ni crainte ni respect ne m’en peut détacher :
De mes bras tout sanglants il faudra l’arracher.
Aussi barbare époux qu’impitoyable père,
Venez, si vous l’osez, la ravir à sa mère.
Et vous, rentrez, ma fille ; et du moins à mes lois
Obéissez encor pour la dernière fois.


Scène V.

AGAMEMNON.

À de moindres fureurs je n’ai pas dû m’attendre.
Voilà, voilà les cris que je craignais d’entendre.
Heureux si, dans le trouble où flottent mes esprits,
Je n’avais toutefois à craindre que ses cris !
Hélas ! en m’imposant une loi si sévère,
Grands dieux, me deviez-vous laisser un cœur de père !


Scène VI.

AGAMEMNON, ACHILLE.
ACHILLE.

Un bruit assez étrange est venu jusqu’à moi,
Seigneur ; je l’ai jugé trop peu digne de foi.
On dit, et sans horreur je ne puis le redire,
Qu’aujourd’hui par votre ordre Iphigénie expire ;
Que vous-même étouffant tout sentiment humain,
Vous l’allez à Calchas livrer de votre main.
On dit que, sous mon nom à l’autel appelée,
Je ne l’y conduisais que pour être immolée ;
Et que d’un faux hymen nous abusant tous deux,
Vous vouliez me charger d’un emploi si honteux.
Qu’en dites-vous, seigneur, que faut-il que j’en pense ?
Ne ferez-vous pas taire un bruit qui vous offense ?

AGAMEMNON.

Seigneur, je ne rends point compte de mes desseins.
Ma fille ignore encor mes ordres souverains :
Et quand il sera temps qu’elle en soit informée,
Vous apprendrez son sort, j’en instruirai l’armée.

ACHILLE.

Ah ! je sais trop le sort que vous lui réservez.

AGAMEMNON.

Pourquoi le demander, puisque vous le savez ?

ACHILLE.

Pourquoi je le demande ? Ô ciel ! le puis-je croire,
Qu’on ose des fureurs avouer la plus noire !
Vous pensez qu’approuvant vos desseins odieux
Je vous laisse immoler votre fille à mes yeux ?
Que ma foi, mon amour, mon honneur y consente ?

AGAMEMNON.

Mais vous, qui me parlez d’une voix menaçante,
Oubliez-vous ici qui vous interrogez ?

ACHILLE.

Oubliez-vous qui j’aime et qui vous outragez ?

AGAMEMNON.

Et qui vous a chargé du soin de ma famille ?
Ne pourrai-je, sans vous, disposer de ma fille ?
Ne suis-je plus son père ? Êtes-vous son époux ?
Et ne peut-elle…

ACHILLE.

Et ne peut-elle… Non, elle n’est plus à vous :
On ne m’abuse point par des promesses vaines.
Tant qu’un reste de sang coulera dans mes veines,
Vous deviez à mon sort unir tous ses moments ;
Je défendrai mes droits fondés sur vos serments.
Et n’est-ce pas pour moi que vous l’avez mandée ?

AGAMEMNON.

Plaignez-vous donc aux dieux qui me l’ont demandée
Accusez et Calchas et le camp tout entier,

Ulysse, Ménélas, et vous tout le premier.

ACHILLE.

Moi !

AGAMEMNON.

Moi ! Vous, qui, de l’Asie embrassant la conquête,
Querellez tous les jours le ciel qui vous arrête ;
Vous qui, vous offensant de mes justes terreurs,
Avez dans tout le camp répandu vos fureurs.
Mon cœur pour la sauver vous ouvrait une voie ;
Mais vous ne demandez, vous ne cherchez que Troie.
Je vous fermais le champ où vous voulez courir :
Vous le voulez, partez ; sa mort va vous l’ouvrir.

ACHILLE.

Juste ciel ! puis-je entendre et souffrir ce langage !
Est-ce ainsi qu’au parjure on ajoute l’outrage ?
Moi, je voulais partir aux dépens de ses jours !
Et que m’a fait à moi cette Troie où je cours ?
Au pied de ses remparts quel intérêt m’appelle ?
Pour qui, sourd à la voix d’une mère immortelle,
Et d’un père éperdu négligeant les avis,
Vais-je y chercher la mort tant prédite à leur fils ?
Jamais vaisseaux partis des rives du Scamandre
Aux champs thessaliens osèrent-ils descendre ?
Et jamais dans Larisse un lâche ravisseur
Me vint-il enlever ou ma femme ou ma sœur ?
Qu’ai-je à me plaindre ? où sont les pertes que j’ai faites ?
Je n’y vais que pour vous, barbare que vous êtes ;
Pour vous, à qui des Grecs moi seul je ne dois rien ;
Vous, que j’ai fait nommer et leur chef et le mien ;
Vous, que mon bras vengeait dans Lesbos enflammée,
Avant que vous eussiez assemblé votre armée.
Et quel fut le dessein qui nous assembla tous ?
Ne courons-nous pas rendre Hélène à son époux ?
Depuis quand pense-t-on qu’inutile à moi-même
Je me laisse ravir une épouse que j’aime ?
Seul, d’un honteux affront votre frère blessé
A-t-il droit de venger son amour offensé ?
Votre fille me plut, je prétendis lui plaire ;
Elle est de mes serments seule dépositaire :
Content de son hymen, vaisseaux, armes, soldats,
Ma foi lui promit tout, et rien à Ménélas.
Qu’il poursuive, s’il veut, son épouse enlevée ;
Qu’il cherche une victoire à mon sang réservée :
Je ne connais Priam, Hélène, ni Pâris ;
Je voulais votre fille, et ne pars qu’à ce prix.

AGAMEMNON.

Fuyez donc : retournez dans votre Thessalie.
Moi-même je vous rends le serment qui vous lie.
Assez d’autres viendront, à mes ordres soumis,
Se couvrir des lauriers qui vous furent promis ;
Et par d’heureux exploits forçant la destinée,
Trouveront d’Ilion la fatale journée.
J’entrevois vos mépris, et juge, à vos discours,
Combien j’achèterais vos superbes secours.
De la Grèce déjà vous vous rendez l’arbitre :
Ses rois, à vous ouïr, m’ont paré d’un vain titre.
Fier de votre valeur, tout, si je vous en crois,
Doit marcher, doit fléchir, doit trembler sous vos lois.
Un bienfait reproché tint toujours lieu d’offense :
Je veux moins de valeur, et plus d’obéissance.
Fuyez. Je ne crains point votre impuissant courroux
Et je romps tous les nœuds qui m’attachent à vous.

ACHILLE.

Rendez grâce au seul nœud qui retient ma colère :
D’Iphigénie encor je respecte le père.
Peut-être, sans ce nom, le chef de tant de rois
M’aurait osé braver pour la dernière fois.
Je ne dis plus qu’un mot ; c’est à vous de m’entendre
J’ai votre fille ensemble et ma gloire à défendre :
Pour aller jusqu’au cœur que vous voulez percer,
Voilà par quels chemins vos coups doivent passer.


Scène VII.

AGAMEMNON.

Et voilà ce qui rend sa perte inévitable.
Ma fille toute seule était plus redoutable.
Ton insolent amour, qui croit m’épouvanter,
Vient de hâter le coup que tu veux arrêter.
Ne délibérons plus. Bravons sa violence :
Ma gloire intéressée emporte la balance.
Achille menaçant détermine mon cœur :
Ma pitié semblerait un effet de ma peur.
Holà ! gardes, à moi !


Scène VIII.

AGAMEMNON, EURYBATE, gardes.
EURYBATE.

Holà ! gardes, à moi ! Seigneur.

AGAMEMNON.

Holà ! gardes, à moi ! Seigneur. Que vais-je faire ?
Puis-je leur prononcer cet ordre sanguinaire ?
Cruel ! à quel combat faut-il te préparer !
Quel est cet ennemi que tu leur vas livrer ?
Une mère m’attend ; une mère intrépide,
Qui défendra son sang contre un père homicide :
Je verrai mes soldats, moins barbares que moi,
Respecter dans ses bras la fille de leur roi.
Achille nous menace, Achille nous méprise !
Mais ma fille en est-elle à mes lois moins soumise.
Ma fille, de l’autel cherchant à s’échapper,
Gémit-elle du coup dont je la veux frapper ?
Que dis-je ? Que prétend mon sacrilége zèle ?
Quels vœux en l’immolant formerai-je sur elle ?
Quelques prix glorieux qui me soient proposés,
Quels lauriers me plairont, de son sang arrosés ?

Je veux fléchir des dieux la puissance suprême :
Ah ! quels dieux me seraient plus cruels que moi-même ?
Non, je ne puis. Cédons au sang, à l’amitié,
Et ne rougissons plus d’une juste pitié :
Qu’elle vive. Mais quoi ! peu jaloux de ma gloire,
Dois-je au superbe Achille accorder la victoire ?
Son téméraire orgueil, que je vais redoubler,
Croira que je lui cède et qu’il me fait trembler…
De quel frivole soin mon esprit s’embarrasse !
Ne puis-je pas d’Achille humilier l’audace ?
Que ma fille à ses yeux soit un sujet d’ennui :
Il l’aime, elle vivra pour un autre que lui.
Eurybate, appelez la princesse, la reine :
Qu’elles ne craignent point.


Scène IX.

AGAMEMNON, gardes.
AGAMEMNON.

Qu’elles ne craignent point. Grands dieux, si votre haine
Persévère à vouloir l’arracher de mes mains,
Que peuvent devant vous tous les faibles humains !
Loin de la secourir, mon amitié l’opprime,
Je le sais ; mais, grands dieux, une telle victime
Vaut bien que, confirmant vos rigoureuses lois,
Vous me la demandiez une seconde fois.


Scène X.

AGAMEMNON, CLYTEMNESTRE, IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE, EURYBATE, DORIS, gardes.
AGAMEMNON.

Allez, madame, allez ; prenez soin de sa vie :
Je vous rends votre fille, et je vous la confie.
Loin de ces lieux cruels précipitez ses pas ;
Mes gardes vous suivront, commandés par Arcas :
Je veux bien excuser son heureuse imprudence.
Tout dépend du secret et de la diligence :
Ulysse ni Calchas n’ont point encor parlé ;
Gardez que ce départ ne leur soit révélé.
Cachez bien votre fille ; et que tout le camp croie
Que je la retiens seule, et que je vous renvoie.
Fuyez. Puissent les dieux, de mes larmes contents,
À mes tristes regards ne l’offrir de longtemps !
Gardes, suivez la reine.

CLYTEMNESTRE.

Gardes, suivez la reine. Ah ! seigneur !

IPHIGÉNIE.

Gardes, suivez la reine. Ah ! seigneur ! Ah ! mon père !

AGAMEMNON.

Prévenez de Calchas l’empressement sévère.
Fuyez, vous dis-je. Et moi, pour vous favoriser,
Par de feintes raisons je m’en vais l’abuser.
Je vais faire suspendre une pompe funeste,
Et de ce jour, au moins, lui demander le reste.


Scène XI.

ÉRIPHILE, DORIS.
ÉRIPHILE.

Suis-moi : ce n’est pas là, Doris, notre chemin.

DORIS.

Vous ne les suivez pas ?

ÉRIPHILE.

Vous ne les suivez pas ? Ah ! je succombe enfin.
Je reconnais l’effet des tendresses d’Achille.
Je n’emporterai point une rage inutile ;
Plus de raisons ; il faut ou la perdre ou périr.
Viens, te dis-je. À Calchas je vais tout découvrir.