Iphigénie en Aulide (Racine), Didot, 1854/Acte V

Iphigénie en Aulide (Racine), Didot, 1854
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ACTE CINQUIÈME.





Scène première.

IPHIGÉNIE, ÆGINE.
IPHIGÉNIE.

Cesse de m’arrêter. Va, retourne à ma mère,
Ægine : il faut des dieux apaiser la colère.
Pour ce sang malheureux qu’on veut leur dérober,
Regarde quel orage est tout prêt à tomber :
Considère l’état où la reine est réduite ;
Vois comme tout le camp s’oppose à notre fuite ;
Avec quelle insolence ils ont, de toutes parts,
Fait briller à nos yeux la pointe de leurs dards ;
Nos gardes repoussés, la reine évanouie…
Ah ! c’est trop l’exposer : souffre que je la fuie ;
Et, sans attendre ici ses secours impuissants,
Laisse-moi profiter du trouble de ses sens.
Mon père même, hélas ! puisqu’il faut te le dire,
Mon père, en me sauvant, ordonne que j’expire.

ÆGINE.

Lui, madame ! Quoi donc ? qu’est-ce qui s’est passé ?

IPHIGÉNIE.

Achille trop ardent l’a peut-être offensé :
Mais le roi, qui le hait, veut que je le haïsse ;
Il ordonne à mon cœur cet affreux sacrifice :
Il m’a fait par Arcas expliquer ses souhaits ;
Ægine, il me défend de lui parler jamais.

ÆGINE.

Ah ! madame !

IPHIGÉNIE.

Ah ! madame ! Ah, sentence ! ah, rigueur inouïe !

Dieux plus doux, vous n’avez demandé que ma vie !
Mourons, obéissons. Mais qu’est-ce que je voi ?
Dieux ! Achille !


Scène II.

ACHILLE, IPHIGÉNIE.
ACHILLE.

Dieux ! Achille ! Venez, madame, suivez-moi :
Ne craignez ni les cris ni la foule impuissante
D’un peuple qui se presse autour de cette tente.
Paraissez ; et bientôt, sans attendre mes coups,
Ces flots tumultueux s’ouvriront devant vous.
Patrocle, et quelques chefs qui marchent à ma suite,
De mes Thessaliens vous amènent l’élite :
Tout le reste, assemblé près de mon étendard,
Vous offre de ses rangs l’invincible rempart.
À vos persécuteurs opposons cet asile :
Qu’ils viennent vous chercher sous les tentes d’Achille.
Quoi, madame ! Est-ce ainsi que vous me secondez ?
Ce n’est que par des pleurs que vous me répondez !
Vous fiez-vous encore à de si faibles armes ?
Hâtons-nous : votre père a déjà vu vos larmes.

IPHIGÉNIE.

Je le sais bien, seigneur : aussi tout mon espoir
N’est plus qu’au coup mortel que je vais recevoir.

ACHILLE.

Vous, mourir ! Ah ! cessez de tenir ce langage.
Songez-vous quel serment vous et moi nous engage ?
Songez-vous, pour trancher d’inutiles discours,
Que le bonheur d’Achille est fondé sur vos jours ?

IPHIGÉNIE.

Le ciel n’a point aux jours de cette infortunée
Attaché le bonheur de votre destinée.
Notre amour nous trompait ; et les arrêts du sort
Veulent que ce bonheur soit un fruit de ma mort.
Songez, seigneur, songez à ces moissons de gloire
Qu’à vos vaillantes mains présente la victoire :
Ce champ si glorieux où vous aspirez tous,
Si mon sang ne l’arrose, est stérile pour vous.
Telle est la loi des dieux à mon père dictée.
En vain, sourd à Calchas, il l’avait rejetée :
Par la bouche des Grecs contre moi conjurés
Leurs ordres éternels se sont trop déclarés.
Partez ; à vos honneurs j’apporte trop d’obstacles :
Vous-même, dégagez la foi de vos oracles ;
Signalez ce héros à la Grèce promis ;
Tournez votre douleur contre ses ennemis.
Déjà Priam pâlit ; déjà Troie en alarmes
Redoute mon bûcher, et frémit de vos larmes.
Allez ; et dans ses murs vides de citoyens,
Faites pleurer ma mort aux veuves des Troyens.
Je meurs, dans cet espoir, satisfaite et tranquille.
Si je n’ai pas vécu la compagne d’Achille,
J’espère que du moins un heureux avenir
À vos faits immortels joindra mon souvenir ;
Et qu’un jour mon trépas, source de votre gloire
Ouvrira le récit d’une si belle histoire.
Adieu, prince ; vivez, digne race des dieux.

ACHILLE.

Non, je ne reçois point vos funestes adieux.
En vain, par ce discours, votre cruelle adresse
Veut servir votre père, et tromper ma tendresse.
En vain vous prétendez, obstinée à mourir,
Intéresser ma gloire à vous laisser périr :
Ces moissons de lauriers, ces honneurs, ces conquêtes,
Ma main, en vous servant, les trouve toutes prêtes.
Et qui de ma faveur se voudrait honorer,
Si mon hymen prochain ne peut vous assurer ?
Ma gloire, mon amour, vous ordonnent de vivre :
Venez, madame ; il faut les en croire, et me suivre.

IPHIGÉNIE.

Qui ? moi ? que, contre un père osant me révolter,
Je mérite la mort que j’irais éviter ?
Où serait le respect et ce devoir suprême…

ACHILLE.

Vous suivrez un époux avoué par lui-même.
C’est un titre qu’en vain il prétend me voler :
Ne fait-il des serments que pour les violer ?
Vous-même, que retient un devoir si sévère,
Quand il vous donne à moi, n’est-il point votre père ?
Suivez-vous seulement ses ordres absolus
Quand il cesse de l’être, et ne vous connaît plus ?
Enfin c’est trop tarder, ma princesse ; et ma crainte…

IPHIGÉNIE.

Quoi, seigneur ! vous iriez jusques à la contrainte ?
D’un coupable transport écoutant la chaleur,
Vous pourriez ajouter ce comble à mon malheur ?
Ma gloire vous serait moins chère que ma vie ?
Ah, seigneur ! épargnez la triste Iphigénie.
Asservie à des lois que j’ai dû respecter,
C’est déjà trop pour moi que de vous écouter :
Ne portez pas plus loin votre injuste victoire,
Ou, par mes propres mains immolée à ma gloire,
Je saurai m’affranchir, dans ces extrémités,
Du secours dangereux que vous me présentez.

ACHILLE.

Eh bien, n’en parlons plus. Obéissez, cruelle,
Et cherchez une mort qui vous semble si belle :
Portez à votre père un cœur où j’entrevoi
Moins de respect pour lui que de haine pour moi.
Une juste fureur s’empare de mon âme :
Vous allez à l’autel ; et moi, j’y cours, madame.
Si de sang et de morts le ciel est affamé,
Jamais de plus de sang ses autels n’ont fumé.
À mon aveugle amour tout sera légitime :
Le prêtre deviendra la première victime ;

Le bûcher, par mes mains détruit et renversé,
Dans le sang des bourreaux nagera dispersé ;
Et si, dans les horreurs de ce désordre extrême,
Votre père frappé tombe et périt lui-même,
Alors, de vos respects voyant les tristes fruits,
Reconnaissez les coups que vous aurez conduits.

IPHIGÉNIE.

Ah, seigneur ! Ah, cruel !… Mais il fuit, il m’échappe.
Ô toi qui veux ma mort, me voilà seule, frappe ;
Termine, juste ciel, ma vie et mon effroi,
Et lance ici des traits qui n’accablent que moi !


Scène III.

CLYTEMNESTRE, IPHIGÉNIE, EURYBATE, ÆGINE, gardes.
CLYTEMNESTRE.

Oui, je la défendrai contre toute l’armée.
Lâches, vous trahissez votre reine opprimée !

EURYBATE.

Non, madame, il suffit que vous me commandiez :
Vous nous verrez combattre et mourir à vos pieds.
Mais de nos faibles mains que pouvez-vous attendre ?
Contre tant d’ennemis qui vous pourra défendre ?
Ce n’est plus un vain peuple en désordre assemblé ;
C’est d’un zèle fatal tout le camp aveuglé.
Plus de pitié. Calchas seul règne, seul commande :
La piété sévère exige son offrande.
Le roi de son pouvoir se voit déposséder,
Et lui-même au torrent nous contraint de céder.
Achille, à qui tout cède, Achille à cet orage
Voudrait lui-même en vain opposer son courage :
Que fera-t-il, madame ? et qui peut dissiper
Tous les flots d’ennemis prêts à l’envelopper ?

CLYTEMNESTRE.

Qu’ils viennent donc sur moi prouver leur zèle impie,
En m’arrachant ce peu qui me reste de vie !
La mort seule, la mort pourra rompre les nœuds
Dont mes bras nous vont joindre et lier toutes deux :
Mon corps sera plutôt séparé de mon âme,
Que je souffre jamais… Ah, ma fille !

IPHIGÉNIE.

Que je souffre jamais… Ah, ma fille ! Ah, madame !
Sous quel astre cruel avez-vous mis au jour
Le malheureux objet d’une si tendre amour !
Mais que pouvez-vous faire en l’état où nous sommes ?
Vous avez à combattre et les dieux et les hommes.
Contre un peuple en fureur vous exposerez-vous ?
N’allez point, dans un camp rebelle à votre époux,
Seule à me retenir vainement obstinée,
Par des soldats peut-être indignement traînée,
Présenter, pour tout fruit d’un déplorable effort,
Un spectacle à mes yeux plus cruel que la mort.
Allez : laissez aux Grecs achever leur ouvrage,
Et quittez pour jamais un malheureux rivage ;
Du bûcher qui m’attend, trop voisin de ces lieux,
La flamme de trop près viendrait frapper vos yeux.
Surtout, si vous m’aimez, par cet amour de mère,
Ne reprochez jamais mon trépas à mon père.

CLYTEMNESTRE.

Lui, par qui votre cœur à Calchas présenté…

IPHIGÉNIE.

Pour me rendre à vos pleurs que n’a-t-il point tenté ?

CLYTEMNESTRE.

Par quelle trahison le cruel m’a déçue !

IPHIGÉNIE.

Il me cédait aux dieux dont il m’avait reçue.
Ma mort n’emporte pas tout le fruit de vos feux :
De l’amour qui vous joint vous avez d’autres nœuds ;
Vos yeux me reverront dans Oreste mon frère.
Puisse-t-il être, hélas ! moins funeste à sa mère !
D’un peuple impatient vous entendez la voix.
Daignez m’ouvrir vos bras pour la dernière fois,
Madame ; et rappelant votre vertu sublime…
Eurybate, à l’autel conduisez la victime.


Scène IV.

CLYTEMNESTRE, ÆGINE, gardes.
CLYTEMNESTRE.

Ah ! vous n’irez pas seule, et je ne prétends pas…
Mais on se jette en foule au-devant de mes pas.
Perfides ! contentez votre soif sanguinaire.

ÆGINE.

Où courez-vous, madame ? et que voulez-vous faire ?

CLYTEMNESTRE.

Hélas ! je me consume en impuissants efforts,
Et rentre au trouble affreux dont à peine je sors.
Mourrai-je tant de fois sans sortir de la vie !

ÆGINE.

Ah ! savez-vous le crime, et qui vous a trahie,
Madame ? Savez-vous quel serpent inhumain
Iphigénie avait retiré dans son sein ?
Ériphile, en ces lieux par vous-même conduite,
A seule à tous les Grecs révélé votre fuite.

CLYTEMNESTRE.

Ô monstre, que Mégère en ses flancs a porté !
Monstre, que dans nos bras les enfers ont jeté !
Quoi ! tu ne mourras point ! Quoi pour punir son crime…
Mais où va ma douleur chercher une victime ?
Quoi ! pour noyer les Grecs et leurs mille vaisseaux,
Mer, tu n’ouvriras pas des abîmes nouveaux !
Quoi ! lorsque, les chassant du port qui les recèle,
L’Aulide aura vomi leur flotte criminelle,
Les vents, les mêmes vents si longtemps accusés,
Ne te couvriront pas de ses vaisseaux brisés !

Et toi, soleil, et toi, qui, dans cette contrée,
Reconnais l’héritier et le vrai fils d’Atrée,
Toi, qui n’osas du père éclairer le festin,
Recule, ils t’ont appris ce funeste chemin.
Mais, cependant, ô ciel ! ô mère infortunée !
De festons odieux ma fille couronnée
Tend la gorge aux couteaux par son père apprêtés !
Calchas va dans son sang… Barbares ! arrêtez :
C’est le pur sang du dieu qui lance le tonnerre…
J’entends gronder la foudre, et sens trembler la terre :
Un dieu vengeur, un dieu fait retentir ces coups…


Scène V.

CLYTEMNESTRE, ARCAS, ÆGINE, gardes.
ARCAS.

N’en doutez point, madame, un dieu combat pour vous.
Achille, en ce moment, exauce vos prières ;
Il a brisé des Grecs les trop faibles barrières :
Achille est à l’autel, Calchas est éperdu :
Le fatal sacrifice est encor suspendu.
On se menace, on court, l’air gémit, le fer brille.
Achille fait ranger autour de votre fille
Tous ses amis, pour lui prêts à se dévouer.
Le triste Agamemnon, qui n’ose l’avouer,
Pour détourner ses yeux des meurtres qu’il présage,
Ou pour cacher ses pleurs, s’est voilé le visage.
Venez, puisqu’il se tait, venez par vos discours
De votre défenseur appuyer le secours.
Lui-même de sa main, de sang toute fumante,
Il veut entre vos bras remettre son amante ;
Lui-même il m’a chargé de conduire vos pas :
Ne craignez rien…

CLYTEMNESTRE.

Ne craignez rien… Moi, craindre ! Ah ! courons, cher Arcas ;
Le plus affreux péril n’a rien dont je pâlisse.
J’irai partout… Mais dieux ! ne vois-je pas Ulysse ?
C’est lui : ma fille est morte ! Arcas, il n’est plus temps !


Scène VI.

ULYSSE, CLYTEMNESTRE, ARCAS, ÆGINE, gardes.
ULYSSE.

Non, votre fille vit, et les dieux sont contents.
Rassurez-vous : le ciel a voulu vous la rendre.

CLYTEMNESTRE.

Elle vit ! Et c’est vous qui venez me l’apprendre !

ULYSSE.

Oui, c’est moi qui longtemps, contre elle et contre vous,
Ai cru devoir, madame, affermir votre époux ;
Moi qui, jaloux tantôt de l’honneur de nos armes,
Par d’austères conseils ai fait couler vos larmes,
Et qui viens, puisque enfin le ciel est apaisé,
Réparer tout l’ennui que je vous ai causé.

CLYTEMNESTRE.

Ma fille ! ah, prince ! Ô ciel ! Je demeure éperdue.
Quel miracle, seigneur, quel dieu me l’a rendue ?

ULYSSE.

Vous m’en voyez moi-même, en cet heureux moment,
Saisi d’horreur, de joie, et de ravissement.
Jamais jour n’a paru si mortel à la Grèce.
Déjà de tout le camp la discorde maîtresse
Avait sur tous les yeux mis son bandeau fatal,
Et donné du combat le funeste signal.
De ce spectacle affreux votre fille alarmée
Voyait pour elle Achille, et contre elle l’armée :
Mais, quoique seul pour elle, Achille furieux
Épouvantait l’armée, et partageait les dieux.
Déjà de traits en l’air s’élevait un nuage ;
Déjà coulait le sang, prémices du carnage :
Entre les deux partis Calchas s’est avancé,
L’œil farouche, l’air sombre, et le poil hérissé,
Terrible, et plein du dieu qui l’agitait sans doute :
« Vous, Achille, a-t-il dit, et vous, Grecs, qu’on m’écoute,
« Le dieu qui maintenant vous parle par ma voix
« M’explique son oracle, et m’instruit de son choix.
« Un autre sang d’Hélène, une autre Iphigénie
« Sur ce bord immolée y doit laisser sa vie.
« Thésée avec Hélène uni secrètement
« Fit succéder l’hymen à son enlèvement :
« Une fille en sortit, que sa mère a celée ;
« Du nom d’Iphigénie elle fut appelée.
« Je vis moi-même alors ce fruit de leurs amours :
« D’un sinistre avenir je menaçai ses jours.
« Sous un nom emprunté sa noire destinée
« Et ses propres fureurs ici l’ont amenée.
« Elle me voit, m’entend, elle est devant vos yeux ;
« Et c’est elle, en un mot, que demandent les dieux. »
Ainsi parle Calchas. Tout le camp immobile
L’écoute avec frayeur, et regarde Ériphile.
Elle était à l’autel ; et peut-être en son cœur
Du fatal sacrifice accusait la lenteur.
Elle-même tantôt, d’une course subite,
Était venue aux Grecs annoncer votre fuite.
On admire en secret sa naissance et son sort.
Mais puisque Troie enfin est le prix de sa mort,
L’armée à haute voix se déclare contre elle,
Et prononce à Calchas sa sentence mortelle.
Déjà pour la saisir Calchas lève le bras :
« Arrête, a-t-elle dit, et ne m’approche pas.
« Le sang de ces héros dont tu me fais descendre
« Sans tes profanes mains saura bien se répandre. »
Furieuse, elle vole, et, sur l’autel prochain,
Prend le sacré couteau, le plonge dans son sein.
À peine son sang coule et fait rougir la terre,

Les dieux font sur l’autel entendre le tonnerre ;
Les vents agitent l’air d’heureux frémissements,
Et la mer leur répond par ses mugissements ;
La rive au loin gémit, blanchissante d’écume ;
La flamme du bûcher d’elle-même s’allume ;
Le ciel brille d’éclairs, s’entr’ouvre, et parmi nous
Jette une sainte horreur qui nous rassure tous.
Le soldat étonné dit que dans une nue
Jusque sur le bûcher Diane est descendue ;
Et croit que, s’élevant au travers de ses feux,
Elle portait au ciel notre encens et nos vœux.
Tout s’empresse, tout part. La seule Iphigénie
Dans ce commun bonheur pleure son ennemie.
Des mains d’Agamemnon venez la recevoir ;
Venez : Achille et lui, brûlant de vous revoir,
Madame, et désormais tous deux d’intelligence,
Sont prêts à confirmer leur auguste alliance.

CLYTEMNESTRE.

Par quel prix, quel encens, ô ciel, puis-je jamais
Récompenser Achille, et payer tes bienfaits !


FIN D’IPHIGÉNIE.