Le Royaume du monde


Le Royaume du monde

 

I

Sur son trône d’argent aux degrés de porphyre,
Calme, comme les dieux qui peuvent se suffire,
Le roi, ceint du bandeau par l’orgueil allégé,
Dans la pourpre de Tyr est mollement plongé ;
Il a pour escabeau digne de ses sandales
Les crins de deux lions assoupis sur les dalles ;
La hache, à ses côtés, veille au bras des licteurs.
Le palais retentit des pas des serviteurs,
Et les soldats sans nombre, épars sous les portiques,
Font sonner le pavé sous le fer de leurs piques.

Voici des nations les pâles envoyés ;
Déposant le tribut des villes à ses pieds,
Ils passent, et, muets en adorant sa face,
Toute crainte des dieux dans leur terreur s’efface.
Cent peuples ont saigné pour grossir son trésor


Et cent urnes sont là pleines de lingots d’or,
Mille d’argent frappé, du roi portant l’empreinte.
Ils ont offert encor la laine deux fois teinte,
Des tigres et des lynx les manteaux tachetés,
Les plumages d’autruche en Libye achetés,
Les coffres de santal, les robes d’écarlate,
Les perles en colliers dans des coupes d’agate.
Puis, viennent, tout scellés, sur le marbre piaffants,
Les chevaux du désert, domptés par des enfants,
Et si prompts, que leur vol, sur l’océan des sables,
Devance du simoun les pieds insaisissables ;
Puis, d’un pas cadencé, les chameaux au long cou
Aux mains des chameliers balançant leur licou,
Sous un fardeau d’ivoire et d’huiles et de gommes ;
Puis, les lourds éléphants, ces rochers chargés d’hommes,
Qui, s’émouvant au bruit des trompes, des tambours,
Porteront au combat les guerriers dans les tours,
Quand le roi, pour servir sa gloire ou sa justice,
S’étant levé, ceindra son glaive sur sa cuisse ;
En6n, tribut charmant, et que d’un cœur jaloux
La reine en son palais recevra de l’époux, ,
Cent filles du Niger, belles au sein d’ébène,
Esclaves dont peut-être une un jour sera reine,
Qui, d’un rouge collier fière, darde en passant
D’un œil sauvage et doux le sourire innocent.


Car la terre est au roi ! les plaines et les ondes
Épuisent sous sa main leurs entrailles fécondes.
Aux voluptés du roi tout doit payer tribut ;
Toute vie a sa joie ou son orgueil pour but.
Pour enrichir le roi, la mine ténébreuse
Livre l’or et l’airain au bras vil qui la creuse ;
La mer jette à ses pieds la perle et le corail ;
Pour ses chars, des chevaux s’élargit le poitrail ;
Des étoiles du ciel buvant les pleurs nocturnes,
L’aloès et le nard fleurissent pour ses urnes.
Le raisin d’Engaddi n’embaume les pressoirs
Que pour verser au roi son ivresse des soirs ;
Pour lui seul, pour peupler ses tours et ses galères,
Le rude enfantement ouvre les flancs des mères ;
Et des vierges, pour lui, mûrissant les couleurs,
L’été d’un fin duvet dore leur joue en fleurs.

Et le roi voit, d’en haut, le flot des tributaires
De son trône effleurer les marches solitaires,
Et cette foule, au loin, s’écarter lentement
De l’amas des trésors qui monte incessamment ;
Planant sur les humains, son regard les méprise.

Telle, sur la montagne, et dans sa force assise,
La tour de Siloë penche sur les coteaux

Son front proéminent et ridé de créneaux,
A l’heure où l’Occident, l’inondant de lumière,
Revêt de pourpre et d’or ses épaules de pierre,
Et, sur ses larges pieds, que l’ombre déjà mord,
Du manteau flamboyant soulève un peu le bord ;
Tandis qu’en longs troupeaux défilent devant elle
tes brebis et les boucs que l’abreuvoir appelle,
Poudreux, baissant la tête et l’œil demi-fermé,
Si las du poids de l’air sous ce ciel enflammé,
Que, malgré l’eau plus proche et leur soif plus brûlante,
Le pasteur doit encor presser leur marche lente.

Dans la paix de f orgueil qui ne craint que l’ennui,
Dénombrant tout un peuple à genoux devant lui,
Tel Hérode régnait. Lorsqu’entre et se prosterne
Un messager hâtif, et que la peur gouverne ;
Il tremble, et dit : « Seigneur, des vieillards étrangers,
Des serviteurs nombreux à leur suite rangés,
Partis, comme l’apprend leur langue et leur costume,
Du lointain Orient ou le soleil s’allume,
Viennent en demandant, par la ville en émoi :
Où donc est-il, ô Juifs, l’enfant né votre roi ? »

Il dit. Mais ont paru trois fronts sacrés par l’âge
Et par la majesté du monarque et du sage.

Ces pasteurs des humains au savoir éprouvé
Parlent : « A l’Orient un astre s’est levé
Que nos yeux, dans l’éther accoutumés à lire,
Sur son antique azur jamais n’avaient vu luire.
Les étoiles du ciel s’éclipsaient alentour,
Car l’astre nouveau-né changeait la nuit en jour.
Il marchait, et du haut de la splendide voûte,
Sur terre ses rayons décrivaient une route ;
Il faisait chaque soir sa halte dans le ciel,
Et nous l’avons suivi du côté d’Israël.
Les ancêtres, pour qui l’avenir fut sans voile,
Telle du roi des rois nous ont prédit l’étoile ;
C’est lui que nous cherchons. Les livres des vieux temps
Témoignent aux yeux purs, en termes éclatants,
Qu’un sceptre doit fleurir dans l’heureuse Judée,
Par qui la terre entière un jour sera guidée.
Dites-nous la cité, le palais triomphal
Où, dans son berceau d’or, sourit l’enfant royal,
Pour qu’à ses pieds divins Saba, Suse et Palmyre
Présentent par nos mains l’or, l’encens et la myrrhe. »

Tel le sage Orient, dont l’esprit garde encor
Des leçons de l’Éden le mystique trésor,
Et du livre des cieux interprète les pages,
Vient demander un Dieu par la voix de ses Mages.

D’abord paisible et sûr de son éternité,
Le roi fronce bientôt un sourcil irrité.
Il demande à la fin ses docteurs et ses prêtres ;
Et ceux-ci : « Nous lisons au livre des ancêtres :
« — Bethlêm, dont les enfants seraient bientôt comptés,
« Tu n’es pas dans Juda la moindre des cités ;
« Sois joyeuse ! en ton sein naîtra le chef auguste
« Qui régira Sion sous une loi plus juste. »
Donc, ô roi ! dans Bethlêm, au gré des imposteurs,
Un enfant peut grandir sous des signes menteurs ;
Toi, pour garder la paix à ton peuple tranquille,
Tiens l’œil de ta vengeance ouvert sur cette ville. »

Et, du maître sondant l’impénétrable front,
Il regardent germer le vœu qu’ils flatteront.

Le roi se tait. Nul œil encore n’a vu poindre
La crainte sur sa face et la fureur s’y joindre ;
Devant l’arrêt sacré qu’il veut tenir pour vain,
Le trouble de son cœur se masque de dédain.

Mais, dès le livre clos, un serviteur sinistre
Se lève, des soupçons insidieux ministre :
« O roi ! ceux qui, veillant par un zèle assidu,
Vont écoutant pour toi dans l’ombre, ont entendu

D’étranges bruits gronder parmi les multitudes :
Voix qui percent les murs des prisons les plus rudes ;
Voix d’ouvriers rétifs expirant sous le fouet,
Murmures de la poudre où ton pied se jouait ;
Voix de vils mendiants et de lépreux infâmes
Attroupant autour d’eux les enfants et les femmes,
De vagabonds guettant au coin des carrefours,
De pâtres hérissés et pleins de longs discours,
Et qui se font, le soir de leurs courses lointaines,
De mystiques appels sur le bord des fontaines ;
Voix de pécheurs grossiers, d’ignorants matelots,
Soupirs entremêlés de rire et de sanglots ;
Voix d’étrangers douteux venus des caravanes,
Paroles serpentant des cachots aux cabanes,
Que les hommes impurs, méprisés, dangereux,
Déjà, comme un salut, se transmettent entre eux ;
Que l’esclave murmure en s’éloignant du maître,
Disant : Le jour est proche où notre roi va naître ! »

Et du tyran vieilli l’œil s’est rougi de sang,
Tant la rage en son âme avec la peur descend.
Jaune, le cou gonflé, trouant d’une morsure
Sa lèvre aux bords vineux qu’a bouffis la luxure,
D’un coup, sur le pavé, tordant son sceptre d’or,
Affreux… « Juda saura qu’Hérode règne encor !

O terre de Bethlêm, nid d’imposteurs rebelles,
J’écraserai tes fils jusqu’entre tes mamelles !
Allez ! broyez du pied, égorgez par le fer
Tout mâle en son sein né de deux ans et d’hier,
Et que, sur les tronçons de leurs fruits éphémères,
Le glaive aille fouiller les entrailles des mères ! »


II

Les échos de ces mots, par cent voix répétés,
Comme des chars sanglants roulaient dans les cités,
Quand, sortis de Bethlêm, des hommes de la plèbe,
Chantant et louant Dieu retournaient à leur glèbe ;
Des harpes dans les airs et d’invisibles voix
Accompagnaient d’en haut leurs chants le long des bois.

« Nuit du message, ô nuit d’amour et de merveilles !
Près des agneaux dormants nous prolongions nos veilles.
En cercle, autour des feux, sur la montagne assis,
Écoutant des vieillards les antiques récits :
Abraham et Jacob, le grand pasteur Moïse
Marchant, par le désert, vers la terre promise,
David, roi de la fronde, et l’enfant immortel
Qui naîtra de son sang pour sauver Israël,

Voilà qu’un chant suave interrompt nos paroles ;
Sur les buissons ardents luisent des auréoles,
Et, jusqu’à l’horizon, tout le désert en feu
Nous tient environnés de la clarté de Dieu.
Un chœur, un peuple entier dans les airs se compose
Des Anges, des Esprits sortis de toute chose ;
Ils s’élançaient des bois, des sources, des rochers,
Du milieu des grands bœufs autour de nous couchés.
Et, remplissant de voix l’atmosphère enflammée
Bientôt de Jéhovah parut toute l’armée,
Disant : — « Paix sur la terre aux gens de bon vouloir !
« Gloire au Très-Haut ! Soyez pleine de joie et d’espoir,
« O bergers ! dans Bethlèm le Sauveur vient de naître !
« A ces signes l’enfant se fera reconnaître :
« Il est, près d’un vieillard, d’une femme à genoux,
« Couché dans une crèche, aussi pauvre que vous. » —
Et nous partons sur l’heure, obéissant aux anges,
Nous cherchons dans Bethlôm le Christ encore aux langes,
Et nous voyons l’enfant. Le Sauveur des humains,
Souriant sous ses pleurs, nous tend ses frêles mains :
A genoux, devant lui, sa mère adore et prie,
Si belle en sa prière et si pure, ô Marie !
Qu’il semble, à sa fraîcheur, que ce lis abrité
Ne s’est jamais ouvert pour la maternité.
Les vents aigus et froids sifflent dans la cabane ;

Mais sur le nourrisson veillent le bœuf et l’âne,
Et ces doux serviteurs, en l’adorant aussi,
D’un souffle épais et chaud couvrent le Dieu transi.
Et nous, pauvres bergers, en disant nos cantiques,
A la sainte famille offrons nos dons rustiques,
Les agneaux les plus blancs, les petits des ramiers,
Et le lait et le miel et le fruit des palmiers ;
Puis, de sauvages fleurs, de thym, de menthe fraîche,
Nous avons embaumé la paille de la crèche.
Loué soit et béni Dieu qui nous a fait voir
Le roi des temps meilleurs dont nous perdions l’espoir !
Loué soit et béni ce roi, né sous le chaume,
Qui laisse les bergers entrer dans son royaume. »

Heureux pasteurs ! à vous tout d’abord s’est montré
L’enfant divin, l’enfant promis et désiré.
Les sages, que le monde avec orgueil écoute,
Ont perdu leur étoile et demandent leur route ;
Les docteurs de la loi, dont le cœur ne bat plus,
Citent le texte mort de leurs livres mal lus ;
Les rois contre celui dont le règne se lève
Invoquent les bourreaux et tirent le vieux glaive.
Pour vous seuls, ô bergers, ô cœurs simples et droits,
Le désert s’est peuplé de regards et de voix ;
Vous seuls pouviez prêter une oreille assez pure

Aux chansons des Esprits épars dans la nature,
Et, dirigés par eux vers un pauvre berceau,
Vous avez, les premiers, trouvé le Dieu nouveau.


III

Ton œuvre est faite, ô roi ! ta crainte et ta colère
S’éteindront, à la fin, dans le sang populaire.
Le bourreau vigilant fouille encor, dans Judas,
Les berceaux échappés aux meutes des soldats ;
Pas de toits si cachés, pas de tours si puissantes,
Ni ruses, ni fureurs des mères rugissantes,
Rien n’a sauvé leurs fils marqués par tes soupçons :
Le fer a sur le sein cloué les nourrissons ;
Dans le réduit secret qui les dérobe encore
L’incendie allumé les trouve et les dévore ;
Sur les dalles brisés, comme des fruits trop mûrs,
Leur sang mêlé de lait jaillit contre les murs ;
Dans les places, les cours, les sentiers qui ruissellent,
De ces frêles agneaux les débris s’amoncellent.

C’est alors qu’une voix dans Rama s’entendit,
Des pleurs et des sanglots, comme il était prédit,
Et ces longs hurlements, roulant de faîte en faîte.

Qu’au fond de sa caverne écoutait le prophète ;
Rachel pleurant ses fils….. Jamais tu ne voulus
Mère ! être consolée, alors qu’ils ne sont plus.

Or, deux anges, sortis de ces murs lamentables,
Précédaient dans la nuit deux familles semblables.
Avec leurs fils sauvés, par des chemins divers,
Les deux couples élus fuyaient, d’ombres couverts :
L’un, — dont l’enfant, au bras d’une mère plus belle,
De son front plus divin répand l’éclat sur elle,
Ce fils que, vers la crèche avec amour rangés,
Ont appelé Sauveur les rois et les bergers, —
Vers l’Egypte marchait, vers la terre des sages,
Où s’est accumulé le savoir des vieux âges,
Où la Grèce a versé les trésors agrandis
Des saints enseignements qu’elle y puisait jadis ;
L’autre, — plus chargé d’ans et d’aspect plus austère,
Avec un fils pareil aux enfants de la terre, —
S’approchait du désert, berceau des visions,
Trépied toujours fumant des inspirations,
Bûcher où, pour mourir en nous cachant ses traces,
S’enfonce, au jour marqué, l’Esprit des vieilles races,
Qui, renaissant du feu, vole, oiseau rajeuni,
Et poursuit dans le temps son voyage infini.