Invocation (Laprade)

Poèmes évangéliquesLévy frères (p. 9-22).


Invocation

 

I



Viens, Esprit créateur, visite ma pensée ;
Dans la nuit de mon cœur fais briller le vrai jour.
Par toi seul toute force à l’âme est dispensée,
Descends, Esprit du ciel, dont le nom est AMOUR !

Tout procède de toi procédant de Dieu même ;
C’est toi qui de son Verbe accomplis les desseins ;
Par un don gratuit tu fais la part suprême
Dans l’œuvre du poëte et dans l’œuvre des saints.

Esprit ! tout vient de toi : ces pleurs dont je m’enivre,
Ce feu né de ton nom rien qu’en le prononçant,
Et l’effroi dont je tremble, au début de ce livre,
De l’homme qui l’écrit si tu dois être absent !


Esprit ! toute beauté que l’on voit ou qu’on rêve,
La blancheur sur les lis, dans les âmes la foi,
Le soleil après l’ombre et l’espoir qui se lève,
Le regard d’un ami… c’est un rayon de toi.

Esprit ! sève de tout, des chênes et des roses ;
Par toi le bouton d’or sourit sur les prés verts ;
Par toi l’Océan gronde ; et c’est toi qui déposes
Le miel au fond des fleurs comme au fond des beaux vers.

Sois mon âme et mon sang ! et coule avec largesse,
Esprit qui fais chanter les flots, les vents, les bois !
Esprit de charité, de force de sagesse,
Pense avec mon esprit et parle avec ma voix !


II



Je t’invoque et je crains ! tu m’as ailleurs, peut-être,
             Assigné mon devoir.
Peut-être, en mon orgueil, je viens, comme un faux prêtre,
             Usurper l’encensoir ?

A la commune glèbe ai-je dû me soustraire ?
             Parle-moi sans détour,

Esprit ! faut-il semer dans le sillon vulgaire
             Mon pain de chaque jour ?

« Le glaive et le marteau, la charrue à conduire
             C’est le lot des humains ;
Et Dieu n’a concédé les pinceaux ou la lyre
             Qu’à de bien rares mains.

Quoi ! le poids de la lance ou du hoyau t’accable,
             O débile rêveur !
Et tu m’offres tes reins, ouvrier misérable,
             Pour porter le Seigneur !

Comme le fier Jacob, tu vas, lutteur étrange,
             Toi qu’un coup d’aile abat,
Près de l’échelle d’or, tu vas offrir à l’ange
             Un éternel combat ! »


III



Esprit ! je me connais ; je m’accuse et je tremble.
Éperdu de désir et d’effroi tout ensemble,
             J’hésite sur le seuil.

Vous savez, ô mon Dieu ! lisant au for interne,
Si les fibres du cœur qu’à vos pieds je prosterna
             Ont résonné d’orgueil !

Non, je n’ai pas cherché ma force dans moi-même ;
Je l’implore de vous, j’attends et je vous aime :
             Parlez-moi quelquefois !
Je sais que le poëte, en son art difficile,
Est maître d’autant plus qu’il s’est fait plus docile
             A votre seule voix.

L’artiste est le trépied rayonnant et fragile ;
L’homme fournit en lui les charbons et l’argile ;
             Toi seul y mets le feu.
Le poëte est le flot, la feuille qui palpite ;
Il doit son harmonie au souffle qui l’agite,
             A ton souffle, ô mon Dieu !

Mes fautes, mes ennuis, Seigneur, ont clos ma bouche ;
Mais tu peux en tirer, si ton esprit la touche,
             Des accords, des leçons.
Les lyres d’ici-bas devant toi sont égales,
Et tu prends tour à tour le cygne et les cigales
             Pour dire tes chansons.


IV



Ô Christ ! si, pleins de ta doctrine,
Mes chants savent la faire aimer,
Que l’Esprit souffle en ma poitrine,
Seigneur, dût-il me consumer !
Mon cœur se brisera peut-être
En vibrant sous tes doigts, ô Maître !
En répétant ton nom béni.
Touche-moi de ces vents sublimes
Qui font sur les flots des abîmes
Gronder l’écho de l’infini.

Quand mon âme est comme une pierre
D’où nulle voix ne peut sortir,
Foudroyez ! si votre tonnerre
Peut seul me faire retentir.
Pourvu que mon cœur vous annonce,
Mon Dieu, frappez-moi, je renonce
A tous les bonheurs d’ici-bas…..
Que la charité me féconde ;
Qu’en moi votre parole abonde ;
Pour la porter au bout du monde,
Je suis prêt à tous les combats.


Frappez, frappez, je me résigne.
Mais pendant que je souffre, au moins,
Seigneur ! montrez-moi par un signe
Que je suis un de vos témoins.
Si j’ai fait naître une prière,
Si j’ai fait poindre une lumière,
Et si quelque noble paupière
Sur ce livre pleure à son tour,
C’est assez ! ou joie ou supplice,
Que tout le reste s’accomplisse,
Je bénirai l’amer calice,
Si je suis poëte… un seul jour !


V



Je l’ai tenté : docile aux maîtres d’Ionie
J’ai poursuivi d’amour leur sereine harmonie ;
Sur les pas de la Muse et des trois Charités
J’ai fréquenté le Pinde et ses bois désertés.
J’appris à marier, dans Athènes ma mère,
Le verbe de Platon et la lyre d’Homère.
L’écho religieux d’Orphée et de Linus
M’a parlé dans la Thrace et les temps inconnus ;

Et, pressant les beaux fruits de la sagesse antique,
J’en ai fait, sous mes doigts, jaillir le vin mystique.

Puis les chênes gaulois m’ont dit tous leurs secrets ;
J’ai traduit aux humains la chanson des forêts.
J’ai, sous les noirs sapins, comme un fils des Druides,
Écouté les esprits qui leur servaient de guides,
Et, la verveine au front, avec la serpe d’or,
Du gui sacré de chêne invoqué le trésor.
Saignant des coups portés à mes forêts divines,
J’ai maudit notre engeance acharnée aux ruines ;
J’ai noté les accords des derniers sommets verts,
Et l’âme du grand chêne a parlé dans mes vers.

Maintenant j’ose plus et j’attends plus de grâces :
Sur les moûts de Juda je vais chercher vos traces,
O Christ ! dans votre champ, je vais près du chemin,
Après les moissonneurs choisis de votre main,
Glaner quelques épis du grain sacré qui reste,
Et pétrir aux enfants un peu de pain céleste.
J’ose ouvrir l’Évangile et chanter à mon tour,
Au pied du Golgotha, le cantique d’amour.
J’ose m’aventurer, ô croix ! sois ma boussole,
Sur le vaste océan de la sainte parole.
Je descends seul et nu, plongeur audacieux,

Dans l’abîme sans fond qui contient tous les cieux.
Nul homme, je le sais, nul poëte, en ses veilles,
N’en pourrait esquisser les lointaines merveilles ;
Mais livrez-moi, — pour prix de tant de pleurs amers, —
Une, et la moindre, ô Christ ! des perles de vos mers !
Et j’aurai fait briller, dans notre nuit mortelle,
Un de ces noms vivants par qui Dieu se révèle.


VI



Maintenant, ô Jésus ! il m’est permis, je crois,
             De monter au Calvaire,
Parcourant vos sentiers et prêchant de la croix
             L’enseignement sévère.

Si vous nous pesez tous au poids de nos douleurs,
             Si la souffrance est bonne,
Si de vos ouvriers ceux-là sont les meilleurs,
             Qu’elle tord et façonne…..

Son marteau qui retombe, hélas ! incessamment,
             Son feu qui me dévore,
Peut-être ont, dans mon cœur, forgé votre instrument
             Plus pur et plus sonore.


Si les plus durs aciers dans nos pleurs sont trempés,
             Mon glaive est prêt, ô Maître !
Si votre amour se juge aux coups que vous frappez,
             Ah ! vous m’aimez peut-être.

Mon printemps est fini ; court et triste printemps,
             Trompé par quelques rêves.
Sous les mêmes soleils des saisons que j’attends,
             Le froid n’a plus de trêves.

Je connais le faux jour que ces soleils nous font.
             J’ai vidé l’urne amère,
Et n’y trouve plus même, en remuant le fond,
             L’espoir, pauvre chimère.

J’eus mes jours de révolte, et ma bouche, — ô pardon ! —
             S’est ouverte au blasphème ;
Mais je n’ai pu longtemps croire à votre abandon,
             Mon Dieu ! car je vous aime.

Et maintenant je dis : O douleur ! frappe encor ;
             Jette-moi sur l’enclume ;
S’il faut encor du feu pour me changer en or,
             Que ton brasier s’allume,


Qu’importe tous les maux ! mon nom même en débris
             Sous les dents des couleuvres…
Si je deviens un jour, ô Seigneur ! à ce prix,
             L’ouvrier de vos œuvres.

Foulez mon cœur saignant, à vos pressoirs offert
             Comme un fruit de la vigne.
Pour parler de Jésus s’il faut avoir souffert,
             Peut-être en suis-je digne !


VII



C’est l’homme et le martyr, mais non le Dieu vivant,
Que j’évoque aujourd’hui sous mon pinceau fervent.
Je viens montrer le frère en exemple à ses frères ;
J’ai chassé de mon cœur les pensers téméraires ;
L’apôtre seul, touché par les langues de feu,
Dira la majesté du Verbe égal à Dieu ;
Moi j’adore en son nom et je baisse la tête ;
J’y crois, et je le sais ineffable au poète.
Mais ce Christ, ce Sauveur qu’on implore à genoux,
Il fut pauvre et souffrant et triste comme nous.

Oui, quel que soit le nom dont au ciel on le nomme,
Votre fils est aussi, mon Dieu, LE FILS DE L’HOMME.

Ce Christ que je veux peindre, il a les yeux en pleurs ;
Je le comprends, il est notre frère en douleurs.
Fils d’Adam comme nous, le mal le sollicite ;
Il reçoit du démon l’infernale visite.
C’est lui qui, dans sa force affermissant les bons,
Vint triompher pour nous du piège où nous tombons.

Jésus, de nos péchés se faisant la victime,
Nous est semblable en tout, excepté par le crime.
Je puis donc l’exprimer, car c’est l’homme éternel,
Ce Christ qui s’abreuva de vinaigre et de fiel, .
Celui dont le travail durcit les mains actives ;
Ce Christ, non du Thabor, mais du mont des Olives,
Qui put dire, au milieu des affres de la croix,
Que Dieu l’abandonnait, et qui cria trois fois !
Toutes ses actions nous parlent, nous enseignent,
Et sa chair saigne encor dans nos membres qui saignent
Jésus, Jésus mourant vit et palpite en moi,
Il prendra par l’amour les cœurs privés de foi.

Mais, pour parler de lui, j’ai besoin de sa grâce ;
Je l’invoque en pleurant par sa croix que j’embrasse ;

En écrivant son nom par le siècle oublié,
J’apporte dans mon œuvre un cœur humilié.
Des humaines clartés je connais l’indigence.
Je prosterne, ô mon Dieu ! ma pauvre intelligence ;
Vous seul de la sagesse y répandez le sel.
Hors l’éclair émané du Verbe universel,
Chez moi, poëte obscur, chez les voyants célèbres,
Il n’est, dans tout esprit, qu’erreurs et que ténèbres…..

O Père tout-puissant que nul ne prie en vain,
Illuminez-moi donc par ce Verbe divin !


VIII



O raison incréée ! ô Verbe !
Hormis ton rayon qui nous luit,
Rien n’est dans notre esprit superbe,
Rien… qu’une épaisse et lourde nuit.
Viens donc, ô clarté souveraine,
Viens, de toute sagesse humaine
Éclipse en moi le vain flambeau.
C’est quand l’homme en nous fait silence,
Que l’harmonie éclate et lance
Le vrai dans la splendeur du beau !


Pour que ma voix soit la parole,
Dans mon être, ô Verbe vainqueur !
Descends comme une foudre ! immole
Et la chair et l’orgueil du cœur.
Qu’un charbon épure ma bouche.
Qu’un ange, gardien farouche,
Compte les mots qui jailliront ;
Que son glaive veille à ma porte,
Afin que nul passant ne sorte
S’il n’a votre sceau sur le front.

Seigneur, à l’insu de moi-même,
Si, folle en ses témérités,
Ma bouche enseignait le blasphème
Des adorables vérités…..
Si mon œil offense un mystère,
Si jamais la pudeur austère
Rougit de mes vers imprudents….
Faites, comme un fruit de Gomorrhe,
Tomber ma langue, que j’abhorre,
En cendre infecte sous mes dents.

J’ai choisi le don de la lyre.
Même au prix de tout mon bonheur,
Mais si mes chants, dans un délire,

S’élevaient contre vous, Seigneur !
Si l’erreur que notre âge expié
Attachait une corde impie
A l’or du divin instrument….
Comme un fer blanchi dans les flammes,
Qu’il se colle à mes doigts infâmes
Et se fonde en me consumant !

Non ! cette œuvre où Jésus doit vivre
Ne vous méconnaîtra jamais ;
Si j’ai longtemps rêvé ce livre,
O Christ ! c’est que je vous aimais.
Je veux, je veux que chaque page
Monte vers vous comme un hommage ;
Qu’on puisse l’ouvrir au saint lieu ;
Et qu’innocent par ses doctrines,
Il verse au moins dans les poitrines
L’amour des hommes et de Dieu.