À ma mère (Laprade)

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Poèmes évangéliquesLévy frères (p. 1-7).
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À ma mère


 
Il est à vous ce livre issu de la prière :
Qu’il garde votre nom et vous soit consacré ;
Ce livre où j’ai souffert, ce livre où j’ai, pleuré,
Ainsi que tout mon cœur, il est à vous, ma Mère !

J’y mets tout ce que j’ai d’espérance et de foi,
Ma plus ferme raison, mes ardeurs les plus hautes,
Mon âme entière… hormis ses erreurs et ses fautes ;
L’œuvre en est donc à vous, ma Mère, plus qu’à moi.

Car, dans moi, rien n’est bon qui ne vous appartienne,
A vous, cœur simple et fort, d’où l’orgueil est absent,
Ma Mère ! et vous m’avez donné de votre sang
Plus qu’un enfant jamais n’en reçut de la sienne.


Ma vie est toute en vous : le tronc et les rameaux
Ne sont pas mieux soudés que mon cœur et le vôtre ;
Et chaque coup de vent qui fait pleuvoir les maux,
S’il frappe un de nous deux, nous courbe l’un et l’autre.

Nous sommes, en deux parts, une seule âme encor.
J’ai de vous, ô ma Mère ! avec trop de mélange,
Ce que l’homme tombé peut conserver de l’ange :
Dieu mit le même sceau sur mon cuivre et votre or.

Ah ! puissé-je en garder l’empreinte ineffacée
Et le peu qui m’échut de votre pur métal !
Vous êtes ma prière et ma bonne pensée,
La voix qui m’avertit sur le penchant du mal.

Si, même avant cette heure où la grâce me touche,
Je sentais, dans ma nuit, Dieu présent et vainqueur,
Si j’invoquai toujours son vrai nom dans mon cœur,
C’est que j’avais appris ce nom de votre bouche.

Né dans un temps rebelle à prononcer : Je crois !
J’ai payé le tribut à ses erreurs funèbres ;
Mais, pour me retrouver, du fond de ses ténèbres,
Je vous voyais marchant au chemin de la croix.


Du savoir orgueilleux j’ai trop subi le charme.
De la seule raison acceptant le secours,
Je demandai ma force aux sages de nos jours ;
Leur sagesse a laissé mon cœur faible et sans arme.

Si, pourtant, j’évitai l’écueil le plus fatal,
Ces chutes où périt même la conscience ;
Si je discerne encor et déteste le mal,
Ah ! ce n’est pas un don de l’humaine science !

Des périlleux sentiers si je sors triomphant,
C’est que mon cœur, toujours docile à vos prières,
Laisse en vos douces mains et chérit ses lisières,
O ma Mère ! et qu’enfin je reste votre enfant.

Oui, lorsqu’au fond du mal tombe une âme asservie,
Sans retour vers l’honneur quand un homme se perd,
Cherchons à son foyer méprisable, ou désert…
Une mère chrétienne a manqué dans sa vie.

Merci, mon Dieu, merci, vous frappez en aimant !
Vous n’avez à mon âme épargné nulle épreuve,
Vous mélangez de fiel toute onde où je m’abreuve,
Vous m’avez fait un cœur qui saigne à tout moment.


Tout mon être est en soi trouble et tristesse amère ;
Je marche sans espoir et sans force, ô Seigneur !
Mais j’ai reçu de vous bien plus que le bonheur ;
Vous m’avez donné tout en me donnant ma Mère.

Si j’eus, dans l’erreur même, un culte ardent du bien,
Dès que je l’entrevois si le vrai beau m’enflamme,
Poëte, tout mon feu s’est allumé du sien :
L’éclat est sur mon front, le brasier dans son âme.

L’humble paix des vertus et des devoirs obscurs
A gardé votre cœur ignorant de lui-même ;
Ange vu dé nous seuls, ce foyer et ces murs
Sont à jamais restés votre horizon suprême.

Vos jours pleins de travail, austères, soucieux,
Hors l’amour de nous trois, n’ont jamais vu de fête ;
Mais vous aurez aussi, ma mère, je le veux,
Du soleil et des fleurs autour de votre tête !

Sur ce lit de douleurs où, le cœur résigné,
Vous souffrez vaillamment pour que Dieu nous pardonne.
Avant le prix céleste au martyre assigné,
Mère, je veux aussi vous mettre une couronne.


Voici ma poésie : elle sème, en pleurant,
Ses fleurs sur votre front ceint du bandeau d’épines ;
Il ne m’appartient pas ce don que je vous rends :
Éclose en moi, la fleur a chez vous ses racines.

Mais l’instant du soleil pour vous-même est venu ;
Il faut qu’à votre nom j’attache une auréole.
Dieu voudra que ton feu, dans l’ombre contenu,
Grande âme de ma mère, éclate en ma parole !

Peut-être, à mon foyer, de ce culte immortel
Je devais le secret qu’à ces rimes je livre ;
Sans doute, pour le nom que j’inscris sur ce livre,
Mon cœur silencieux est un plus digne autel.

J’ai tort de le graver sur quelques feuilles vaines
Qui vont tourbillonner dans l’ouragan humain,
Et que le vent d’oubli doit emporter demain ;
C’est jeter dans les flots le pur sang de mes veines.

C’est que votre pensée est en moi comme un feu ;
Je ne puis enchaîner cette âme de ma vie ;
Elle déborde en moi lorsque je chante ou prie,
Et votre nom s’échappe avec celui de Dieu.


Parfois, d’ailleurs, trompé sur ces chants éphémères
Que je dis, tout en pleurs, assise vos genoux,
Mon esprit croit trouver l’accord digne de vous,
L’hymne de tous les fils fait pour toutes les mères !

Ah ! meure, avec le don à mon repos fatal,
Le labeur de ma vie. et mon nom et mon livre,
Si Dieu veut que j’écrive un mot qui puisse vivre
Comme l’écho sacré de l’amour filial !

Si l’homme droit et pur qui lira cette page
Essuie, en la tournant, une larme à ses yeux ;
S’il trouve là son cœur de fils, et s’il sent mieux
Ce qu’il doit à sa mère et l’aime davantage :

J’aurai vécu ! ma vie aura porté son fruit ;
Je ne me plaindrai plus de la flamme qui m’use,
Des biens communs à tous que le ciel me refuse ;
Je saurai le secret de mon repos détruit.

Et le monde lui-même à tout poëte hostile,
Et Dieu, qui mit pourtant cette fièvre à mon front,
En faveur de ce chant, peut-être m’absoudront
De tout mon sang usé dans une œuvre inutile.


Va donc, ô poésie, et porte-lui mes pleurs !
Porte-lui tout mon cœur saignant de son martyre.
Elle en sait de ce cœur plus que tu n’en peux dire ;
Va, pourtant, lui parler sur son lit de douleurs.

Au miroir de tes vers que son âme se voie
Telle que Dieu l’a faite, avec tous ses trésors ;
Et qu’oubliant le mal qui déchire son corps,
Elle doive à son fils un quart d’heure de joie !

Puis, qu’elle prie et jette au ciel ce cri sacré,
Plus fort, ô Dieu clément, que toutes vos colères,
Ce cri qui rend le ciel obéissant aux mères,
Qui des bras de la mort, malgré vous, m’a tiré,

Afin qu’à votre esprit, Seigneur, je sois fidèle,
Que je demeure en lui ferme et pur ici-bas ;
Et pour que je sois digne, après tous nos combats,
D’aller, au sein du Christ, me reposer près d’elle.



Juin 1851.