Confidences (Lefèvre-Deumier)/Livre III/Ombra adorata

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OMBRA ADORATA.


Oh ! music, miraculous art, that make the poet’s skill a jest ; revealing to the soûl inexpressible feelings by the aid of inexplicable sounds ! — Thou eanst speak to the secrets of a man’s heart as if by inspiration.
Anonym.


O my love ! my wife !
… I will stay with thee :
And never from this palace of dim night
Depart again : here, here mil I remain

With worms that are thy chambermaids : o here

Will I set up my everlasting rest.

Shakespeare.


What death more pleasant conld my heart wish to abyde

Than tint which suffreith here now, so nere thy frendly syde

Or else so glorious tombe how could my youth hâve craved

As in one selfe same vault with thee haply to be ingraved.
Arthur Brooke.


Ne parlez pas des vers ! leurs flèches émoussées
Ne tirent pas de sang de nos âmes glacées :
Elles piquent l’écorce, et ne pénètrent pas.
Seule de tous les arts, la musique, ici-bas,
Sait ranimer du cœur la voix long-temps muette,
Embellir le présent du passé qu’on regrette,

Et, nous cachant les maux qui pourraient le ternir,
Comme un rêve sonore, évoquer l’avenir.
Tous ces vers, dont l’esprit est l’écho tributaire,
Y traînent après eux le limon de la terre :
La musique, plus pure, est une voix du ciel
Qui rend, en l’écoutant, l’homme immatériel.
On dirait qu’échappé des astres d’Ausonie,
Un ange étend sur nous ses réseaux d’harmonie,
Ou, caressant nos fronts de ses ailes d’encens,
Comme un parfum subtil se glisse dans nos sens.
Langue des séraphins, que parlait Cimarose,
Toi seule nous instruis de notre apothéose !
Que du barde, un instant, le génie exalté
S’élance de ce monde à l’immortalité,
Son vol poudreux et lourd touche à peine à la nue :
Mais toi, fleuve échappé d’une mer inconnue,
Dont la pente y remonte en flots mélodieux,
Tu remportes notre âme à la source des cieux.

Les accens du poète auront beau l’entreprendre,
Us reçoivent la vie, et ne peuvent la rendre :
Créateurs impuissans, nos plus mâles accords,
Quand ils veulent créer, galvanisent des morts :
Eclair capricieux, la rapide pensée,
Dans les nœuds du langage, expire embarrassée :
Perdu dans le dédale et la nuit du discours,
Un rayon de bonheur s’éteint dans leurs détours ;
La mémoire, infidèle au but qu’elle s’impose,
Oublie, en les contant, tous les faits qu’elle expose ;
Et la douleur ! qui peut, mesurant ses revers,
Imprégner de sanglots le tissu de ses vers !
Les mots, dont on les peint, refroidissent les larmes :
Combats mystérieux, où nous luttons sans armes,
Il faut, pour exprimer nos chagrins venimeux,
Des cris, des chants, des voix, des sons vagues comme eux.
Lumière accentuée, errante sur la terre,
La musique, elle seule, en surprend le mystère,
Et, pour mieux enivrer nos sens qu’elle traduit,
Laisse, en les éclairant, leurs secrets dans la nuit.


Exhalé d’une tombe, où médita Shakspire,
Et sur nos bords charmés envoyé par la lyre,
Qui n’a pas entendu cet hymne consacré,
Où l’accent du triomphe est si désespéré :
« Ombre adorable et pure, attends-moi, Juliette ! »
D’une joie éplorée idéal interprète,
Quel démenti sublime à l’horreur du cercueil,
Et quel drame complet dans un seul cri de deuil !
Dépliez donc vos vers près de ce deuil suprême,
Vous paraîtrez plus froids que le sépulcre même.
Fouillez tous les secrets du cœur de Roméo,
Quand, levant à genoux les voiles du tombeau,
Il croit voir sur ces traits, où la pâleur ondoie,
Le néant qui balance à dévorer sa proie :
Faites rire ses pleurs, quand, défiant le sort,
Sa coupe de poison porte un toste à la mort,
Et regardez votre âme : elle est toujours glacée.
C’est que toute parole énerve la pensée,

Quand il faut remuer ce chaos de douleurs,
Qui se presse au cerveau, sans forme et sans couleurs,
Comme à travers le ciel, en travail de l’orage,
Le tumulte houleux d’une mer de nuage.
Levier mystérieux comme le désespoir,
Le chant seul a des cris, qui peuvent le mouvoir.
Aussi suivez en vous cet hymne de bravoure,
Ce salut du malheur au trépas qu’il savoure !
Chacun de ses soupirs nous évoque un tableau,
Qui fait battre en nos cœurs le cœur de Roméo.
On sent qu’à chaque note il reprend sa maîtresse :
A part dans son amour, il l’est dans sa détresse ;
On sent que son tourment, qui ne peut plus monter,
Doit descendre au sourire, afin de s’attester.

Souvent le suicide est un dernier blasphême,
Un complot contre soi, qui s’attaque à Dieu même
Fatigué de ces fers, qu’on nomme adversité,
Du cachot de la vie on s’évade irrité,

Et nos sanglans adieux ont le cri de la haine ;
Mais lui… quand il la brise, il aime encor sa chaîne.
A notre humble séjour qu’a-t-il à reprocher ?
Le ciel, en lui rendant celle qu’il va chercher,
Fera-t-il plus pour lui que n’avait fait la terre ?
N’a-t-il pas dès ce monde, essayant d’une autre ère,
Touché, par le bonheur, à la Divinité,
Et dépassé l’espoir par la félicité !
Dans les bras de l’amour traversant l’existence,
Lui, qui n’a jamais vu se ternir d’inconstance
Le cristal azuré de son jeune horizon,
Pourrait-il, en partant, flétrir, sans trahison,
La patrie où son âme apprit l’heur d’être aimée,
Et qui de sa maîtresse est encore embaumée ?
Non, l’amour partagé, c’est notre premier ciel :
Si la mort, qui l’éteint, le rallume immortel,
C’est donc moins son sommeil que son but qu’il envie :
La mort n’est qu’un chemin qui ramène à la vie.
C’est un hymen de plus, qu’il n’avait pas compté,
Que va sur son autel serrer l’éternité,

Et, courant au-devant de sa sainte conquête,
Le cercueil nuptial s’ouvre à son chant de fête.

« Attends-moi, lui dit-il, Juliette, attends-moi ;
» Je commence à mourir pour revivre avec toi !
» Ombre adorable et pure, attends-moi, Juliette :
» Je te suis ! Dans le ciel, où ton cœur me regrette,
» Tu n’auras pas long-temps appelé Roméo :
» Je me meurs ! Oui, déjà l’air béni du tombeau,
» Comme un souffle du ciel, voltige sur ma tête :
» Viens reprendre mon âme au monde qui l’arrête ;
» Reçois-moi la première au seuil du Paradis ;
» N’entrons pas divisés sous l’or de ses parvis.
» Oh ! viens, que ta présence, invisible et sacrée,
» Presse en moi de la mort la lenteur égarée !
» Te voilà… je le sens… le poison t’obéit…
» Il ne me trahit pas… Mon front s’appesantit :
» Mon sang, ivre de froid, en frissons s’évapore ;
» Pose-toi sur mon cœur pendant qu’il bat encore ;

» Qu’il batte en s’éteignant, comme il battit toujours !
» Nous n’avons pas, hélas ! pu mêler tous nos jours ;
» Mais nous pouvons, au moins, marier notre cendre.
» Accours, accours du ciel, si tu peux en descendre ;
» Que Roméo se meure, en s’appuyant sur toi !
» Attends-moi, Juliette ! à mon ombre, attends-moi ! »

Changez en sons plaintifs ces transports d’harmonie,
Qu’efface de mes vers la dormante aphonie,
Et voyez si son âme, ivre de défaillir,
Dans son ciel funéraire ira s’ensevelir.
Courbé sous un exil, dont la mort le délivre,
Si vous voulez qu’il pleure, ordonnez-lui de vivre.
Mais quand fuyant ce monde, à ses yeux dévasté,
Il croit toucher les bords de l’immortalité,
N’allez pas lui donner les larmes du vulgaire ;
Que ferez-vous de lui, si Dieu, dans sa colère,
De son second hymen révoquant le flambeau,
De l’ombre qu’il poursuit dépeuple son tombeau,

S’il voit que son Éden, dont un Dieu le rejette,
Redescend sur la terre où revit Juliette,
Si, croyant par la mort son divorce abrogé,
Son divorce renaît par la vie alongé ?

C’est alors que, cédant à ce surcroît d’alarmes,
Doit éclater au cœur l’anévrisme des larmes :
C’est là que, déployant ses efforts ramassés,
L’art doit trouver des pleurs qu’on n’ait jamais versés ;
Ou plutôt c’est ici que tout génie expire,
Et coupe, en se taisant, les cordes de la lyre.
Tous les arts, en un seul pétris par la douleur,
Ne descendront jamais jusqu’au fond du malheur,
Ne monteront jamais au faîte du martyre ;
Il a fait reculer la plume de Shakspire.
Ne creusons pas non plus ce gouffre de terreur :
Laissons à Roméo son ivresse d’erreur ;
Son âme n’aura pas fini d’ouvrir ses ailes,
Que d’autres s’ouvriront pour voler avec elles.

Au-delà de sa joie élevant un remord,
Ne gâtons pas du moins l’extase de sa mort !

Que son deuil radieux respire d’espérance !
Toi qui vas, Maria, prête à quitter la France,
Dans un trépas qui souffre, en partant, me bannir,
Étourdis sous tes chants ce lugubre avenir.
Garant mélodieux d’un amour sans rupture,
Redis-moi de cet air le musical augure ;
Que je puisse du moins rêver, en l’écoutant,
Un hymen immortel sous mes nœuds d’un instant,
Sentir, sous mes adieux, refleurir tes promesses,
Et, rattachant de loin ma vie à tes caresses,
T’envoyer sur des sons mon âme à rassurer !
« Attends-moi, Maria, je me meurs de pleurer.
» Envoie à ma tristesse un ange qui t’ait vue,
» Qui m’apporte ton ombre à son vol suspendue ;
» Que je lui donne aussi ma prière à porter,
» Un songe de bonheur, où nous puissions rester ;

» Qu’il m’apporte un parfum de l’air où tu respires,
» Un souffle de ta voix, un seul de tes sourires,
» Et te redise, à toi, mes accens oubliés :
» Attends-moi, Maria, pour mourir à tes piés. »