Traduction par Léon de Wailly.
À l’enseigne du pot cassé (p. 107-113).




CHAPITRE VIII


INSTRUCTIONS À LA CHAMBRIÈRE


La nature de vos fonctions diffère suivant la qualité, l’orgueil, ou la richesse de la dame que vous servez, et ce traité doit s’appliquer à toutes sortes de maisons ; en sorte que je me trouve dans un grand embarras pour régler au mieux la besogne à laquelle vous êtes tenue. Dans les familles où il y a de l’aisance vous différez de la fille de service, et c’est à ce point de vue que je donne mes instructions. Votre département spécial est la chambre de votre maîtresse, où vous faites le lit, et mettez les choses en ordre ; et si vous vivez à la campagne, vous prenez soin des chambres où couchent les dames qui viennent à la maison, et c’est de là que viennent tous vos profits. Votre amoureux, à ce que je suppose, est le cocher ; mais si vous êtes au-dessous de vingt ans, et passablement bien, peut-être un laquais peut jeter les yeux sur vous.

Faites-vous aider par votre laquais favori à faire le lit de votre maîtresse ; et si vous servez un jeune couple, le laquais et vous, en retournant les draps, vous ferez les plus jolies observations du monde, qui, contées à l’oreille, seront très divertissantes pour toute la maison, et circuleront dans le voisinage.

Ne descendez pas les vases indispensables pour les faire voir aux gens, mais videz-les par la fenêtre, par considération pour votre maîtresse. Il est tout à fait inconvenant que les domestiques mâles sachent que les belles dames font usage de tels ustensiles ; et ne nettoyez pas le pot de chambre : l’odeur en est malsaine.

S’il vous arrive de casser quelque porcelaine avec le bout de la vergette, sur la cheminée ou sur le cabinet, ramassez les morceaux, rajustez-les aussi bien que possible, et mettez-les derrière le reste, afin que lorsque votre maîtresse viendra à les découvrir, vous puissiez dire en conscience qu’ils sont cassés depuis longtemps, avant votre entrée en service. Ceci épargnera à votre maîtresse plusieurs heures de vexation.

Il arrive parfois qu’un miroir se casse de la même manière ; tandis que vous regardez d’un autre côté en faisant la chambre, le manche du balai frappe contre la glace et la met en pièces. C’est le plus grand de tous les malheurs, et sans remède en apparence, parce qu’il est impossible à cacher. Un funeste accident de ce genre arriva un jour dans une grande maison, où j’avais l’honneur d’être laquais, et j’en veux raconter les particularités, pour montrer l’adresse de la pauvre chambrière dans une circonstance si soudaine et si terrible, qui servira peut-être à stimuler votre esprit d’invention, si votre mauvaise étoile vous en fournit jamais une occasion semblable. La pauvre fille avait cassé, d’un coup de son balai, un miroir en laque, de grande valeur : elle n’eut pas réfléchi longtemps, que, par une prodigieuse présence d’esprit, elle ferma la porte à clef, descendit à la dérobée dans la cour, rapporta dans la chambre une pierre du poids de trois livres, la posa sur le foyer, juste au dessous du miroir, puis cassa un carreau de la fenêtre à coulisse qui donnait sur cette même cour, puis ferma la porte et s’en alla à ses autres affaires. Deux heures après, la dame entre dans sa chambre, voit le miroir cassé, la pierre gisant au-dessous, et tout un carreau de la croisée détruit : de toutes ces circonstances elle conclut juste ce que la chambrière avait désiré : que quelque vagabond du voisinage, ou peut-être un des valets d’écurie, avait, par méchanceté, par accident, ou par négligence, jeté la pierre et fait le dégât. Jusque-là tout allait bien, et la fille se croyait hors de danger. Mais son malheur voulut que, quelques heures après, arrivât le ministre de la paroisse, et naturellement la dame lui conta l’accident, qui, vous pouvez le penser, l’avait fort chagrinée. Le ministre, qui se trouvait savoir les mathématiques, après avoir examiné la position de la cour, la fenêtre, et la cheminée, convainquit bientôt la dame, que la pierre n’aurait pu atteindre le miroir sans faire trois détours dans son vol, à partir de la main qui l’aurait lancée ; et comme il fut prouvé que la fille avait nettoyé la chambre le matin même, elle fut strictement interrogée, mais nia résolument être coupable, sur son salut, offrant de prêter serment sur la Bible, devant Sa Révérence, qu’elle était aussi innocente que l’enfant qui n’est pas né. Cependant la pauvre créature fut renvoyée, ce que je considère comme un dur traitement, vu son adresse ; mais ce doit être un avertissement pour vous, en pareil cas, d’inventer une histoire qui soit mieux combinée. Par exemple, vous pourriez dire que tandis que vous étiez à l’ouvrage avec une mop ou un balai, il est venu soudain à la fenêtre un éclair qui vous a presque aveuglée, que vous avez entendu immédiatement un bruit de verre cassé sur le foyer ; que dès que vous avez recouvré la vue, vous avez aperçu le miroir tout en pièces ; ou vous pouvez alléguer que remarquant le miroir un peu couvert de poussière, et allant tout doucement pour l’essuyer, vous supposez que l’humidité de l’air avait dissous la colle ou le ciment, ce qui l’a fait tomber à terre ; ou bien, sitôt le malheur fait, vous pouvez couper les cordes qui retiennent le miroir à la boiserie, et le laisser tomber à plat, courir tout effrayée le dire à votre maîtresse, maudire le tapissier, et déclarer que peu s’en est fallu qu’il ne soit tombé sur votre tête. J’offre ces expédients dans le désir de défendre l’innocence, car certainement vous êtes innocente si vous n’avez pas cassé le miroir exprès, ce que je n’excuserais pour rien au monde, à moins de grands sujets d’irritation.

Huilez les pincettes, le poker et la pelle, jusqu’en haut, non seulement pour les préserver de la rouille, mais pour empêcher les touche-à-tout d’user le charbon de votre maître en attisant le feu.

Quand vous êtes pressée, balayez la poussière dans un coin de la chambre, mais laissez le balai dessus, afin qu’on ne la voie pas, car cela vous déshonorerait.

Ne lavez jamais vos mains, ni ne mettez un tablier propre, que vous n’ayez fait le lit de votre maîtresse, de peur de chiffonner votre tablier ou de resalir vos mains.

Quand vous mettez la barre des volets de la chambre de votre maîtresse, le soir, laissez les fenêtres ouvertes pour que l’air frais puisse entrer, et que la chambre soit purifiée le matin.

En même temps que vous laissez les fenêtres ouvertes, pour avoir de l’air, laissez les livres ou autres objets sur le rebord de la fenêtre, afin qu’ils puissent prendre l’air aussi.

Quand vous balayez la chambre de votre maîtresse, ne vous arrêtez jamais à ramasser les chemises, mouchoirs, barbes sales, pelotes, petites cuillers, rubans, pantoufles, ou quoi que ce soit qui se trouve sur votre chemin ; mais balayez le tout dans un coin, et alors vous pouvez le prendre d’un seul coup, et économiser le temps.

Faire les lits par la grande chaleur est une besogne fort pénible, et vous serez exposée à suer ; c’est pourquoi, quand vous voyez les gouttes vous tomber du front, essuyez-les à un coin du drap, afin qu’on ne les voie pas sur le lit.

Quand votre maîtresse vous envoie laver une tasse de porcelaine, et que la tasse tombe, rapportez-la et jurez que vous l’aviez à peine touchée qu’elle s’est brisée en trois morceaux : et ici je dois vous prévenir, aussi bien que tous vos camarades, que vous ne devez jamais être sans excuse ; cela ne fait pas de mal à votre maître, et cela atténue votre faute ; comme dans ce cas, je ne vous loue pas d’avoir cassé la tasse, mais il est certain que vous ne l’avez pas fait exprès, et il n’est pas impossible qu’elle se soit brisée dans votre main.

Vous avez quelquefois envie de voir un enterrement, une dispute, un homme qu’on va pendre, une noce, une entremetteuse attachée au cul d’une charrette, ou autre chose de ce genre ; lorsque la chose passe dans la rue, vous levez le châssis subitement, mais, par malheur, il ne veut pas bouger ; ce n’est pas votre faute : les jeunes filles sont curieuses de leur nature ; vous n’avez pas d’autre remède que de couper la corde, et de jeter la faute sur le menuisier, à moins que personne ne vous ait vue, et alors vous êtes aussi innocente qu’aucun domestique de la maison.

Portez la chemise de votre maîtresse, lorsqu’elle l’a quittée ; cela vous fera honneur, économisera votre linge, et ne lui fera pas tort d’une épingle.

Quand vous mettez une taie d’oreiller blanche au lit de votre maîtresse, ne manquez pas de la bien attacher avec de grosses épingles, afin qu’elle ne se défasse pas la nuit.

Quand vous faites des tartines de beurre pour le thé, ayez bien soin que tous les trous du pain restent pleins de beurre, afin de maintenir le pain humide pour le dîner ; et que la marque de votre pouce se voie seulement sur un bout de chaque tartine, afin de montrer votre propreté.

Quand on vous a ordonné d’ouvrir ou de fermer une porte, une malle ou un cabinet, et que vous n’avez pas la clef qu’il faut, ou que vous ne pouvez la distinguer dans le trousseau, essayez la première que vous pouvez fourrer dedans, et tournez-la de toute votre force, jusqu’à ce que la porte s’ouvre ou que la clef se brise, car votre maîtresse vous regarderait comme une sotte de revenir sans avoir rien fait.