Confidences (Lefèvre-Deumier)/Livre III/Cosmodicée

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COSMODICEE.



Love is like understanding, that grows bright

Gezing-on many truths,’tis like thy light,
Imagination ! whieh from earth and sky,
And from the dephts of human phantasy
As tree thousand prisms, end mirrors, fills
The universe with glorious beams, and kills

Error, the worm, with many m sun-like arrow

Of its reverberated lightning.

Shelley


O Liebe, Licht des Lebens,
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Enthraths’le uns die Zirffern
Der aufgerollten Flur,
Des Himmel goldne Chieffern,
Das Sanscrit der Natur

Kosegarten


Amore alma del mondo, amore è mente…
Ma benchè tutti crei, tutto governi.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Posts ha l’a reggia sua ne’ dolci Inmi

De’bei vostri occhi, e’l tempio in questo core.
Tasso


Plus de chants pour l’amour ! Pourquoi s’aventurer
Dans ces limbes du cœur, qu’on ne peut éclairer ?
Il est temps d’abréger ce nébuleux voyage,
Et de porter ailleurs le flambeau du langage.
Quand le monde encor jeune, interrogeant les cieux,
Pour comprendre un orage, y soupçonnait des dieux,

Un sage, s’élançant aux sources du tonnerre,
Attaqua de ces rois le trône imaginaire.
Il osa d’un pied mâle écraser leurs autels,
Et, malgré les clameurs de leurs geôliers mortels,
Secouer les remparts qui muraient la nature.
Virile maintenant, notre raison plus sûre
Doit forcer la prison, qu’il n’a fait qu’assiéger.
Quel autre qu’un poète oserait y songer ?
Lui seul peut, dans ses chants armés d’expériences,
Comme un bélier d’assaut, diriger les sciences ;
Osons donc aborder l’inconnu de plus pr£s.
Peut-être, en approchant, verrai-je ces secrets
Redoubler de leur nuit l’épaisseur obstinée :
N’importe ! ouvrons la route à la lyre étonnée,
Et des pleurs de l’amour affranchissant nos vers,
Au lieu de mes ennuis, déchiffrons l’univers.

Moi, vouloir ébranler cette énigme immobile !
Quelle audace de dieu dans une âme d’argile !

En vain le mot visible est partout incrusté,
Qui peut en épeler la douteuse clarté ?
Le plus large interprète y substitue un rêve.
Assiste du compas, du sophisme, ou du glaive,
Prêtre, législateur, philosophe, ou guerrier,
Chacun de siècle en siècle a voulu l’essayer ;
Mais lequel a percé ses implacables ombres ?
Calculer leurs erreurs, c’est défier les nombres.
Le génie agrandi veut aussi, de nos jours,
De l’insoluble abîme explorer les détours ;
Mais quel navire humain, vainqueur de cette épreuve,
De la création peut remonter le fleuve !
Son courant va plus vite encor que notre orgueil.
Nos pas sur cette mer, qui n’est qu’un vaste écueil,
Au lieu de l’avancer, font reculer la rive :
Tout le monde est en marche, et personne n’arrive.

Arriverai-je, moi, poète sans vigueur,
Dont les larmes d’enfant ont détrempé le cœur ?

Que d’autres, envieux d’un but inaccessible,
Ont usé leur talent à gravir l’impossible i
Des êtres ont paru, dont l’esprit pénétrant,
Jetaient sur le problême un éclair conquérant,
Qui, sondant son dédale aux lueurs de la lyre,
Y lisaient d’un coup-d’œil tout ce qu’on peut y lire ;
Mais semblables au Dieu qui créa l’univers,
Qui sur le flanc des monts, dans les bois, sous les mers,
De ses plans d’unité dispersa les vestiges,
Ces hommes, confidens de merveilleux prodiges,
Ont, portant leurs rayons sur mille points divers,
Eparpillé l’énigme et son mot dans leurs vers.
Leur vaste front peut-être a conçu la nature :
Mais le langage humain, comme un miroir parjure,
En les réfléchissant, a brouillé leurs trésors ;
L’inflni révolté s’est cabré sous leurs mors.
Accablés d’un secret trop fort pour nos organes,
Un sens leur a manqué pour le dire aux profanes,
Et le génie humain, stérile en tout créant,
Dans leur chef-d’œuvre même a signé son néant.


Leur chute, jusqu’ici, n’a retenu personne.
D’une ignorante audace exemple monotone,
On voit, à chaque instant, quelque nouveau mortel,
Aller, de tous côtés, chercher les clefs du ciel,
Remuer les débris de toutes les poussières,
Courir, sans les briser, de barrière en barrières,
De la terre au soleil promener leurs efforts,
Et, sur les flots mouvans du sable de nos bords,
Dresser dans les brouillards leurs échelles de brume.
Vingt fois tombés, leur force à la fin se consume.
Las de voir tous ces flots de mystères épars
Submerger leur pensée, ou noyer leurs regards,
Tous ces grands scrutateurs finissent par suspendre
L’assaut d’un univers qui ne veut pas se rendre.
Ils lèvent le blocus, dont ils cernaient les cieux,
Et l’aile, qu’empruntait leur rêve ambitieux,
Pour fendre de l’éther les vagues étoilées,
Les ramene bientôt de ces mers reculées,

Oublier, sous les fleurs de notre humble horizon,
Le naufrage élevé de leur triste raison.

Eh ! n’imaginez pas qu’aigris par leur défaite,
La nature, pour eux, ne soit plus qu’imparfaite,
Et qu’à ce globe étroit, par la vie enchaînés,
Ces aigles, dans leurs fers follement mutinés,
Refusent d’admirer ce qu’ils n’ont pu comprendre !
Loin de là ! leur esprit, forcé de redescendre,
Rapporte de son vol des secrets d’adorer,
Et jouit du mystère, au lieu d’y pénétrer.
Leur déroute orageuse, irritant leur adresse,
De leurs sens plus subtils a mûri la finesse] :
Le spectacle des cieux, l’habitude des airs,
A de leurs yeux plus vifs alongé les éclairs.
En luttant contre Dieu dans sa magnificence,
Leur âme électrisée a pris de sa puissance :
Elle déborde alors dans leur moindre discours,
Et leur moindre tableau, plus grand dans ses contours,

Que le cadre envieux, qui veut les circonscrire,
Tient de l’immensité, qu’ils ne peuvent décrire.
Esclave, à leur insu, d’un besoin d’unité,
Leur cerveau suit les plans de la Divinité,
Et, d’un germe uniforme imprégnant ses pensées,
Vers un centre commun les guide entrelacées.
N’ayant pu, spectateurs d’un tout à réunir,
L’enfermer sous un mot qui pût le contenir,
Ils cherchent autour d’eux, quand le langage hésite,
Quelque forme idéale, où l’infini palpite,
Quelque flamme vivante, où viennent se liguer
Tous les rayons sans frein, qu’ils n’ont pu subjuguer.
Us veulent, maîtrisant l’éclat qui leur échappe,
Voir, entendre, sentir, toucher ce qui les frappe ;
Alors s’anime en eux un songe inspirateur,
Qui résume, en beautés, l’œuvre du Créateur,
Et de ce nouveau songe entretenant leur âme,
Ils lisent l’univers dans l’amour d’une femme.

Ce n’est pas une femme, un être passager,
Qu’un souffle du printemps voit éclore et changer,
Qu’ils adorent : c’est Dieu sous des formes humaines,
L’abrégé rougissant de tous ses phénomènes !
C’est Dieu, voilé de grâce et de fragilité,
Pour accoutumer l’homme à sa sublimité,
Qui donne et qui reçoit, qui rêve et qui soupire,
Qui bénit d’un regard ce qu’enfante un sourire ;
C’est le dieu, qu’ils sentaient dans leur sein graviter,
Qui prend, sans s’obscurcir, nos traits pour s’attester :
C’est l’œuvre universel exprimé par un être,
Leur poëme animé, qui vient leur apparaître !
Q’ont-ils besoin des vers pour le traduire au jour ?
Le poëme est vivant, il respire ! L’amour
Rend visible à leurs yeux cette intime harmonie,
Qui vibre sourdement dans le sein du génie,
Et le bonheur enfin retient silencieux
L’orgueil explorateur, qui convoitait les cieux.




Ce destin du génie, aveuglé par l’audace,
Dont l’essor novateur veut régenter l’espace,
Qui, de l’immensité s’instituant le roi,
Lui dicte une hypothèse à défaut d’une loi,
Et, de son code enfin déchirant le programme,
Vient abdiquer son vol aux genoux d’une femme ;
C’est le mien, Maria. Risible souverain,
J’ai cru pouvoir, tenant l’univers d’une main,
Y promener de l’autre un sceptre enthousiaste ;
D’un livre sans limite arrogant scholiaste,
J’ai, plongeant dans l’étude un œil réformateur,
Voulu donner au ciel un nouveau dictateur,
Et j’ai, pendant dix ans exilé volontaire,
Cherché dans l’infini le secret de la terre.
J’ai cru même souvent, plein d’un sublime effroi,
Sentir la vérité, qui passait devant moi ;

Mais lorsque, face à face abordant le problême,
J’ai voulu sur sa base assurer mon système,
Sous un lien commun rassembler en faisceau
Tous les germes de Dieu, flottans dans mon cerveau,
Et dans un seul foyer dirigeant la lumière,
Présenter la nature en bloc et toute entière,
Dans son jour désastreux j’ai vu ma pauvreté.
J’ai peut-être, un instant, à la réalité,
D’un travail, qui s’insurge, opposé l’hyperbole ;
Mais voyant diverger, au vent de ma parolej «
Cet essaim de lueurs, qu’il fallait concentrer,
L’ambitieux déchu n’a plus fait qu’admirer.
Du silence et du beau contemplatif élève,
J’ai seulement alors symbolisé mon rêve ;
Et, cherchant dans la vie un écho de mes vers,
Prêté, pour me répondre, une âme à l’univers ;
Puis je t’ai rencontrée, et mon errant hommage,
Du Dieu, que je cherchais, a reconnu l’image,
Et toute ma pensée, ivre d’un nouveau jour,
A, pour mieux t’adorer, passé dans mon amour.


Amour toujours le même, en variant sans cesse,
Son pouvoir éthéré ne craint pas de vieillesse.
Des sages ont pensé que ce monde mortel
N’est qu’une ombre en relief de l’esprit éternel ;
Le poète, à son tour, ne voit, de sphère en sphère,
Qu’un mirage éloquent de l’être qu’il préfère.
Et voilà sous quel prisme aujourd’hui je te voi,
Dans la nuit, qui m’entoure, astre levé sur moi,
Maria, mon bonheur, cher ange, dont les ailes
Jettent sur mes chagrins leur rideau d’étincelles :
Des hauteurs de l’espace à tes pieds descendu,
J’y respire du ciel le souffle inattendu ;
Et mon culte, altéré de la soif des oracles,
S’abreuve, en t’embrassant, de l’air pur des miracles.

Je ne puis séparer l’univers d’avec toi ;
« Devise indestructible, il constate ma foi,

Et toute sa splendeur n’est qu’une hymne immortelle,
Qui me parle de toi, comme tu parles d’elle.
Comme on entend, groupés par un heureux effort,
Mille sons dispersés ne former qu’un accord,
Il semble qu’en toi seule une main tutélaire
Confonde adroitement tout ce qui peut nous plaire.
Je t’aime, Maria, comme on aime le jour,
L’aurore, le printemps, le soleil et sa cour,
Le chant du bengali dans son nid d’églantine,
Ou l’arc-en-ciel qui dort courbé sur la colline.
Richesse, éclat, parfum, mélodie ou beauté,
Tout semble de ta vie un reflet enchanté,
Tout devient un rayon du Dieu que j’idolâtre.
Ce flambeau, dont la nuit vient allumer l’albâtre,
Ce fanal caressant, dont les feux assoupis
De leurs pâles baisers blanchissent nos épis,
Cette étoile, qui semble, au-dessus des nuages,
Consoler de l’effroi qu’inspirent les orages,
Ce silence rêveur, qui berce les forêts,
Tout respire ton nom, ta présence, tes traits.

Où ne te voit-on pas ! Maria, c’est ton âme,
Qui sur le firmament scintille en mots de flamme,
Qui passe dans les airs sur des chars de vapeurs,
Qui parle sur la terre en paroles de fleurs,
Ou que j’entends, le soir, soulever dans la brise
Les frissons écumeux de l’eau qu’elle courtise.
Frêle divinité, toi qui possèdes tout,
Ne me quitte jamais pour que je sois partout :
Donne-moi le soleil, dont l’éclat t’environne,
Et les astres mêlés pour former ta couronne,
Les pleurs du rossignol dans la nuit des rameaux,
Et l’humide ramage échappé des ruisseaux,
Et les voiles mouillés de l’aurore féconde :
Me donner ton amour, c’est me donner le monde.

Oh ! ne me quitte pas, demeure-moi toujours !
Religion vivante, éclose dans mes jours,
Ne m’en dérobe pas le visible symbole.
Comme un autel errant, qui poursuit son idole,

Mon cœur infatigable est partout sur tes pas :
Quoique indigne du dieu, ne l’abandonne pas.
Laisse-moi t’entourer d’un encens de prière.
Du cygne qui s’éveille à son heure dernière,
Quand, sous ses yeux éteints, il voit d’un ciel levant
Flotter, à plis d’azur, le miracle mouvant,
Que le chant de départ soit mon cri d’existence,
Et son cri d’un moment le chant de ma constance !
Vivant dans cet Eden, dont il meurt convaincu,
Que je puisse mourir, comme j’aurai vécu,
Et de mes yeux, baignés de clartés immortelles,
Voir mon éternité briller entre tes ailes !

Oh ! Maria, l’amour n’est pas un feu moqueur,
Qui, dans un jour brûlant, glisse au vide du cœur !
Pouvoir surnaturel, infusé dans la vie,
S’il n’est pas la lumière, il l’a du moins ravie,
Et nous prodigue en roi son généreux larcin ;
C’est la science humaine avec un nom divin.

C’est lui, guide aimanté des sphères vagabondes,
Qui soumet les esprits à la marche des mondes,
Entr’ouvre à l’espérance une porte du ciel,
Et révèle à l’extase un mot de l’Eternel.
Haïr, c’est ignorer ; mais aimer, c’est connaître ;
Et connaître, c’est vivre. Ame et source de l’être,
L’amour n’est qu’un surnom de la félicité,
La première lueur de l’immortalité,
L’immortalité même à la matière unie.
Raison pure et première, essence du génie,
Je touche par l’amour au secret du Très-Haut !
Ce secret compliqué, je le dis dans un mot,
Je t’aime !… Je le dis dans un son de la lyre :
Maria !… Tout mon être à la fois le soupire.
Maria ! te nommer, c’est chanter l’univers !
Echo révélateur des célestes concerts,
Ton nom nous est venu de la langue suprême !
Il semble, en le disant, qu’on devient dieu soi-même.

Oui, de ton nom brûlant le talisman divin
Change en lave de feu ma poussière d’humain.
Verbe mystérieux, dont la clarté m’inonde,
En frappant ma pensée, il m’apporte le monde.
Mais en le prononçant, comment y faire entrer
La foule de trésors, qu’il semble conjurer,
Quand cent fois répété, pour le rendre sensible,
Il semble, à chaque fois, plus riche ou plus flexible,
Comme l’œuvre de Dieu, varier sa splendeur !
Le monde recommence à chaque élan du cœur,
Et je n’ai qu’une forme, un pinceau pour le peindre !
Je tourne autour d’un but, que je ne puis atteindre ;
Je ne quitte un chemin, que pour m’y rejeter.
Je cherche, je demande un mot pour m’attester,
Et quand je l’ai trouvé, j’en altère le charme :
Il lui manque un parfum, une grâce, une larme,
Il glace le délire, en voulant l’inspirer,
Et pâlit le bonheur, qu’il cherche à colorer.
Il faudrait… Je ne sais ce qu’il me faut encore :
Comme un torrent captif, l’extase me dévore.

Ne peux-tu, Maria, toi qui forces d’aimer,
Inventer, pour l’amour, le don de s’exprimer,
Une parole ardente et visible, un langage,
Où chaque son, passant appuyé d’une image,
Frappe d’un même coup les cinq cordes des sens !
Fais-moi jaillir du cœur ces magiques accens :
Je ne puis exister, si je ne me révèle.
Suspends à tes baisers cette langue nouvelle,
Que je puisse, en mourant, la parler une fois,
Presser dans une note au clavier de ma voix,
Tout ce que la nature a de grâce et d’ivresse,
Et jeter aux humains, comme un cri d’allégresse,
Ce défi de bonheur, d’espérance et de foi :
Voilà comme je l’aime ! aimez-vous comme moi ?

Non, personne jamais n’aima comme je t’aime.
Jamais d’autant de pleurs le venimeux baptême
N’a, d’un si fol amour, sacré la déraison :
Nul, des fièvres du cœur distillant le poison,

N’en a poussé si loin la sublime folie.
Brûlant d’enthousiasme et de mélancolie,
Je voudrais tout ensemble exister et mourir,
Vivre, pour te donner tout ce qu’on peut t’offrir,
Ou traînant, comme un poids, ma muette opulence,
Échapper par la mort au tourment du silence.
Heureux, mais plus souffrant qu’heureux de t’admirer,
Je manque de vigueur, de sens pour t’adorer.
Je voudrais d’un regard t’embrasser tout entière,
Et mes yeux impuissans, qu’éblouit la lumière,
Se ferment, aveuglés du bonheur de te voir.
Le ciel a trop du jour limité le pouvoir.
Que ne peut-on sentir ses clartés prisonnières,
Franchir, en s’étendant, le cercle des paupières,
Et des nerfs attentifs les rameaux plus subtils,
En gerbe clairvoyante épanouir leurs fils !
Que ne puis-je sentir, sous l’éclair du salpêtre,
Un rayon visuel courir sur tout mon être,
Et ton image en foule errer autour de moi ?
Je voudrais expirant, enveloppé de toi,

Avoir, pour absorber l’éclat qui me dévore,
Une âme à chaque sens, des yeux à chaque pore.

O misère de l’homme, enfermé dans sa chair,
Qui ne peut respirer tout ce qu’il lui faut d’air,
Et qui, voyant toujours plus loin que sa portée,
Epuise en vains élans sa force garrottée !
Pitoyable néant du cœur et de l’esprit !
Sous nos lèvres toujours l’expression tarit.
L’univers nous appelle ! on rencontre une femme.
On l’aime ! et l’univers, à ses pieds, nous réclame.
Pour chanter sa maîtresse, on déserte les cieux !
On les retrouve en elle, et nos sens curieux,
Qu’entraîne tour à tour une double manie,
Vont se heurter partout aux confins du génie.
Veut-on de l’infini lever les plans épars ?
On se perd. Les voit-on, groupés sous ses regards,
Sous des traits palpitans condenser leur richesse ?
Leur perfide splendeur éblouit la faiblesse,

Et flottant au hasard, comme un vaisseau vivant,
L’homme, d’un pôle à l’autre emporté par le vent,
Sombre dans l’infini que son orgueil explore,
En jetant à l’abîme un cri qui s’évapore.

Des merveilles du monde épris dans ta beauté,
L’hymne de grâce en vain, sur mon luth arrêté,
Veut en fléchir le bronze hypocondre et rebelle,
Sous tes traits, Maria, la nature est trop belle.
C’est en vain, sous tes yeux, que je veux te chanter,
J’ai besoin de te fuir, pour te représenter,
De chercher dans l’absence un voile qui rassure ;
Il faut, en te quittant, diviser la nature.
Je cours, dans nos vallons bondissant au hasard,
Aux éclairs du midi demander ton regard,
Voir, dans cet arc qui vole en flammes nuancées,
La zone prismatique, où tournent tes pensées.
Sur les plis du nuage, errant à l’horizon,
Je dessine des yeux mes sermens et ton nom,

Et quand il part brodé de mes vœux d’esclavage,
J’aime à me figurer qu’il va, dans son voyage,
Initier la terre à ma fidélité.
Dans le narcisse en pleurs, ou le lys attristé,
Dont le velours d’albâtre argente le rivage,
Je baise de ton front la pâlissante image :
Soupir ailé du soir, qui glisse dans les bois,
L’oiseau jette à ma lyre un écho de ta voix :
Comme une perle d’or qui manque à ta parure,
Chaque étoile descend orner ta chevelure,
Et je vois tes cheveux dans ces touffes de fleurs,
Dont la nuit sur leur tige a bruni les couleurs.
Jusque dans les hivers et leurs bouquets de glace,
Je glane, je surprends ton invisible trace ;
Du cercle des saisons les contours variés
Ne forment qu’un chemin, qui ramène à tes piés.
Je t’aperçois partout, et partout je t’écoute.
Chaque trait que j’admire en est un que j’ajoute
A ce portrait inné que je traîne avec moi,
Et je meurs de ton ombre en m’éloignant de toi.




Cette fièvre du cœur, crois-tu qu’on en guérisse,
Mon ange, et que jamais un tel amour vieillisse ?
Jamais. Scion sacré de quelque arbre immortel,
Quand l’amour créateur s’entrelace à l’autel,
S’inspire, se nourrit des beautés qu’il contemple,
Et comme l’Éternel s’incorpore à son temple,
Qui pourrait annuler ses vivaces éclairs ?
Il faudrait, pour l’éteindre, abroger l’univers.
Et. qu’on ne dise pas que sa flamme énervée
Dégénère, une fois à son faîte arrivée !
Pourquoi cette inconstance ? Astre intellectuel,
L’amour, comme la terre errante aux champs du ciel,
Ne peut-il, chaque année, à sa courbe fidèle,
Poser, près du soleil, une borne nouvelle ?
L’amour vrai ne déroge, ou ne décroît jamais :
Quand il ne monte plus, il change de sommets.

Non, Maria, l’amour, tel que je l’interprète,
Ne peut pas s’éclipser dans le cœur du poète :
Tant qu’un nouveau déluge, ameutant ses fléaux,
Ne reconstruira pas le cercueil du chaos,
L’amour que tout nourrit, l’amour que tout augmente,
S’abreuvera partout d’un suc qui l’alimente.
Tout lui parle, il comprend cette algèbre de feux,
Dont les signes lactés se combinent entre eux,
Et blasonnent du ciel l’interminable page :
Pour lui seul ici-bas l’inconnu s’en dégage.
Comme un mot de sa langue il traduit l’ouragan.
Il rattache sa vie au foyer du volcan,
Dont les bonds convulsifs font trébucher la terre.
Aigle désordonné, qui porte le tonnerre,
Il traverse, à plein vol, les tempêtes du cœur,
Ou, comme le ramier, palpitant de langueur,
L’œil mouillé de désirs et noyé de tendresses,
Sous les ailes, qu’il aime, il cache ses caresses.

L’amour, l’amour est tout ! Dieu multiple et vital, Comme les dieux géants du Gange oriental, On voit ses mille fronts, ceints de mille couronnes, Planer sur tous les cieux du haut de tous les trônes. Il est ce feu subtil qui, par l’homme inventé, Dans les veines du globe y serpente incrusté. Il vit comme les fleurs, qui meurent pour renaître, Comme l’eau qui s’écoule, et qu’on voit reparaître. Tant qu’il existera des sources et des fleurs, Un luth, un rossignol, un ciel et des couleurs,
Une lueur d’espoir à la tombe ravie, Une étoile, une terre, il est là ! c’est la vie, L’ame, le mouvement, la lumière, le feu : C’est la sève du monde et l’essence de Dieu, L’expression de tout, son principe et sa cause : C’est la pensée humaine à son apothéose.

Plus de chants pour l’amour, ai-je osé murmurer ! Que nous reste-t-il donc alors à célébrer ?

Si des sources du ciel les merveilles fécondes
Vont concentrer en lui les trésors de leurs ondes,
Si c’est l’amour enfin qui devient l’univers,
Comment, en l’expliquant, l’enfermer dans nos vers ?
Le changement du nom change peu le problême,
Et le mot de l’énigme en est une lui-même.
Oui, oui, j’avais raison, plus de chants pour l’amour !
Faut-il pour en jouir savoir d’où vient le jour ?
Qu’importe sous quels traits la nature m’arrive,
Si transparente ou sombre, abstraite ou positive,
Chacun de ses bienfaits nous présente un écueil,
Où même, en le sondant, va chavirer l’orgueil !
Loin donc la vanité de vouloir tout décrire !
Aux pieds de mon bonheur je veux briser ma lyre.

Je t’aime, Maria, sans pouvoir l’exprimer ;
Je ne puis rien qu’aimer, toujours, toujours aimer,
Toujours te voir, toujours t’écouter et t’entendre.
Toi ! ne te lasse pas d’un hommage si tendre,

Comprends tout mon silence imprégné de secrets,
Et ne me quitte pas, Maria, j’en mourrais.
Ta présence est le jour, ta fuite l’agonie :
Laisse-moi dans tes bras me bercer de génie,
Y savourer le ciel et sa sérénité,
Deviner, pressentir, respirer sa clarté,
Et, même en l’adorant, oublier la nature….
Dieu, mon Dieu ! je retourne à mon premier murmure.
L’immensité pour moi se rattache à ton nom,
Et je ne vois que lui peupler mon horizon.
Tout ce que j’imagine est comme un nœud de flamme,
Qui suspend, Maria, l’univers à ton âme :
Je ne puis rien trouver qui ne t’écrive au jour,
Et mon cœur n’a qu’un cri, comme il n’a qu’un amour.
Tout m’est un chant d’hymen, et ce poëme immense….
Quand je crois qu’il finit, je sens qu’il recommence.