Traduction par Léon de Wailly.
À l’enseigne du pot cassé (p. 93-101).




CHAPITRE V


INSTRUCTIONS AU GROOM


Vous êtes le domestique duquel dépend l’honneur de votre maître dans tous ses voyages ; votre sein en est le seul dépositaire. S’il parcourt le pays et loge dans les auberges, chaque petit verre d’eau-de-vie, chaque pot d’ale extra que vous buvez, ajoute à sa considération : sa réputation doit donc vous être chère, et j’espère que vous ne vous gênerez pas pour boire de l’une et de l’autre. Le forgeron, le garçon sellier, le cuisinier de l’auberge, le palefrenier et le valet qui cire les bottes, doivent tous, par votre moyen, avoir part à la générosité de votre maître : ainsi sa réputation ira de comté en comté ; et qu’est-ce qu’un galon d’ale, ou une pinte d’eau-de-vie, pour la poche de Son Honneur ? Et quand même il serait de ceux qui prisent moins leur considération que leur bourse, le soin que vous prenez de la première en devrait être d’autant plus grand. Son cheval a eu besoin qu’on changeât ses fers de pieds ; le vôtre a eu besoin de clous ; sa ration d’avoine et de féveroles était plus forte que le voyage ne le demandait ; on peut en retrancher un tiers, et le changer en ale ou en eau-de-vie ; et ainsi l’honneur de votre maître peut être sauvé par votre sagesse, et à moins de frais pour lui ; ou bien, s’il ne voyage pas avec d’autre domestique, l’affaire peut être facilement arrangée sur le compte, entre vous et l’aubergiste.

Or donc, dès que vous descendez à l’auberge, remettez vos chevaux au valet d’écurie, pour qu’il les mène au galop à l’abreuvoir voisin : alors demandez un pot d’ale, car il est très convenable qu’un chrétien boive avant une bête. Laissez votre maître aux soins des domestiques de l’auberge, et vos chevaux aux soins de ceux de l’écurie : de la sorte il est, ainsi qu’eux, aux mains les plus convenables, tandis que vous êtes seul à vous occuper de vous : faites-vous donc donner à souper, buvez copieusement, et couchez-vous sans déranger votre maître, qui est en de meilleures mains que les vôtres. Le palefrenier est un honnête garçon, qui aime les chevaux de tout son cœur, et ne voudrait pas pour le monde entier faire tort aux créatures de Dieu. Ayez de la sollicitude pour votre maître, et ordonnez aux domestiques de ne pas l’éveiller trop matin. Déjeunez avant qu’il soit debout, de peur de vous faire attendre ; faites-lui dire par le palefrenier que les chemins sont très bons, et les milles courts ; mais engagez-le à rester un peu plus longtemps, jusqu’à ce que le ciel s’éclaircisse, car il a peur qu’il ne pleuve, et il aura assez de temps après dîner.

Laissez votre maître monter à cheval avant vous, par savoir-vivre. Quand il quitte l’auberge, glissez une bonne parole en faveur du palefrenier, qui a pris tant de soin des bêtes ; et ajoutez que vous n’avez jamais vu des domestiques plus polis. Laissez votre maître partir devant, et restez jusqu’à ce que votre hôte vous ait donné un petit verre ; puis galopez après lui à travers la ville ou le village à toute bride, de peur qu’il n’ait besoin de vous, et pour montrer quel écuyer vous êtes.

Si vous êtes un peu vétérinaire, comme doit l’être tout bon groom, achetez du vin d’Espagne, de l’eau-de-vie, ou de la bière forte, pour frotter les jambes de vos chevaux tous les soirs, et ne lésinez pas, car, si vous en avez employé, ce qui reste, vous savez comment en disposer.

Ayez égard à la santé de votre maître, et plutôt que de lui laisser faire de longues traites, dites que les bêtes sont faibles, et qu’elles dépérissent de trop marcher ; parlez-lui d’une très bonne auberge plus près de cinq milles que celle où il voulait aller ; ou relâchez le matin un fer de devant de son cheval ; ou faites en sorte que la selle blesse l’animal au garot ; ou tenez-le sans avoine toute la nuit et la matinée, de façon à ce qu’il se fatigue en route ; ou fourrez une petite plaque de fer entre le pied et le fer, afin qu’il boîte ; et tout cela par extrême sollicitude pour votre maître.

Quand vous allez être engagé, et que le gentleman vous demande si vous êtes sujet à vous griser, avouez franchement que vous aimez un verre de bonne ale ; mais que c’est votre habitude, sobre ou non, de ne jamais négliger vos chevaux.

Quand votre maître a envie de monter à cheval pour prendre l’air, ou par plaisir, si, par suite de quelque affaire particulière, il ne vous est pas commode de l’accompagner, faites-lui entendre que les chevaux ont besoin d’être saignés ou purgés ; que son propre cheval a eu une indigestion ; ou que la selle a besoin d’être rembourrée, et que sa bride est à raccommoder : ceci, vous pouvez le faire honnêtement, parce que cela ne fera de mal ni aux chevaux ni à votre maître, et en même temps cela montre tout le soin que vous prenez des pauvres créatures.

S’il est une auberge particulière de la ville où vous alliez, et où vous soyez bien connu du palefrenier ou de l’hôte et des gens de la maison, dénigrez les autres auberges, et recommandez celle-ci à votre maître. Ce sera probablement un pot et un ou deux petits verres de plus, à votre profit, et à l’honneur de votre maître.

Si votre maître vous envoie acheter du foin, traitez avec ceux qui seront le plus généreux envers vous, car servir n’étant pas avoir des rentes, vous ne devez pas laisser échapper un profit légitime et consacré par l’usage. Si votre maître l’achète lui-même, il vous fait tort ; et, pour lui apprendre son devoir, ne manquez pas de trouver à redire au foin tant qu’il dure ; et si les chevaux s’en trouvent bien, c’est votre faute.

Le foin et l’avoine, aux mains d’un groom habile, feront d’excellente ale, aussi bien que de l’eau-de-vie ; mais ceci doit s’entendre à demi-mot.

Quand votre maître dîne ou couche chez un gentleman, à la campagne, quoiqu’il n’y ait pas de groom, ou qu’il soit absent, ou que les chevaux aient été tout-à-fait négligés, ne manquez pas d’employer quelqu’un des domestiques à tenir son cheval lorsqu’il monte. Ceci, je voudrais que vous le fissiez aussi quand votre maître ne fait que mettre pied à terre pour une visite de quelques minutes ; car entre confrères on doit s’entr’aider, et cela intéresse aussi l’honneur de votre maître, attendu qu’il ne peut pas faire moins que de donner une pièce de monnaie à celui qui tient son cheval.

Dans les longs voyages, demandez à votre maître la permission de donner de l’ale aux chevaux ; portez-en deux quartes pleines à l’écurie, versez-en une demi-pinte dans un bol, et s’ils n’en veulent pas boire, vous et le palefrenier vous ferez de votre mieux : peut-être seront-ils dans une meilleure disposition à l’auberge prochaine ; car je ne voudrais pas vous voir jamais manquer de faire l’expérience.

Quand vous allez promener vos chevaux au parc ou dans les champs, donnez-les à un petit garçon d’écurie, ou à un petit gamin, qui, étant plus léger que vous, pourra, avec moins d’inconvénients pour eux, les transformer en chevaux de course, et leur apprendre à sauter les haies et les fossés, tandis que vous boirez amicalement avec vos confrères ; mais parfois aussi vous pouvez lutter vous-même à la course, pour l’honneur de vos chevaux, et celui de vos maîtres.

Ne lésinez jamais à la maison sur le foin et l’avoine, mais emplissez le râtelier jusqu’au haut, et la mangeoire jusqu’au bord, car vous-même vous ne seriez pas bien aise d’être mis à la portion congrue ; quoique, peut-être, vos chevaux ne puissent pas manger tout cela, réfléchissez qu’ils peuvent encore moins le demander. Si le foin est jeté par terre, il n’y a pas de perte, car il fait de la litière et économise la paille.

Quand votre maître quitte la maison de campagne d’une personne chez qui il a passé la nuit, prenez son honneur en considération ; faites-lui savoir combien il s’y trouve de domestiques des deux sexes, qui s’attendent à un pourboire, et avertissez-les de se tenir sur deux rangs lorsqu’il part ; mais engagez-le à ne pas confier l’argent au butler, de crainte qu’il ne fruste les autres ; cela forcera votre maître à être plus généreux, et alors vous pouvez saisir l’occasion de dire à votre maître que le squire un tel, au service de qui vous étiez précédemment, donnait toujours tant par tête aux domestiques ordinaires, et tant à la femme de charge et au reste, fixant au moins le double de ce qu’il avait l’intention de donner ; mais ne manquez pas de dire aux domestiques le bon office que vous leur aurez rendu ; cela vous gagnera leur affection, et fera honneur à votre maître.

Vous pouvez vous permettre de vous griser plus souvent que le cocher, quoiqu’il prétende alléguer en sa faveur, parce que vous ne hasardez que votre propre cou ; car le cheval saura bien prendre assez soin de lui-même pour s’en tirer avec une entorse seulement ou une épaule démise.

Quand vous portez la redingote de votre maître en voyage, roulez la vôtre dedans, et serrez-les avec une courroie, mais mettez la doublure de votre maître en dehors, pour empêcher le dessus de se mouiller et de se crotter : de cette façon, quand il commencera à pleuvoir, l’habit de votre maître sera le premier disponible ; et, s’il est plus endommagé que le vôtre, votre maître a plus le moyen de supporter la perte, car votre livrée doit toujours faire son année d’apprentissage.

Quand vous arrivez à votre auberge avec les chevaux mouillés et crottés, après une longue traite, et que vous avez très chaud, dites au palefrenier de les plonger immédiatement dans l’eau jusqu’au ventre, et laissez-les boire autant qu’il leur plaira ; mais ne manquez pas de les faire galoper à toute bride au moins un mille, pour leur sécher la peau, et chauffer l’eau qui est dans leur ventre. Le palefrenier entend son affaire ; laissez tout à sa discrétion, tandis que vous videz un pot d’ale et de l’eau-de-vie au feu de la cuisine, pour vous remettre le cœur.

Si votre cheval perd un fer de devant, ayez soin de mettre pied à terre et de le ramasser ; puis galopez aussi vite que possible, le fer à la main (afin que chaque voyageur puisse observer votre soin), jusqu’au prochain maréchal-ferrant sur la route : faites-le lui remettre immédiatement, afin que votre maître n’attende pas, et que le pauvre cheval soit sans fer aussi peu de temps que possible.

Quand votre maître couche chez un gentleman, si vous trouvez que le foin et l’avoine soient bons, plaignez-vous tout haut de leur mauvaise qualité : cela vous donnera la réputation d’un domestique soigneux ; et ne manquez pas de gorger les chevaux d’autant d’avoine qu’ils en peuvent manger, tandis que vous y êtes, et vous pouvez leur en donner d’autant moins pour quelques jours dans les auberges, et changer l’avoine en ale. Quand vous partez de chez ce gentleman, racontez à votre maître quel ladre c’était ; que vous n’avez eu à boire que du lait de beurre ou de l’eau ; cela fera que votre maître, par pitié, vous accordera un pot d’ale de plus à l’auberge suivante ; mais s’il vous arrive d’être gris chez un gentleman, votre maître ne peut se fâcher, puisque cela ne lui a rien coûté ; ainsi vous devez le lui dire, aussi bien que vous pourrez, dans l’état où vous êtes, et expliquez-lui qu’il y va de son honneur et de celui de ce gentleman, de faire bon accueil au domestique d’un ami.

Un maître doit toujours aimer son groom, lui donner une belle livrée, et un chapeau galonné d’argent. Quand vous êtes dans cet équipage, tout l’honneur qu’il reçoit sur la route est dû à vous seul ; s’il n’est pas dérangé de son chemin par chaque roulier, il le doit aux civilités de seconde main qu’il reçoit en la personne de sa respectable livrée.

Vous pouvez de temps à autre prêter le cheval de votre maître à un camarade, ou à votre servante favorite, pour une petite promenade, ou le louer pour une journée, parce que le cheval se gâte faute d’exercice ; et si, par hasard, votre maître a besoin de son cheval, ou a envie de voir l’écurie, jurez après ce gredin de palefrenier, qui est parti avec la clef.

Quand vous voulez passer une heure ou deux au cabaret avec vos camarades, et que vous avez besoin d’une excuse plausible pour votre absence, sortez de l’écurie, ou par derrière, avec une vieille bride, sangle ou courroie d’étrier dans votre poche ; et à votre retour, entrez par la porte de la rue, avec la même bride, sangle ou courroie pendue à votre main, comme si vous veniez de chez le sellier, où vous avez été la faire raccommoder. Si on ne vous a pas demandé, tout va bien ; mais si vous êtes rencontré par votre maître, vous aurez la réputation d’un serviteur soigneux. J’ai vu pratiquer cela avec bien du succès.