Traduction par Léon de Wailly.
À l’enseigne du pot cassé (p. 115-121).




CHAPITRE IX


INSTRUCTIONS À LA FEMME DE CHAMBRE


Deux incidents sont venus diminuer les agréments et les inconvénients de votre place : le premier est cette exécrable coutume adoptée par les dames de troquer leurs vieux habits contre de la porcelaine, ou d’en recouvrir les bergères, ou d’en faire des arlequinades pour écrans, tabourets, coussins, etc. La seconde est l’invention des coffrets et boîtes fermant à clef, où elles gardent le thé et le sucre, sans lesquels une femme de chambre ne saurait vivre ; car, de cette façon, vous êtes obligée d’acheter du sucre bis, et de verser de l’eau sur les feuilles lorsqu’elles ont perdu leur force et leur goût. Je ne trouve pas de remède parfait à ces deux maux. Quant au premier, je pense qu’il devrait y avoir une ligue générale de tous les domestiques de chaque maison pour le bien public, à l’effet d’interdire la porte à ces revendeurs de porcelaine ; et quant au dernier, il n’est pas d’autre moyen de vous tirer d’affaire qu’une fausse clef, ce qui est chose difficile et dangereuse ; mais, pour ce qui est de l’honnêteté du fait, je n’ai aucun doute, quand votre maîtresse vous fournit un si juste grief en vous refusant un profit ancien et légal. La marchande de thé peut bien vous en donner de temps à autre une demi-once, mais ce n’est là qu’une goutte d’eau dans le seau ; c’est pourquoi j’ai peur que vous ne soyez forcée, comme le reste de vos sœurs, d’en acheter à crédit, et de le payer sur vos gages, autant qu’ils peuvent s’étendre, ce que vous pouvez facilement compenser d’autre côté, si votre maîtresse est jolie, ou que ses filles aient de bonnes dots.

Si vous êtes dans une grande maison, et au service de madame, vous plairez probablement à mylord, quoique vous ne soyez pas moitié aussi bien que sa femme. En ce cas, ayez soin de tirer de lui autant que vous pouvez ; et ne lui permettez aucune liberté, pas même de vous serrer la main, à moins qu’il ne mette une guinée dedans ; ainsi, par degrés, faites-le payer en conséquence pour chaque nouvelle tentative, doublant en proportion des concessions que vous lui faites, et toujours vous débattant et menaçant de crier, ou de le dire à votre maîtresse, quoique vous receviez son argent : cinq guinées pour manier votre gorge, c’est vraiment donné, quoique vous sembliez résister de toutes vos forces ; mais ne lui accordez jamais les dernières faveurs à moins de cent guinées ou d’une rente viagère de vingt livres par an.

Dans une pareille maison, si vous êtes jolie, vous pouvez choisir entre trois amants : le chapelain, l’intendant, et le valet de chambre de mylord. Je vous conseillerai d’abord de faire choix de l’intendant ; mais s’il vous arrive d’être récemment grosse de mylord, il faut vous accommoder du chapelain. Le valet de chambre me plaît le moins des trois, car il est d’ordinaire vain et impertinent une fois qu’il a jeté bas sa livrée ; et s’il manque un grade dans l’armée, ou une place de douanier, il n’a pas d’autre ressource que le grand chemin.

Je dois vous mettre particulièrement en garde contre le fils aîné de mylord : si vous êtes assez adroite, il est à parier que vous pouvez amener le benêt à vous épouser, à faire de vous une lady ; si c’est un simple libertin (et il faut qu’il soit l’un ou l’autre), évitez-le comme Satan ; car il a moins peur de sa mère que mylord de sa femme, et après dix mille promesses, vous n’aurez de lui qu’un gros ventre ou une claque, et probablement tous les deux.

Quand votre maîtresse est malade, et, après une très mauvaise nuit, repose un peu le matin, si un laquais arrive avec un message, pour savoir comment elle va, que le compliment ne soit pas perdu ; mais secouez-la doucement jusqu’à ce qu’elle s’éveille ; et alors rendez le message, recevez sa réponse, et laissez-la dormir.

Si vous êtes assez heureuse pour être auprès d’une riche héritière, vous devez vous y prendre bien mal si vous n’attrapez pas cinq ou six cents livres pour disposer de sa main. Mettez-lui souvent dans l’esprit qu’elle a assez de fortune pour faire le bonheur de n’importe qui ; qu’il n’en est de véritable que dans l’amour ; qu’elle est libre de choisir qui bon lui semble, et sans l’avis de ses parents, qui ne font jamais la part d’une passion innocente ; qu’il y a quantité de beaux et charmants jeunes gens dans la ville, qui seraient ravis de mourir à ses pieds ; que la conversation de deux amoureux, c’est le ciel sur la terre ; que l’amour, comme la mort, égalise toutes les conditions ; que si elle jetait les yeux sur un jeune homme au-dessous d’elle comme naissance et comme biens, le don de sa main ferait de lui un gentleman ; que vous avez vu hier sur le Mall le plus joli enseigne, et que si vous aviez quarante mille livres, elles seraient à son service. Ayez soin que chacun sache auprès de qui vous vivez ; quelle grande favorite vous êtes, et qu’on prend toujours votre avis. Allez souvent au parc de Saint-James ; les beaux garçons vous y découvriront bientôt et trouveront moyen de glisser une lettre dans votre manche ou dans votre sein : ôtez-la avec fureur et jettez-la par terre, à moins que vous n’y trouviez au moins deux guinées ; mais en ce cas, ayez l’air de ne pas les voir et de penser qu’on a voulu seulement badiner avec vous ; quand vous rentrez, laissez négligemment tomber la lettre dans la chambre de votre maîtresse ; elle la trouve ; elle se fâche : protestez que vous n’en saviez rien ; seulement vous vous souvenez qu’un monsieur, dans le parc, a tâché de vous prendre un baiser, et vous croyez que c’est lui qui aura mis la lettre dans votre manche ou dans votre corsage, et vraiment c’était un aussi joli homme que vous en ayez jamais vu ; après cela, elle peut brûler la lettre si elle veut. Si votre maîtresse est une fille d’esprit, elle brûlera quelque autre papier devant vous, et lira la lettre quand vous serez descendue. Vous devez continuer ce manège aussi souvent que vous pourrez le faire en sûreté ; mais que celui qui vous paie le mieux à chaque lettre soit le plus bel homme. Si un laquais ose vous apporter une lettre à la maison, afin que vous la remettiez à votre maîtresse, quand elle viendrait de votre meilleure pratique, jetez-la à sa tête, traitez-le d’impudent drôle et de gredin, et fermez-lui la porte au nez ; montez vite chez votre maîtresse, et, comme preuve de votre fidélité, racontez-lui ce que vous avez fait.

Je pourrais m’étendre beaucoup sur ce sujet, mais je me fie à votre jugement.

Si vous servez une dame qui soit un peu disposée à la galanterie, vous verrez qu’il faudra apporter une grande prudence dans votre conduite. Trois choses sont nécessaires à savoir : la première, comment plaire à votre maîtresse ; la deuxième, comment prévenir les soupçons du mari ou de sa maison ; et enfin, mais surtout, comment faire tourner la chose à votre plus grand avantage. Vous donner des instructions complètes dans cette importante affaire, exigerait un gros volume. Tous les rendez-vous à domicile sont dangereux, tant pour votre maîtresse que pour vous-même ; c’est pourquoi faites en sorte, autant que possible, de les avoir chez un tiers, particulièrement si votre maîtresse, comme il y a cent à parier contre un, a plusieurs amants dont chacun est souvent plus jaloux que mille maris ; et de très fâcheuses rencontres peuvent souvent avoir lieu, malgré toute l’habileté du monde. Je n’ai pas besoin de vous avertir d’employer surtout vos bons offices en faveur de ceux que vous trouvez les plus généreux : cependant, si votre maîtresse vient à jeter les yeux sur un beau laquais, vous devez être assez désintéressée pour lui procurer cette fantaisie, qui n’est pas une bizarrerie, mais un appétit très naturel ; c’est encore la moins périlleuse de toutes les intrigues à domicile, et c’était jadis la moins soupçonnée, jusqu’à ce que de nos jours elle devînt plus commune. Le grand danger est que ces messieurs, qui ne sont pas très difficiles dans leurs relations, peuvent bien ne pas être très sains, et alors, votre maîtresse et vous, vous voilà dans une mauvaise passe, quoique pas tout-à-fait désespérée.

Mais à vrai dire, je confesse que c’est une grande présomption à moi de vous offrir des instructions sur la manière dont vous devez conduire les amours de votre maîtresse, point sur lequel tout votre corps est déjà si expert et si profondément instruit, quoique votre rôle soit bien plus difficile que celui joué par mes frères les laquais vis-à-vis de leurs maîtres en pareille occasion : c’est pourquoi je laisse à quelque plume plus habile le soin de traiter cette affaire.

Quand vous serrez une robe ou une coiffure de dentelle dans une caisse ou un coffre, laissez-en passer un bout, afin, quand vous rouvrez le coffre, de savoir où la trouver.