Confidences (Lefèvre-Deumier)/Livre III/Invocation

INVOCATION.


O thou…
Companion of my thoughts alone,
Still hold communion with my heart ;
Cheer thou my hopes, exalt my views,
Be the good angel of my muse.

J.Montgomerry
.


Spirto felice, che, si dolcemente
Volgei quegli occhi più chiari che’l sole :
Già ti vid’ io d’onesto foco ardente
Mover i piè fra l’erbe e le viole,
Non come donna, ma com’ angel sole ;
Di quella ch’or m’ è più che mai presente :
Vieni…

Petrarca
.


Spouse ! sister ! angel ! pilot of the fate

Whose course has been so starless ! o too late

Beloved ! o too soon adored by me !
For in the fields of immortality,

My spirit should at first have worshipp’d thine,

A divine presence in a place divine
Come.

Shelley
.


 Dédaigneux jusqu’ici des formes consacrées,
J’ai laissé de mon luth les cordes désœuvrées
Répondre d’elles-même au vent capricieux,
Que le soir indolent leur apportait des cieux :
Je n’ai point appelé, pour cacher ma faiblesse,
Des Muses d’autrefois la fabuleuse ivresse.

Et jamais d’aucun dieu ma crédule ferveur
N’a rêvé les secours, ou traduit la faveur.
Plus léger que mon char, au seuil de ma carrière,
Je ne connaissais pas cet instinct de prière,
Qui nous aide à poursuivre un chemin commencé.
Aujourd’hui que j’ai vu, sur l’horizon glacé,
Comme un guide inconstant, fuir l’étoile adultère,
Qu’on appelle Espérance, en langue de la terre,
Que jeune encor de jours, mais bien vieux par le cœur,
L’isolement sans terme altère ma vigueur,
J’ai besoin d’implorer, pouf soutenir ma route,
Quelque ange protecteur qui m’aime et qui m’écoute.
Ce sera le plus triste, hélas ! le souvenir,
Puisque, veuf du passé, je n’ai point d’avenir.

Ce sera toi plutôt, dont la main m’abandonne,
Qui m’as fait plus de mal qu’un mourant n’en pardonne,
Qui m’as fait plus de bien que je n’en ai rêvé,
Être bizarre et cher, qui m’étais réservé,

Messager douloureux du sort qui aie réclame,
Qui m’apparus si beau sous les traits d’une femme !
Oui, mon ange, au moment d’exposer, dans mes vers,
L’enfantement de l’homme, achevant l’univers,
L’homme à peine échappé de ses langes de cendre,
Adorant la nature avant de la comprendre,
Multipliant ses sens pour pouvoir la saisir,
Et créant sa compagne à force de désir :
Au moment de poursuivre une œuvre interminable,
Et sondant du Très-Haut l’énigme inexplicable,
D’aller redemander à l’antique Chaos,
Quel souffle féconda la torpeur de ses flots :
C’est toi que je supplie, ô sainte bien-aimée,
Mon épouse, ma sœur, ma pensée animée,
Ou, si l’idolâtrie a quelques noms plus doux,
Ma fille, dis-les-moi ; je te les donne tous.

Comme l’esprit divin sur les fronts qu’il éclaire,
Fais voltiger sur moi ton esprit tutélaire.

Toi, qui veux voir mon nom briller dans le lointain,
Chasse, en m’apparaissant, les brouillards du chagrin,
Et de ce cœur aigri, battu de tant d’alarmes,
Distrais, en t’y posant, l’amertume des larmes ;
Concentre autour de moi ta grâce, ta beauté,
Tes caprices de pleurs, tes élans de gaîté ;
Que je relise encor le ciel dans ton sourire,
Le ciel, où tu m’as dit que l’amour se retire ’.
Ramène à mes foyers, où tu venais t’asseoir,
Ces jours si bien remplis du bonheur de te voir,
Et quand ils reviendront, ralentis leur vitesse.
Rends-moi de mes baisers la prodigue richesse,
Et mes soirs d’autrefois inconnus de l’ennui,
Et mes nuits sans écho dans mes nuits d’aujourd’hui !

Sais-tu combien, sans toi, l’existence est stérile,
Le travail importun, l’étude difficile,
Combien le jour épais se traîne avec lenteur ?
D’un voile sombre et lourd l’obscure pesanteur

Semble, en dépit du ciel, attrister la verdure ;
Les bouquets sont fanés, les ruisseaux sans murmure,
Et les oiseaux, chagrins de ne pas t’écouter,
Quand tu n’écoutes pas, ne savent plus chanter.
Tout a besoin de toi, comme de la lumière :
Je crois que sans ton nom, Maria, la prière
Égarerait dans l’air son vol religieux :
Elle a besoin de lui pour entrer dans les cieux.
Globe orphelin pour moi, la terre, où je respire,
Quand tes regards sont loin, n’a plus rien qui m’inspire,
Et, visible partout où je les vois passer,
Dieu semble aussi partout avec eux s’effacer.
De quel chant saluer le jour qui veut éclore,
Quand l’ombre de l’absence en obscurcit l’aurore,
Ou des feux du soleil, émoussant la chaleur,
De leur miroir nocturne y répand la pâleur ?
Viens donc, de l’univers réchauffant l’énergie,
De mes ailes de plomb bannir la léthargie :
L’aigle ne peut voler dans un ciel ténébreux ;
Mais la gloire est facile, alors qu’on est heureux.

Viens, comme un mot du cœur, qui se change en promesse,
Aux pleurs de la mémoire arracher leur tristesse :
Qu’à force de rêver, de répéter ton nom,
Un rayon de ton âme éclaire ma prison,
Et, sous mes doigts glacés réveillant la peinture,
A mes crayons éteints rattache la nature.

Que j’aimais ses trésors, Maria, quand ta voix
Semblait, en l’admirant, me révéler ses lois !
Je sentais tout le ciel, échappé de ton âme,
Se fondre avec la mienne en essence de flamme.
L’air devenait si pur, quand tu le respirais,
Et les gazons si doux, quand tu les parcourais !
Quand ton ombre, à mes pieds, glissait sur la bruyère,
Un réseau de bonheur couvrait pour moi la terre ;
L’eau pour te réfléchir s’épanchait en miroir,
Le ramier suspendu s’arrêtait pour te voir :
Amoureuse de toi, je croyais qu’une étoile
Ne passait dans les cieux que pour dorer ton voile,

Et je prêtais mon âme à la brise du soir,
Pour baiser tes cheveux moins tremblans que l’espoir ;
De toi seule entouré, partout mon jeune hommage
Pouvait à ta présence ajouter ton image.
Tout est mort maintenant, tout est sombre et blafard ;
Ton autel est partout, l’idole nulle part.
Tout creuse autour de moi mon sillon de misère :
Que la félicité qu’on n’a plus est amère !

Avant de te connaître, et quand j’avais vingt ans,
Comme un espoir de toi, j’ai chéri le printemps.
Que j’aimais le retour des fleurs sur la colline,
Et sur l’arbre encor noir la verdure enfantine,
De sa voûte ondoyante essayant les réseaux !
Dans les bois réchauffés, que j’aimais les oiseaux,
Quand, oubliant l’hiver, leur gaîté rajeunie
Semait sur les buissons sa volante harmonie !
Tout me disait alors : Réponds-y par des vers,
La sève du talent brûle aussi dans les airs.

Cherche aux bords des ruisseaux, dont l’écume est fleurie,
La paix qui s’y balance avec la rêverie ;
Les lilas entr’ouverts parlent déjà d’amour,
Et la gloire sourit dans les rayons du jour.
Tout m’enchantait alors, et, paré d’allégresse,
Au banquet des jardins conviait mon ivresse.
Rien n’appelle à présent mes transports : ton départ
A desséché mon âme, et vieilli mon regard,
Et l’insecte hideux, qui vit dans la poussière,
File autour de mon luth sa toile casanière.

Je déteste aujourd’hui le retour du soleil,
Et des champs repeuplés le verdoyant réveil.
La terre caressante étincelle de charmes ;
L’univers se ranime, et je meurs dans les larmes !
Que me font aujourd’hui ces feuilles, ces ruisseaux,
Et ces mouches d’azur sur les boutons nouveaux,
Ces papillons, ces fleurs, la campagne si belle,
Qu’elle verra sans moi, que je verrai sans elle !

C’est elle qui créait la richesse des cieux,
Et mon brûlant amour la baisait sur ses yeux ;
Elle tue aujourd’hui, cette affreuse opulence,
Qui ne m’offre plus rien, plus rien que son silence ;
Quand elle m’y suivait, la terre était à moi ;
J’ajoutais à ses dons, j’étais dieu, j’étais roi !
Que suis-je maintenant ? Un fantôme qui pleure,
Et qui dit au soleil : Tu ne marques qu’une heure.
Puis d’ailleurs où sont-ils, ces merveilleux trésors,
Qui venaient sur mon luth se traduire en accords ?
Des ailes du printemps la poussière émaillée
A beau, dans les vallons, fleurir éparpillée,
Mon ombre, en y passant, consume les gazons.
Mes chagrins sans ressource ont changé les saisons,
Et comme un crêpe en deuil, jeté sur sa parure,
Un reflet de ma vie a fané la nature.

Toi qui veux, Maria, que je la chante encor,
Ordonne à quelque esprit, dont tu guides l’essor,

De rapporter ton souffle aux cordes de ma lyre ;
Qu’il entende à ta place, et pour te les redire,
Mes sanglots supplians, ces regrets, ces aveux
Que ma bouche isolée adresse à tes cheveux,
Le dernier talisman, le seul et dernier gage
Qu’aient légué tes adieux aux baisers du veuvage ?
Envoie à mon amour un rêve de ta voix :
Comme, au tomber du jour, un long soupir des bois,
Berce, attendris, console une âme envenimée,
Entoure-moi long-temps de ta mémoire aimée !
Que je puisse un instant, retrouvant ma vigueur,
Dans un chant, qui t’enivre, épancher tout mon cœur
Que le monde attentif devine à mes images
Quel souffle inspirateur a dicté nos ouvrages !
Qu’on sente ta présence errer dans tous mes vers !
Et si mon désespoir, flétrissant l’univers,
Ternit sous mes pinceaux les couleurs du langage,
N’accuse, au lieu de moi, que le sort qui m’outrage :
J’aurais pu réussir, en te voyant toujours.
Mes vers n’auraient vécu qu’appuyé sur tes jours ;

J’avais besoin de toi pour alonger ma vie.
Loin de toi, plus d’élans, d’avenir, de génie !
Pour mériter la gloire, il fallait te chérir,
Et t’aimer comme moi, comme moi ! C’est mourir.