Traduction par Léon de Wailly.
À l’enseigne du pot cassé (p. 59-69).




CHAPITRE II


INSTRUCTIONS À LA CUISINIÈRE


Quoique je n’ignore point qu’il y a longtemps que la coutume s’est établie, parmi les gens de qualité, d’avoir des cuisiniers, et généralement des cuisiniers français, cependant comme mon traité est particulièrement destiné à la classe des chevaliers, squires et gentlemen, tant de la ville que de la campagne, c’est à vous que je m’adresserai, Madame la cuisinière. Toutefois, une grande partie de ce que j’ai en vue peut servir aux deux sexes, et vous avez naturellement ici la seconde place, parce que le butler et vous êtes unis d’intérêts ; vos profits sont en général égaux, et vous les avez quand les autres sont désappointés : vous pouvez vous régaler ensemble les nuits sur vos provisions, quand le reste de la maison est au lit, et vous avez le moyen de vous faire des amis de tous vos camarades ; vous pouvez donner quelque chose de bon à manger ou à boire aux petits messieurs et aux petites demoiselles, et gagner ainsi leur affection : une querelle entre vous est très dangereuse pour tous deux, et finirait probablement par le renvoi de l’un de vous ; auquel funeste cas, il ne serait peut-être pas si facile de s’accorder avec un autre.

Et maintenant, Madame la cuisinière, je procède à mes instructions, que je vous invite à vous faire lire régulièrement par quelqu’un de vos camarades, une fois par semaine, avant d’aller au lit, que vous serviez à la ville ou à la campagne, car mes leçons s’appliqueront à toutes deux.

Si votre maîtresse oublie à souper qu’il y a de la viande froide à la maison, ne soyez pas assez officieuse pour le lui rappeler ; il est clair qu’elle n’en a pas besoin, et si elle s’en souvient le lendemain, dites-lui qu’elle ne vous a pas donné d’ordres et qu’il n’y en a plus ; c’est pourquoi, de peur de mensonge, disposez-en avec le butler, ou tout autre camarade, avant de vous coucher.

Ne servez jamais à souper une cuisse de poulet, tant qu’il y a dans la maison un chat ou chien qui puisse être accusé de l’avoir emportée ; mais s’il n’y en a pas, vous devez la mettre sur le compte des rats, ou d’un lévrier étranger.

C’est mal entendre l’économie domestique que de salir vos torchons de cuisine à nettoyer le dessous des plats que vous faites servir, puisque la nappe fera aussi bien et se change à chaque repas.

Ne nettoyez jamais vos broches après qu’elles ont servi, car la graisse qu’y laisse la viande est la meilleure chose pour les préserver de la rouille, et quand vous en referez usage, cette même graisse humectera l’intérieur de la viande.

Si vous servez dans une maison riche, rôtir et bouillir sont choses au-dessous de votre dignité, et qu’il convient que vous ignoriez ; laissez donc cette besogne entièrement à la fille de cuisine, de peur de déshonorer la maison où vous servez.

Si vous faites le marché, achetez votre viande le moins cher que vous pourrez ; mais dans vos comptes, ménagez l’honneur de votre maître, et marquez le prix le plus élevé ; ce n’est d’ailleurs que justice, car personne ne saurait vendre au même prix qu’il achète, et je suis convaincu que vous pouvez surfaire en toute sûreté ; jurez que vous n’avez pas donné plus que le boucher et le marchand de volaille n’ont demandé. Si votre maîtresse vous ordonne de servir à souper un morceau de viande, vous ne devez pas entendre par là qu’il faut le servir tout entier ; vous pouvez donc en garder la moitié pour vous et le butler.

Les bonnes cuisinières ne peuvent souffrir cette besogne qu’elles appellent justement vétilleuse, celle qui prend beaucoup de temps pour peu de résultats ; comme, par exemple, de faire rôtir des petits oiseaux, qui demandent énormément de soins, et une seconde et une troisième broche, ce qui, soit dit en passant, est absolument inutile ; car il serait vraiment bien ridicule qu’une broche, qui est assez forte pour tourner un aloyau, ne fût pas capable de tourner une mauviette ; cependant, si votre maîtresse est délicate et qu’elle craigne qu’une grosse broche ne les mette en pièces, placez-les gentiment dans la lèche-frite, où la graisse du rôti de mouton ou de bœuf tombant sur les oiseaux servira à les arroser, et de la sorte économisera le temps et le beurre ; car quelle cuisinière, ayant un peu de cœur, voudrait perdre son temps à plumer des mauviettes, des motteux et autres petits oiseaux ? Si donc vous ne pouvez vous faire aider par les servantes ou par les jeunes demoiselles, allez au plus court, flambez-les ou écorchez-les ; la peau n’est pas une grande perte, et la chair est toujours la même.

Si vous êtes chargée du marché, ne vous laissez pas régaler par le boucher d’un beef-steak ou d’un pot d’ale, ce qui, en conscience, ne vaut pas mieux que de faire tort à votre maître ; mais prenez toujours ce profit en argent, si vous n’achetez pas à crédit ; ou à tant pour cent, quand vous payez les mémoires.

Le soufflet de la cuisine étant ordinairement hors de service à force de remuer le feu pour épargner les pincettes et le poker, empruntez le soufflet de la chambre de votre maîtresse, qui étant le moins employé, est généralement le meilleur de la maison, et s’il vous arrive de l’endommager ou de le graisser, vous avez la chance qu’on le laisse tout-à-fait à votre disposition.

Ayez toujours un petit gamin aux alentours pour faire vos commissions et aller pour vous au marché les jours de pluie, ce qui épargnera vos habits, et vous fera plus d’honneur aux yeux de votre maîtresse.

Si votre maîtresse vous laisse les graisses, en retour de sa générosité prenez soin de bouillir et rôtir suffisamment votre viande. Si elle les garde pour elle, que justice lui soit faite, et plutôt que de ne pas avoir un bon feu, égayez-le de temps en temps avec la graisse du rôti et le beurre qui vient à tourner en huile.

Servez votre viande bien lardée de brochettes, pour la faire paraître ronde et dodue ; et une brochette de fer, bien employée de temps à autre, lui donnera encore meilleure mine.

Quand vous rôtirez un long morceau de viande, n’en soignez que le milieu, et laissez les deux bouts crûs, ce qui servira une autre fois, et aussi économisera le feu.

Quand vous nettoyez vos assiettes et vos plats, tordez-en le bord en dedans, ils en contiendront davantage.

Entretenez toujours un grand feu dans la cuisine quand il y a un petit dîner, ou que la famille dîne dehors, afin que les voisins, voyant la fumée, fassent l’éloge de la manière dont la maison est tenue ; mais lorsqu’il y a beaucoup d’invités, alors épargnez, autant que possible, votre charbon, parce qu’une grande partie de la viande étant crue restera pour le lendemain.

Faites constamment bouillir votre viande dans de l’eau de pompe, parce que nécessairement vous manquerez quelquefois d’eau de rivière ou de source, et alors votre maîtresse, voyant votre viande d’une couleur différente, vous grondera quand vous n’êtes pas en faute.

Quand vous avez beaucoup de poulets dans le garde-manger, laissez-en la porte ouverte, par pitié pour le pauvre chat, s’il attrape bien les souris.

Si vous jugez nécessaire d’aller au marché un jour de pluie, prenez le manteau à capuchon de votre maîtresse, pour épargner vos habits.

Ayez constamment à vos ordres, dans la cuisine, trois ou quatre femmes de journée, que vous paierez à peu de frais, simplement avec les restes de viande, un peu de charbon et toutes les cendres.

Pour écarter de la cuisine les domestiques qui vous ennuient, laissez toujours la manivelle sur le tourne-broche afin qu’elle leur tombe sur la tête.

Si un morceau de suie tombe dans la soupe, et qu’il ne soit pas commode de l’en retirer, mêlez-la bien ; cela lui donnera un haut goût français.

Si votre beurre tourne en huile, ne vous en tourmentez pas et servez : l’huile est une sauce plus distinguée que le beurre.

Grattez le fond de vos marmites et de vos chaudrons avec une cuiller d’argent, de peur de leur donner un goût de cuivre.

Quand vous servez du beurre comme sauce, ayez l’économie d’y mettre moitié eau, ce qui est aussi beaucoup plus sain.

Si votre beurre, lorsqu’il est fondu, sent le cuivre, c’est la faute de votre maître, qui ne veut pas vous donner une casserole d’argent : d’ailleurs, votre beurre en durera plus longtemps, et l’étamage est très coûteux ; si vous avez une casserole d’argent, et que le beurre sente la fumée, rejetez la faute sur le charbon.

Ne vous servez jamais d’une cuiller pour ce que vous pouvez faire avec vos mains, de peur d’user l’argenterie de votre maître.

Quand vous voyez que vous ne pouvez avoir le dîner prêt pour l’heure fixée, retardez la pendule, et alors il peut être prêt à la minute.

Qu’un charbon rouge tombe de temps en temps dans la lèche-frite, afin que la fumée du jus monte et donne un haut goût au rôti.

Vous devez regarder la cuisine comme votre cabinet de toilette ; mais il ne faut pas laver vos mains avant d’avoir été aux lieux d’aisance, d’avoir embroché votre viande, troussé votre poulet, épluché votre salade, pas avant d’avoir envoyé votre second service ; car vos mains seront salies dix fois plus par toutes les choses que vous êtes forcée de manier ; mais quand votre ouvrage est fini un seul lavage servira pour tous.

Il est une seule partie de votre toilette que j’admettrais tandis que vous surveillez vos bouillis, vos rôtis et vos ragoûts ; c’est de peigner votre tête, ce qui ne vous fait pas perdre de temps, car vous pouvez faire votre dîner d’une main, tandis que vous vous peignez de l’autre.

Si l’on trouve des cheveux dans le manger, vous pouvez, en toute sûreté, jeter la faute sur quelque valet de pied, qui vous aura vexée, attendu que ces messieurs sont sujets parfois à malice, si vous refusez de leur tremper un morceau de pain dans la casserole, ou une tranche de rôti ; bien plus encore lorsque vous déchargez sur leurs jambes une pleine cuiller de soupe bouillante, ou que vous les envoyez à leurs maîtres avec un torchon au derrière.

Quand vous avez à rôtir et à bouillir, dites à la fille de cuisine de n’apporter que de gros charbons de terre, et de garder les petits pour les feux d’en haut ; les premiers sont les plus convenables pour cuire la viande, et lorsqu’il n’y en a plus, s’il vous arrive de manquer un plat, vous pouvez légitimement jeter la faute sur le manque de charbons. D’ailleurs, les ramasseuses de cendres ne manqueront pas de mal parler du ménage de votre maître, si elles ne trouvent pas beaucoup de grosses escarbilles, mêlées avec de gros charbons frais ; de la sorte vous pouvez cuisiner à votre honneur, faire un acte de charité, augmenter la considération de votre maître, et parfois avoir votre part d’un pot d’ale pour votre générosité envers la femme aux cendres.

Dès que vous avez envoyé le second service, vous n’avez rien à faire (dans une grande maison) jusqu’au souper, c’est pourquoi lavez vos mains et votre figure, mettez votre mante à capuchon, et prenez votre plaisir parmi vos camarades, jusqu’à neuf ou dix heures du soir. — Mais dînez d’abord.

Qu’il y ait toujours une étroite amitié entre vous et le butler, car il est de votre intérêt à tous deux d’être unis ; le butler a souvent besoin d’un bon petit morceau friand, et vous avez beaucoup plus souvent besoin d’un bon verre de vin frais. Cependant, méfiez-vous de lui, car il est parfois inconstant dans ses amours, ayant le grand avantage d’allécher les servantes avec un verre de vin d’Espagne, ou de vin blanc sucré.

Quand vous faites rôtir une poitrine de veau, souvenez-vous que votre bon ami le butler aime le ris de veau, mettez-le donc de côté pour le soir ; vous pouvez dire que le chat ou le chien l’a emporté, ou que vous l’avez trouvé gâté ou piqué des mouches ; et puis à table le rôti n’en a pas plus mauvaise mine.

Quand vous faites attendre longtemps le dîner, et que la viande est trop cuite, ce qui est généralement le cas, vous êtes en droit de jeter la faute sur votre maîtresse, qui vous a si fort pressée de servir que vous avez été obligée d’envoyer tout trop bouilli et trop rôti.

Si presque tous vos plats sont manqués, comment pouviez-vous l’empêcher ? Vous étiez tracassée par les valets qui venaient dans la cuisine, et pour prouver votre dire, saisissez une occasion de vous fâcher, et lancez une cuillerée de bouillon sur une ou deux de leurs livrées ; d’ailleurs, le vendredi et la fête des Saints-Innocents sont deux jours malheureux, et il est impossible d’y être chanceuse : ainsi vous avez, ces jours-là, une excuse légitime.

Quand vous êtes pressée d’aveindre vos plats, poussez-les de telle sorte qu’il en tombe une douzaine sur le dressoir, juste à votre main.

Pour épargner le temps et la peine, coupez vos pommes et vos oignons avec le même couteau ; les gens bien élevés aiment le goût de l’oignon dans tout ce qu’ils mangent.

Faites avec votre main un monceau de trois ou quatre livres de beurre, puis plaquez-le contre le mur juste au-dessus du dressoir, de façon à pouvoir y puiser quand l’occasion s’en présentera.

Si vous avez une casserole d’argent pour l’usage de la cuisine, je vous conseille de la bien bossuer, et de la tenir toujours noire ; cela fera honneur à votre maître, car cela montre qu’il a tenu constamment bonne maison ; et faites place à votre casserole en la frottant ferme sur le charbon, etc.

De même, si l’on vous a donné une grande cuiller d’argent pour la cuisine, que le cuilleron en soit tout usé à force de gratter et remuer, et répétez souvent avec gaîté : « Voilà une cuiller qui n’est pas en reste avec Monsieur. »

Quand vous servez le matin à votre maître un bouillon, du gruau, ou autre chose de ce genre, n’oubliez pas de mettre avec votre pouce et vos doigts du sel sur le bord de l’assiette ; car si vous employez une cuiller ou le bout d’un couteau, il peut y avoir danger que le sel tombe, et cela serait signe de malheur ; rappelez-vous seulement de lécher votre pouce et vos doigts, pour qu’ils soient bien propres avant de toucher au sel.