Traduction par Léon de Wailly.
À l’enseigne du pot cassé (p. 71-90).




CHAPITRE III


INSTRUCTIONS AU LAQUAIS


Votre service étant d’une nature mixte, s’étend à beaucoup de choses, et vous êtes en bonne passe de devenir le favori de votre maître ou maîtresse, ou des petits messieurs et des petites demoiselles ; vous êtes le joli cœur de la maison, dont toutes les servantes sont éprises. Tantôt votre maître vous prend pour modèle dans sa toilette, et tantôt c’est vous qui le prenez. Vous servez à table, et conséquemment vous avez l’occasion de voir et de connaître le monde, et d’être au fait des hommes et des manières. J’avoue que vos profits sont minimes, à moins qu’on ne vous envoie porter un présent, ou que vous ne serviez le thé à la campagne ; mais on vous donne du Monsieur dans le voisinage, et parfois vous accrochez une fortune, peut-être la fille de votre maître ; et j’ai vu plusieurs de votre tribu avoir de bons commandements dans l’armée. En ville, vous avez un siège réservé à la comédie, où vous avez l’occasion de devenir bel esprit et critique ; vous n’avez aucun ennemi déclaré, excepté la populace, et la femme de chambre de Madame, qui sont portées à vous traiter de saute-ruisseau. J’ai une véritable vénération pour votre office, parce que j’eus jadis l’honneur de faire partie de votre corps que je quittai sottement pour m’avilir en acceptant un emploi dans la douane. Mais afin que vous, mes frères, vous puissiez mieux faire votre chemin, je vais vous donner mes instructions qui sont le fruit de beaucoup de réflexions et d’observations, ainsi que de sept années d’expérience.

Afin d’apprendre les secrets des autres maisons, racontez ceux de la vôtre ; vous deviendrez ainsi un favori au dedans et au dehors, et serez regardé comme une personne d’importance.

Ne soyez jamais vu dans la rue avec un panier ou un paquet à la main, et ne portez rien que ce que vous pouvez cacher dans votre poche ; autrement vous déshonorerez votre profession. Pour empêcher cela, ayez toujours un gamin pour porter vos paquets ; et si vous n’avez pas un liard, payez-le avec une bonne tranche de pain, ou un morceau de viande.

Qu’un petit décrotteur nettoie d’abord vos souliers, de peur que vous ne salissiez la chambre, ensuite qu’il nettoie ceux de votre maître ; prenez-le à votre service exprès pour cela, et pour faire les commissions ; vous le paierez en rogatons. Quand vous êtes envoyé en commission, ne manquez pas d’en profiter pour votre compte, comme de voir votre bonne amie ou de boire un pot d’ale avec quelques camarades ; c’est toujours ce temps-là de gagné.

Les avis sont très partagés sur la manière la plus commode et la plus distinguée de tenir votre assiette pendant le repas ; les uns l’enfoncent entre le siège et le bois de la chaise, ce qui est un excellent expédient lorsque la structure de la chaise le permet ; les autres, de peur que l’assiette ne tombe, la serrent si fort que leur pouce va jusqu’au milieu du creux, ce qui, toutefois, si votre pouce est sec, n’est pas une méthode sûre ; je vous conseille donc, en ce cas-là, de le mouiller avec votre langue ; quant à cette absurde pratique de poser le dessous de l’assiette sur le creux de votre main, elle est tout-à-fait condamnée, étant sujette à trop d’accidents. D’autres encore raffinent au point de tenir leur assiette sous l’aisselle gauche, ce qui est le meilleur endroit pour qu’elle soit chaude ; mais qui peut être dangereux lorsqu’il s’agit d’emporter un plat, car votre assiette peut tomber sur la tête de quelque convive. Je confesse avoir moi-même désapprouvé tous ces moyens, que j’ai fréquemment essayés ; c’est pourquoi j’en recommande un quatrième, qui est de fourrer votre assiette jusqu’au bord inclusivement, du côté gauche, entre votre veste et votre chemise ; cela la tiendra pour le moins aussi chaude que sous votre aisselle, ou ockster, comme les Écossais l’appellent ; cela la cachera assez pour que les étrangers puissent croire que vous êtes au-dessus de cette fonction ; cela l’empêchera de tomber, et ainsi logée, vous l’avez là toute prête à tirer en un clin-d’œil, et toute chaude pour le premier convive, à votre portée, qui peut en avoir besoin ; et enfin, un autre avantage de cette méthode, c’est que, si à aucun moment de votre service vous voyez que vous allez tousser ou éternuer, vous pouvez immédiatement arracher l’assiette de votre sein, et en tenir la partie creuse tout contre votre nez ou votre bouche, et ainsi empêcher qu’il ne jaillisse de l’un ou de l’autre aucun liquide sur les plats ou sur les robes des dames. Vous voyez les messieurs et les dames pratiquer la même chose en pareille occasion, avec un chapeau ou un mouchoir ; cependant une assiette se salit moins et se nettoie plus vite qu’aucun de ces objets ; car lorsque votre toux et votre éternuement est passé, il n’y a qu’à remettre l’assiette à la même place, et votre chemise la nettoie au passage.

Enlevez les plus grands plats et posez-les d’une main, pour montrer aux dames votre vigueur et la force de vos reins, mais faites-le toujours entre deux dames, afin que si le plat vient à glisser, la soupe ou la sauce puisse tomber sur leurs habits, et ne pas tacher le parquet : grâce à cette pratique, deux de nos confrères. mes dignes amis, ont fait une fortune considérable.

Apprenez tout ce qui est de la dernière mode en fait d’expressions, de jurements, de chansons et d’extraits de pièces de théâtre, autant que votre mémoire en peut retenir. Vous deviendrez ainsi les délices de neuf dames sur dix, et l’envie de quatre-vingt-dix-neuf beaux sur cent.

Prenez soin à certains moments, durant le dîner particulièrement, lorsqu’il y a des personnes de qualité, d’être, vous et vos camarades, tous à la fois hors de la salle ; par là vous vous reposerez un peu de la fatigue du service et en même temps permettrez à la compagnie de causer plus librement, n’étant plus gênée par votre présence.

Quand vous êtes envoyé en message, délivrez-le dans vos propres termes, fût-ce à un duc ou à une duchesse, et non dans les termes de votre maître ou maîtresse ; car comment peuvent-ils savoir ce qui est relatif à un message aussi bien que vous qui avez fait votre apprentissage de cet emploi ? Mais ne rendez jamais la réponse qu’elle ne soit demandée, et alors ornez-la de votre propre style.

Quand le dîner est fini, descendez une grande pile d’assiettes à la cuisine, et quand vous arrivez au bord de l’escalier faites-la rouler toute devant eux ; il n’est pas de vue ou de son plus agréable, surtout si elles sont en argent, indépendamment de la peine qu’elle vous épargne, et elle sera là, près de la porte de la cuisine, à la disposition de la laveuse.

Si vous montez un morceau de viande dans un plat, et qu’il vous tombe de la main avant que vous entriez dans la salle à manger, la viande par terre et la sauce répandue, ramassez doucement la viande, essuyez-la avec le pan de votre habit, puis remettez-la dans le plat, et servez ; et quand votre maîtresse s’aperçoit que la sauce manque, dites-lui qu’on va l’apporter à part.

Quand vous montez un plat de viande, trempez vos doigts dans la sauce, ou léchez-la avec votre langue, pour voir si elle est bonne et digne de la table de votre maître.

Vous êtes le meilleur juge des amis que votre maîtresse doit avoir ; si donc elle vous envoie en message pour compliment ou affaire à une famille que vous n’aimez pas, rendez la réponse de façon à faire naître entre elles une querelle irréconciliable ; ou si un valet de pied vient de la même maison pour le même sujet, tournez la réponse qu’elle vous ordonne de rendre de telle manière que l’autre famille puisse la prendre pour un affront.

Quand vous êtes en garni, et que vous ne pouvez avoir de décrotteur, nettoyez les souliers de votre maître avec le bas des rideaux, une serviette propre ou le tablier de votre hôtesse.

Portez toujours votre chapeau dans la maison, excepté quand votre maître appelle ; et aussitôt que vous venez en sa présence, ôtez-le pour montrer vos manières.

Ne nettoyez jamais vos souliers au décrottoir, mais dans le corridor, ou au pied de l’escalier ; grâce à quoi vous aurez le mérite d’être au logis près d’une minute plus tôt, et le décrottoir durera plus longtemps.

Ne demandez jamais la permission de sortir ; car alors on saura toujours que vous êtes absent, et vous passerez pour un paresseux et un coureur ; tandis que si vous sortez sans être vu, vous avez la chance de rentrer sans qu’on s’en soit aperçu, et vous n’avez pas besoin de dire à vos camarades où vous êtes allé, car ils ne manqueront pas de répondre que vous étiez là il n’y a que deux minutes, ce qui est le devoir de tout domestique.

Mouchez la chandelle avec vos doigts et jetez la mouchure sur le plancher, mais mettez le pied dessus, pour empêcher l’odeur ; cette méthode empêchera beaucoup les mouchettes de s’user. Il faut aussi les moucher tout-à-fait ras, ce qui les fera couler et augmentera ainsi les profits des graisses de la cuisinière ; car c’est surtout avec elle qu’il est prudent à vous d’être bien.

Tandis qu’on dit les grâces après la viande, vous et vos camarades ôtez les chaises derrière les convives, afin que, lorsqu’ils iront pour se rasseoir, ils puissent tomber en arrière, ce qui les égayera tous ; mais soyez assez sage pour retenir votre rire jusqu’à ce que vous soyez à la cuisine, et alors divertissez vos camarades.

Quand vous savez que votre maître est le plus occupé en compagnie, entrez et faites semblant de ranger la chambre, et s’il gronde, dites que vous pensiez qu’il avait sonné. Ceci l’empêchera de trop s’occuper d’affaires, ou de s’épuiser à parler, ou de se torturer l’esprit, toutes choses mauvaises pour sa constitution.

Si on vous ordonne de casser la patte d’un crabe ou d’un homard, pincez-la dans la porte de la salle à manger : de cette façon, vous pouvez aller graduellement sans écraser la chair, ce qui arrive surtout avec la clef de la porte de la rue, ou le piton.

Quand vous enlevez une assiette sale à un des convives, et que vous voyez que le couteau et la fourchette sales sont sur l’assiette, montrez votre dextérité : enlevez l’assiette, et rejetez le couteau et la fourchette sur la table, sans faire tomber les os ou les restes de viande qu’on y a laissés ; alors le convive, qui a plus de temps que vous, essuiera la fourchette et le couteau qui ont déjà servi.

Quand vous portez à boire à une personne qui l’a demandé, ne lui tapez pas sur l’épaule, et ne lui criez pas : « Monsieur, ou Madame, voici le verre ! » cela serait de mauvaise compagnie, on croirait que vous voulez entonner de force votre boisson dans le gosier ; maintenez-vous à l’épaule gauche de la personne, et attendez son loisir ; et si elle la renverse du coude par l’oubli, c’est sa faute, et non la vôtre.

Quand votre maîtresse vous envoie chercher une voiture de place un jour de pluie, revenez dans la voiture pour épargner vos habits et vous éviter la peine de marcher ; il vaut mieux que le bas de ses jupes soit crotté par vos souliers sales, que de gâter votre livrée et d’attraper un rhume.

Il n’est pas d’humiliation aussi grande pour un homme dans votre position que d’éclairer votre maître dans les rues avec une lanterne : c’est pourquoi il est de très bonne politique d’user de toute espèce d’artifices pour l’éviter ; d’ailleurs, cela montre que votre maître est pauvre ou avare, les deux pires défauts que vous puissiez rencontrer dans aucun service. En pareille circonstance, j’ai eu recours à plusieurs sages expédients que je vous recommande ici. Une fois, je pris une chandelle si longue, qu’elle atteignait le haut de la lanterne et qu’elle la brûla ; mais mon maître, après m’avoir bien rossé, m’ordonna d’y coller du papier. J’employai ensuite une chandelle moyenne, mais je l’assujettis si mal dans la bobèche qu’elle penchait toute et brûla tout un côté de la corne. Puis je mis un bout de chandelle d’un demi-pouce qui s’enfonça dans la bobèche et la désouda, et força mon maître de faire la moitié du chemin dans l’obscurité. Alors il me fit mettre deux pouces de chandelle à l’endroit où était la bobèche, après quoi je fis semblant de trébucher, éteignis la chandelle, et mis en pièces toute la partie de fer blanc : à la fin, il fut forcé d’employer un petit garçon pour porter sa lanterne, par une économie bien entendue.

Il est bien déplorable que les gens de notre condition n’aient que deux mains pour porter les assiettes, les plats, les bouteilles, etc., hors de la salle pendant les repas ; et le malheur est d’autant plus grand, qu’une de ces mains est nécessaire pour ouvrir la porte, tandis que vous êtes encombré de ce fardeau ; c’est pourquoi je vous engage à laisser toujours la porte entr’ouverte, de façon à pouvoir l’ouvrir du pied, et alors vous pouvez porter assiettes et plats de votre ventre à votre menton, indépendamment d’une quantité de choses sous vos bras, ce qui vous épargnera bien des pas ; mais prenez garde de rien laisser tomber avant d’être hors de la salle et, s’il est possible, assez loin pour ne pas être entendu.

Si l’on vous envoie mettre une lettre à la poste par une soirée froide et pluvieuse, entrez au cabaret et prenez un pot, jusqu’à ce que vous soyez censé avoir fait votre commission ; mais profitez de la première occasion pour la mettre soigneusement à la poste, comme il convient à un honnête serviteur.

Si l’on vous ordonne de faire du café pour les dames après dîner, et qu’il se mette à s’enfuir tandis que vous montez bien vite chercher une cuiller pour le remuer, ou que vous pensez à quelque autre chose, ou que vous luttez avec la femme de chambre pour avoir un baiser, essuyez bien le dehors du pot avec un torchon, montez hardiment votre café, et quand votre maîtresse le trouvera trop faible, et vous demandera s’il ne s’est pas enfui, niez formellement le fait ; jurez que vous y avez mis plus de café qu’à l’ordinaire, que vous ne l’avez pas quitté d’un instant, que vous vous êtes efforcé de le faire meilleur que de coutume, parce que votre maîtresse avait des dames avec elle, que les domestiques dans la cuisine attesteront ce que vous dites : là-dessus, vous verrez que les autres dames déclareront le café très bon, et votre maîtresse avouera qu’elle ne sent rien ce soir, et à l’avenir elle se défiera d’elle-même et sera moins prompte à se plaindre. Ceci, je voudrais que vous le fissiez par principe de conscience, car le café est très malsain ; et, par affection pour votre maîtresse, vous devez le lui donner aussi faible que possible ; et d’après ce raisonnement, quand vous avez envie de régaler quelque servante d’une tasse de café frais, vous pouvez et devez soustraire une partie de la poudre, dans l’intérêt de la santé de votre maîtresse, et pour vous concilier les bonnes grâces de ses servantes.

Si votre maître vous envoie porter un petit cadeau, une bagatelle à un de ses amis, prenez-en soin comme d’une bague en diamant : le cadeau ne fût-il que d’une demi-douzaine de pommes de reinette, faites dire par le domestique qui reçoit le message que vous avez ordre de les remettre en mains propres. Cela montrera votre exactitude et votre soin à prévenir les accidents et les méprises ; et le monsieur ou la dame ne peut moins faire que de vous donner un shilling : de même, quand votre maître reçoit un présent semblable, enseignez au messager qui l’apporte à en faire autant, et faites quelques insinuations à votre maître qui stimulent sa générosité ; car on doit s’assister entre domestiques, puisqu’après tout c’est pour l’honneur des maîtres, ce qui est le principal point à considérer pour tout bon serviteur, et dont il est le meilleur juge.

Quand vous allez à quelques portes de la vôtre pour jaser avec une fille, ou prendre en courant un pot d’ale, ou voir un camarade qui va être pendu, laissez la porte de la rue ouverte, afin de ne pas être forcé de frapper, et que votre maître ne découvre pas que vous êtes sorti ; car un quart d’heure de temps ne peut faire de tort à son service.

Quand vous emportez les croûtes de pain après dîner, mettez-les sur des assiettes sales, et écrasez-les sous d’autres assiettes, de façon à ce que personne n’y puisse toucher ; et alors ce sera le profit du gamin de service.

Quand vous êtes forcé de nettoyer de votre propre main les souliers de votre maître, employez le tranchant du couteau de cuisine qui coupe le mieux, et séchez-les, le bout à un pouce du feu ; car les souliers humides sont dangereux, et d’ailleurs, par ce moyen, vous les aurez plus vite pour vous.

Dans quelques maisons, le maître envoie souvent chercher à la taverne une bouteille de vin, et vous êtes le messager : je vous engage alors à prendre la plus petite bouteille que vous pouvez trouver ; mais, en tout cas, faites-vous donner une pleine quarte ; vous aurez ainsi quelque chose pour vous-même, et votre bouteille sera remplie. Quant à un bouchon, ne vous en mettez pas en peine, car le pouce fera aussi bien, ou un morceau de sale papier mâché.

Dans toutes les disputes avec les porteurs de chaises et les cochers qui demandent trop, quand votre maître vous fait descendre pour marchander avec eux, prenez pitié de ces pauvres diables, et dites à votre maître qu’ils ne veulent pas recevoir un liard de moins : il est plus de votre intérêt d’avoir votre part d’un pot d’ale que d’épargner un shilling à votre maître, pour qui c’est une bagatelle.

Quand vous accompagnez votre maîtresse par une soirée très sombre, si elle se sert de sa voiture, ne marchez pas à côté de la voiture de façon à vous fatiguer et à vous crotter, mais montez à la place qui vous convient derrière, et de là tenez la torche penchée en avant par dessus l’impériale ; et quand elle a besoin d’être mouchée, frappez-la contre les coins.

Quand vous laissez votre maîtresse à l’église les dimanches, vous avez deux heures d’assurées à dépenser avec vos camarades au cabaret, ou devant un beef-steak et un pot de bière, à la maison, avec la cuisinière et les servantes ; et vraiment les pauvres domestiques ont si peu d’occasions d’être heureux, qu’ils n’en doivent perdre aucune.

Ne portez jamais de bas quand vous servez à table, dans l’intérêt de votre santé comme de celle des convives ; attendu que la plupart des dames aiment l’odeur des pieds des jeunes gens, et que c’est un remède souverain contre les vapeurs.

Choisissez une condition, si vous le pouvez, où les couleurs de votre livrée soient le moins voyantes et le moins remarquables ; vert et jaune trahit immédiatement votre office, et ainsi fait toute espèce de galons, excepté ceux d’argent, qui peuvent difficilement vous échoir, à moins d’un duc, ou de quelque prodigue qui vient d’entrer en possession de sa fortune. Les couleurs que vous devez désirer sont le bleu, ou feuille-morte à parements rouges ; ce qui, avec une épée d’emprunt, un air d’emprunt, le linge de votre maître, et un aplomb naturel perfectionné, vous donnera le titre que vous voudrez, là où vous n’êtes pas connu.

Quand vous emportez des plats ou autre chose de la salle, pendant les repas, emplissez-vous les mains autant que possible ; car bien que vous puissiez tantôt verser, et tantôt laisser tomber, cependant vous trouverez, à la fin de l’année, que vous avez été expéditif, et que vous avez économisé beaucoup de temps.

Si votre maître ou votre maîtresse vont à pied dans la rue, tenez-vous à côté d’eux, et sur leur niveau, autant que vous pourrez. Ce que voyant, l’on croira ou que vous n’êtes pas à eux, ou que vous êtes de leur compagnie ; mais si l’un ou l’autre se retourne pour vous parler, et vous met dans la nécessité d’ôter votre chapeau, n’y employez que le pouce et un doigt, et grattez-vous la tête avec le reste.

En hiver, n’allumez le feu de la salle à manger que deux minutes avant qu’on serve le dîner, afin que votre maître voie combien vous êtes économe de son charbon.

Quand on vous ordonne d’attiser le feu, faites tomber les cendres d’entre les barres avec le petit balai.

Quand on vous ordonne d’appeler une voiture, fût-il minuit, n’allez pas plus loin que la porte, de peur de n’être pas là si l’on a besoin de vous, et restez à crier : « Cocher ! cocher ! » pendant une demi-heure.

Quoique vous autres messieurs de la livrée vous ayez le malheur d’être traités du haut en bas par tout le genre humain, cependant vous trouvez moyen de ne pas perdre courage, et parfois vous arrivez à des fortunes considérables. J’ai eu pour ami intime un de vos camarades qui était valet de pied d’une dame de la cour ; elle avait une place honorable, était sœur d’un comte, et veuve d’un homme de qualité. Elle remarqua quelque chose de si poli dans mon ami, tant de grâce dans sa façon de marcher devant sa chaise, et de mettre ses cheveux sous son chapeau, qu’elle lui fit plusieurs avances ; et un jour qu’elle prenait l’air dans son carrosse, avec Tom derrière, le cocher se trompa de route, et s’arrêta à une chapelle privilégiée, où le couple fut marié, et Tom revint à la maison dans le coupé à côté de sa maîtresse ; mais malheureusement il lui apprit à boire de l’eau-de-vie, dont elle mourut, après avoir mis toute sa vaisselle en gage pour en acheter, et Tom maintenant travaille à la journée chez un fabricant de drèche.

Boucher, le fameux joueur, était aussi de votre confrérie, et lorsqu’il était riche de 50.000 livres, il tourmenta le duc de Buckingham pour un arriéré de gages ; et je pourrais en citer beaucoup d’autres, un, particulièrement, dont le fils avait un des principaux emplois de la cour ; mais il suffit de vous donner l’avis d’être impertinent et effronté avec tout le monde, spécialement le chapelain, la femme de chambre, et les principaux domestiques d’une personne de qualité, et ne faites pas attention à quelques coups de pied ou de canne, de temps en temps ; car votre insolence finira par vous profiter, et vous pourrez probablement troquer votre livrée contre un uniforme.

Quand vous vous tenez derrière une chaise, pendant les repas, remuez-en constamment le dossier, afin que la personne derrière laquelle vous êtes, puisse savoir que vous êtes à sa disposition.

Quand vous portez une pile d’assiettes de porcelaine, s’il leur arrive de tomber, ce qui est un malheur fréquent, votre excuse doit être qu’un chien s’est jeté entre vos jambes dans le vestibule ; que la fille de service a par hasard poussé la porte contre vous ; qu’une mop barrait l’entrée, et vous a fait trébucher ; que votre manche s’est prise dans la clef ou dans le bouton de la serrure.

Quand votre maître et votre maîtresse causent ensemble dans leur chambre à coucher, et que vous avez soupçon que vous êtes vous ou vos camarades pour quelque chose dans ce qu’ils disent, écoutez à la porte, dans l’intérêt général de tous les domestiques, et réunissez-vous pour prendre les mesures propres à prévenir toute innovation qui peut nuire à la communauté.

Ne vous enorgueillissez point dans la prospérité : vous avez entendu dire que la fortune tourne sur une roue ; si vous avez une bonne place, vous êtes au sommet de la roue. Rappelez-vous combien de fois on vous a fait mettre habit bas, et jeté à la porte, vos gages tous reçus à l’avance, et dépensés en souliers à talons rouges de hasard, en toupets de seconde main, en manchettes de dentelles raccommodées, indépendamment d’une dette énorme à la cabaretière et au liquoriste. Le gargotier voisin, qui auparavant vous faisait signe le matin de venir manger un savoureux morceau de bajoue, vous le donnait gratis et ne comptait que le liquide, aussitôt que vous êtes tombé en disgrâce, a présenté une requête à votre maître, pour être payé sur vos gages, dont il ne vous était pas dû un liard, et alors vous a fait poursuivre par des recors dans tous les cabarets borgnes. Rappelez-vous comme vous êtes devenu vite râpé, percé aux coudes, éculé aux talons ; que vous avez été forcé d’emprunter une vieille livrée, afin de vous présenter pour une nouvelle place ; d’aller furtivement dans chaque maison où vous aviez une ancienne connaissance qui dérobât pour vous de quoi vous empêcher de crever de faim ; et qu’en somme vous étiez au plus bas degré de la vie humaine, qui est, comme dit la vieille chanson, celle d’un saute-ruisseau hors de place ; rappelez-vous, dis-je, tout cela dans la condition florissante où vous êtes. Tendez une main secourable à vos frères cadets que le sort a déshérités ; prenez-en un à vos ordres, pour faire les messages de votre maîtresse, quand vous avez envie d’aller au cabaret ; glissez-leur secrètement, de temps à autre, une tranche de pain et un peu de viande froide, cela ne ruinera pas vos maîtres ; et si l’État ne s’est pas encore chargé de son logement, faites-le coucher dans l’écurie ou la remise, ou sous l’escalier de derrière, et recommandez-le à tous les messieurs qui fréquentent votre maison, comme un excellent domestique.

Vieillir dans les fonctions de valet de pied est le plus grand de tous les déshonneurs ; c’est pourquoi, quand vous voyez venir les années sans espoir d’une place à la cour, d’un commandement dans l’armée, d’une promotion au grade d’intendant, d’un emploi dans le revenu (ces deux derniers ne s’obtiennent pas sans savoir lire et écrire), ou d’enlever la nièce ou la fille de votre maître, je vous recommande expressément d’aller sur le grand chemin, c’est le seul poste d’honneur qui vous reste ; vous y rencontrerez beaucoup de vos anciens camarades, vous y mènerez une vie courte et bonne, et vous ferez figure à votre jour suprême, pour lequel je veux vous donner quelques instructions.

Mon dernier avis est relatif à votre conduite quand vous allez être pendu ; ce qui, pour vol domestique ou avec effraction ou sur le grand chemin, ou pour avoir tué, dans une querelle d’ivrogne, le premier homme que vous avez rencontré, sera bien probablement votre lot, et est dû à une de ces trois qualités : amour de la société, générosité d’âme, ou trop de chaleur de sang. Votre bonne attitude dans cette circonstance intéressera tout le corps. Niez le fait avec les imprécations les plus solennelles ; une centaine de vos frères, s’ils peuvent y pénétrer, seront à l’audience, prêts, sur demande, à vous donner un certificat devant la cour. Que rien ne vous décide à un aveu, si ce n’est la promesse de votre grâce pour avoir dénoncé vos camarades ; mais je suppose que vous aurez pris là une peine inutile, car si vous échappez en ce moment, votre sort sera le même un autre jour. Faites-vous écrire un discours par le meilleur auteur de Newgate ; quelqu’une de vos bonnes amies vous fournira une chemise de toile de Hollande et un bonnet de coton blanc, couronné d’un ruban rouge ou noir ; prenez joyeusement congé de tous vos amis de Newgate ; montez sur la charrette avec courage ; tombez à genoux ; levez les yeux au ciel ; tenez un livre dans vos mains, quoique vous ne sachiez pas lire un mot ; niez le fait au pied de la potence ; donnez un baiser au bourreau et pardonnez-lui, et puis adieu : vous serez enterré en grande pompe, aux frais de votre confrérie ; le chirurgien ne touchera pas à un de vos membres, et votre renommée durera jusqu’à ce que vous ayez un successeur de réputation égale.