Décarie, Hébert & Cie (p. 194-208).

XVIII


George était assez mécontent de ce qui s’était passé pendant cette visite. Il avait espéré que Constance se contenterait d’échanger quelques mots banals avec lui, et au lieu de cela, par ses allusions directes au passé, elle s’était exposée à l’attaque de Mamie. Quoique celle-ci eût affecté un air de parfaite innocence, il n’y avait pas à douter que ses paroles eussent produit sur Constance une impression du reste visible, car, si elle avait fait de son mieux pour réprimer sa colère, elle n’avait pas réussi à la dissimuler complètement. Il était impossible de ne pas établir entre les jeunes filles une comparaison qui, en somme, au point de vue du sang-froid, était en faveur de Mamie.

« Tu as été un peu dure avec Mlle  Fearing hier, dit George le lendemain après le déjeuner.

— Dure, moi ?… Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Mamie avec une surprise bien jouée.

— Mais… en insinuant que je devrais vous mettre toutes les deux dans le même livre. Oh ! je sais d’avance ce que tu vas dire. Tu n’avais aucune intention… tu n’avais pas réfléchi… tu n’aurais pas voulu pour tout au monde rien dire de désagréable. Néanmoins tu l’as fait et très calmement et tu as exactement produit ce que tu espérais… tu l’as blessée.

— Eh bien… qu’est-ce que cela te fait ? demanda Mamie avec une étonnante franchise.

— Tu lui as fait penser que je t’avais parlé d’elle.

— Et quel mal y a-t-il à cela ? Ne m’as-tu pas, du reste, un peu parlé d’elle il y a quelques jours ?… Et puis, monsieur George, quoi que tu fasses, tu ne pourras m’empêcher de détester ta bien-aimée Constance, ni de la blesser chaque fois que nous nous rencontrerons,… surtout si elle va s’asseoir à côté de toi pour essayer de te ramener à elle !

— Ne dis pas de ces choses-là, Mamie ; elles me déplaisent. »

Mamie se mit à rire et montra ses belles dents. Il y avait une lueur de malice dans ses yeux.

« Tu as envie d’être repris, je crois, dit-elle. Voyons, dis-moi la vérité… l’aimes-tu encore ? »

George la saisit soudain par les deux poignets et la tint devant lui. Il était contrarié, mais ne pouvait s’empêcher d’être amusé.

« Mamie, ne dis pas de sottises ! Tu es aussi méchante qu’un petit chat sauvage !

— Vraiment ? Eh bien, tant mieux, mais tu sais, tu ne me fais pas peur du tout avec tes grandes mains et tes yeux noirs. »

George se mit à rire et abandonna les poignets de sa cousine.

« Je crois, ma foi, que tu dis vrai ! s’écria-t-il.

— Mais, elle, crois-tu qu’elle soit aussi bonne que cela. Tiens, hier, elle était en colère et aurait voulu pouvoir me mettre en pièces avec ses grands ongles.

— Voyons. Mamie, tu me ferais plaisir en la laissant tranquille.

— Allons, voilà que tu vas te fâcher, aussi ! »

Puis elle ajouta :

« Est-ce que tu m’en veux ?

— Non. Mamie. Tiens, tu es une sorcière, » répondit George en riant.

Il y avait en effet quelque chose d’étrangement séduisant chez la jeune fille. Elle pouvait, lui dire des choses qu’il n’aurait pas supportées de sa propre sœur s’il en avait eu une.

« Je voudrais bien être sorcière ! Je ferais des poupées de cire ressemblant aux gens que je hais, puis, comme les magiciens, je leur enfoncerais des épingles dans le cœur.

— Que t’es-tu donc mis dans la tête ce matin, petite créature vindicative et meurtrière ?

— Il y a bien des choses dans ma tête, répondit-elle en changeant soudain de manières et parlant d’un ton singulièrement grave, les yeux baissés et les mains jointes.

— Même des choses qui ne devraient pas y être.

— Dis-moi, George : si, comme je te l’ai proposé hier, tu nous mettais toutes deux dans un livre. Conny Fearing et moi, laquelle aimerais-tu le mieux ?

— J’essaierais de vous faire bien semblables l’une à l’autre, quoique je ne sache pas exactement comment je pourrais m’en tirer.

— Ce n’est pas une réponse. Il est inutile de chercher à faire de l’esprit avec moi, comme je te l’ai dit souvent. M’aimerais-tu plus que Conny Fearing ? Oui… ou non ! Allons, j’attends ! Comme tu es long à répondre !

— Que veux-tu que je te dise ? Qu’importerait d’ailleurs la préférence que j’accorderais à l'une ou à l’autre, puisque ce ne serait que dans un livre ? Cela ne signifierait pas grand’chose.

— Oh !… si cela ne doit pas signifier grand’chose, je ne tiens pas à le savoir. Tu n’as plus besoin de me répondre.

— Tant mieux pour moi, dit George en riant. Adieu : je vais travailler. »

L’après-midi du dimanche suivant, George avait traversé le fleuve seul et était allé atterrir près d’un épais massif d’arbres, où il s’était installé à l’ombre, avec un livre et un cigare. Il ne savait pas au juste à qui appartenait le terrain sur lequel il se trouvait et il avait bien un peu la crainte qu’il ne fît partie de la propriété des Fearing. Mais comme la journée était chaude, il se sentait trop paresseux pour remonter plus haut et ne se souciait pas de descendre le courant, ce qui eût augmenté le trajet pour rentrer. Il espérait que, même s’il se trouvait réellement sur la propriété des Fearing, celles-ci ne sortiraient pas à cette heure par une chaleur aussi accablante.

Mais il arriva cependant que Constance, se trouvant plus agitée que de coutume, avait pensé qu’une promenade à pied la calmerait un peu. L’endroit où George était assis faisait effectivement partie du domaine suspect, et Constance, sachant qu’il y faisait généralement de la brise, s’était naturellement dirigée de ce côté. Il entendit un pas léger sur l’herbe et aperçut une femme vêtue de blanc à quelques pas de lui. Il la reconnut immédiatement et, se levant vivement, il laissa tomber son livre et son cigare. Constance tressaillit, mais ne recula pas, George fut le premier à parler.

« J’ai peur d’avoir violé une propriété, dit-il vivement. S’il en est ainsi, veuillez me pardonner.

— Vous êtes le bienvenu, répondit Constance en se remettant. C’est un des plus jolis endroits des environs, » ajouta-t-elle un moment après, les mains appuyées sur le long manche de son ombrelle et les yeux fixés sur l’eau ensoleillée.

L’entrevue était inévitable. Constance ne pouvait continuer sa promenade sans échanger quelques mots ; et lui, de son côté, ne pouvait pas sauter dans son bateau et s’éloigner à force de rames comme s’il avait peur, C’était elle, en somme, qui était la plus contente de cette rencontre fortuite. À la grande surprise de George, elle s’assit sur le gazon, en s’appuyant aux racines de vieux arbres.

« Je vous ai dérangé. Je suis désolée, dit-elle, rasseyez-vous, je vous en prie.

— Pas du tout, dit George en reprenant sa première attitude.

— Mais si ! je vous ai dérangé, et je vous dérange encore. Comme vous êtes dans mon jardin, par excès de politesse, vous vous considérez comme mon hôte. »

En essayant d’être trop naturelle, elle devenait confuse.

George sentit la note fausse. Elle était beaucoup moins à l’aise que lui et elle le laissait voir.

« Je me suis arrêté ici, par simple paresse, dit-il. Je ne me sentais pas le courage de remonter ce lourd bateau plus loin, et je ne tenais pas à allonger le chemin en descendant plus bas. J’ignorais que je fusse sur votre propriété. »

Constance ne dit rien pendant un instant, mais elle frappa le bout de son soulier avec son ombrelle d’un mouvement d’impatience.

« Vous n’auriez pas débarqué ici si vous avez pensé qu’il était possible de m’y rencontrer, n’est-ce pas ?

— Mais il me semble, répondit-il après avoir réfléchi quelques secondes, que, tout en avant peu de raisons pour chercher à vous rencontrer, je n’en ai aucune pour vous éviter.

— Je l’espère, répondit Constance à voix basse. J'espère même que vous n'essaierez jamais de m'éviter…

— Je ne l’ai jamais fait.

— Peut-être, dit la jeune fille sans le regarder. En tout cas, vous avez été peu aimable de ne jamais prendre la peine de venir nous voir pendant ces trois mois.

— Pensiez-vous, après ce qui s’est passé entre nous, que je continuerais à vous faire des visites régulières ? »

George avait dit cela sérieusement, sans élever la voix, et il attendit une réponse. Elle vint avec un peu d’hésitation.

« Du moins je pouvais croire que… au bout d’un certain temps, vous viendriez quelquefois. Et vraiment, je ne vois pas ce qui vous en empêcherait. Sommes-nous ennemis, ne redeviendrons-nous jamais amis ?

— Je ne comprends pas l’amitié, répondit George. Je crois vous l’avoir déjà dit l’autre jour quand nous avons abordé ce sujet.

— Oui. On a interrompu notre conversation. Votre cousine, je crois, dit Constance en rougissant légèrement. J’aurais voulu vous dire bien des choses alors, mais cela m’a été impossible devant tout ce monde. Puisque nous nous rencontrons, par hasard, voulez-vous m’écouter ? Si je dois vous importuner, répondez franchement et je m’en vais. Mais, je vous en prie, ne me dites rien de méchant ; cela me rendrait très malheureuse. »

Il y avait quelque chose de simple et de touchant dans son appel à sa patience, qui l’émut un peu.

« Je ferai tout ce que vous voudrez, » dit-il d’un ton qui lui rappela les jours d’autrefois.

Il croisa les mains sur un genou et se prépara à écouter les yeux fixés sur le fleuve.

« Merci ! Depuis notre dernière entrevue à New-York, j’espérais avoir une occasion de vous rencontrer pour vous parler d’amitié. Dimanche dernier j’ai abordé ce sujet, mais vous vous êtes moqué de moi.

— Je le regrette sincèrement. Je ne savais pas que vous parliez sérieusement.

— Si, et j’étais et suis encore de très bonne foi. C’est la seule chose à laquelle j’attache de la valeur.

— À l’amitié ? » demanda tranquillement George.

Il avait l’intention de se contenir et de ne rien dire qui pût la blesser.

« À votre amitié, répondit-elle. Parce que j’ai commis autrefois une grande erreur, n’y aurait-il pas de pardon ? Est-il donc impossible d’être bien ensemble, de nous voir souvent, et de causer comme nous le faisions dans ce temps-là ? M’accueillerez-vous donc toujours mal ? Ma faute fut-elle donc si grande ?

— Vous n’avez commis aucune faute. Mais ce que vous proposez ne me semble pas possible. Ce qui s’est passé entre nous rend de semblables expériences très difficile à tenter.

— Cela peut sembler difficile, mais ce n’est pas impossible, si vous voulez seulement essayer de penser à moi avec plus de bienveillance. Savez-vous quelle a été mon erreur ?… Où j’ai eu le plus tort, c’est de ne pas vous avoir dit… ce que je vous ai dit… une année plus tôt. Soyons francs ; déchirons le voile qui existe entre nous, quand ce ne serait que pour aujourd’hui. Vous m’avez aimée autrefois… moi, je n’ai pas pu vous aimer. Est-ce une raison pour que vous me traitiez comme une étrangère quand nous nous rencontrons ? Réfléchissez et considérez la question sous son vrai jour. Si je vous avais dit un an plus tôt… comme j’aurais dû vous le dire... que je ne pourrais jamais vous aimer assez pour vous épouser, auriez-vous été aussi furieux alors et m’auriez-vous quittée comme vous l’avez fait ?

— Non, dit George, mais il y avait cette différence…

— Attendez, laissez-moi achever ce que j’allais dire. Ce n’est pas ce que j’ai fait qui vous a blessé ; c’est que je l’ai fait beaucoup trop tard. Vous n’auriez pas cessé de venir me voir, si tout cela était arrivé il y a un an. Ma faute consiste à avoir attendu trop longtemps. C’est très mal. J’en ai été désolée. Il n’est rien que je ne fasse pour vous… Mes sentiments à votre égard sont absolument ce qu’ils ont toujours été… ils sont même plus vifs. Puis-je m’humilier davantage devant vous ? Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de femmes qui en fassent autant. Faut-il me faire encore plus humble ?

— Vous avez fait tout ce qu’une femme pouvait et devait faire, » dit George, sans amertume dans la voix.

Il lui semblait que l’ancienne Constance qu’il avait aimée rentrait lentement dans la personne de la jeune fille qu’il avait devant lui, celle qu’il avait récemment traitée en étrangère, et qui l’avait été si réellement à ses yeux.

« Et pourtant, vous ne voulez pas me pardonner ? » demanda-t-elle d’une voix basse et suppliante.

Il regardait la rivière et ne répondait pas. Il ne s’apercevait pas qu’elle observait attentivement son visage. Elle n’y voyait ni amertume, ni dureté, mais seulement une expression de perplexité. Le mot de pardon ne signifiait pas pour lui la moitié de ce qu’il signifiait pour elle. Elle y attachait une intention qui échappait à George. Elle était surexcitée et s’était formée une fausse idée de ce qui s’était passé entre eux. Lui, avec son esprit naturellement sain et fort, ne comprenait pas pourquoi elle attachait tant d’intérêt à ce qu’il considérait alors comme une phrase banale, quelle que fût l’importance qu’il y avait attachée dans la fureur de sa mémorable entrevue avec elle.

« Mademoiselle… » commença-t-il.

Il savait à peine pourquoi il l’appelait ainsi, à moins que ce fût parce.qu’il allait faire une déclaration catégorique. Cependant, ces syllabes n’étaient pas plus tôt sorties de sa bouche qu’il se repentait déjà de les avoir prononcées. Il vit une ombre de souffrance passer sur le visage de la jeune fille, et en même temps cela lui sembla un moyen puéril d’indiquer la distance qui les séparait désormais.

« Constance, reprit-il après une seconde d’hésitation, nous ne parlons pas la même langue. Vous me demandez de pardonner. Mais quoi ? Si quelque chose a besoin d’un pardon, je l’accorde très volontiers. J’étais très en colère, par conséquent je n’étais plus moi-même le jour où j’ai refusé de vous entendre. À présent, je suis de sang-froid. Ce que j’éprouve est très différent. Je ne vous en veux pas, je ne vous souhaite pas de mal. »

Constance garda le silence et détourna la tête. Ce qu’il lui offrait n’était pas ce qu’elle désirait.

« Puisque nous en sommes venus à ces explications, reprit George, je vais essayer de vous dire ce que j’éprouve. Je vous ai appelée Mademoiselle tout à l’heure. Savez-vous pourquoi ? Parce que cela me paraît plus naturel. Vous n’êtes pas la même personne que vous étiez autrefois, et quand je vous appelle Constance, je me figure appeler quelqu’un qui n’est plus, en prononçant le nom de votre ancien vous-même, de la Constance que j’ai aimée, et qui m’aimait… un peu.

— Ce n’est pas moi qui ai changé, dit la jeune fille en baissant les yeux. Je suis toujours la même Constance et vous toujours mon meilleur et mon plus cher ami.

— Il y a eu un changement et un grand changement, peut-être en moi. Je n’ai jamais été votre ami, comme vous l’entendez, et vous vous trompez en croyant que je l’étais. Je vous aimais. Ce n’est pas la même chose.

— Et maintenant, puisque je suis une autre personne… pas celle que vous aimiez… ne pouvez-vous pas être aussi bien mon ami que… que vous l’êtes des autres ? Pourquoi cela vous semble-t-il si impossible ?

— Il m’est même pénible d’y penser, dit George à voix basse. Vous ressemblez trop à l’autre, et pourtant vous en êtes trop différente. »

Constance soupira et tortilla un brin d’herbe autour de son doigt. Elle cherchait comment elle pourrait faire disparaître la différence qu’il sentait si vivement.

« Ne vous apercevez-vous jamais de mon absence ? demanda-t-elle après un long silence.

— Je regrette la femme que j’ai aimée, répondit George. Est-ce une satisfaction pour vous de le savoir ?

— Oui, car cette femme là c’est moi. »

Il y eut une autre pause, pendant laquelle George regarda à la dérobée le visage de la jeune fille. Il le trouva changé. Il était plus maigre et plus pâle qu’autrefois, et il y avait des ombres sous yeux et des petites lignes, pas encore de rides, de tristesse plutôt, autour de la bouche. Il se demanda si elle avait souffert et pourquoi. Elle ne l’avait jamais aimé. Était-il donc vrai qu’elle regrettât son intimité, ses conversations, son amitié, comme elle disait ? Sinon, pourquoi son visage était-il changé ? Et il n’arrivait pas à comprendre que la séparation pût être pénible là où il n’y avait pas d’amour. Néanmoins, sa colère étant, alors passée, il était attristé qu’elle eût souffert.

“Je suis heureuse que vous m’ayez aimée, dit-elle enfin.

— Et moi, j’en suis désolé !

— Ne dites pas cela. Si vous ne m’aviez pas aimée… plus que je ne le savais… vous n’auriez pas écrit, vous ne seriez pas ce que vous êtes. Ne pouvez-vous quelquefois envisager les choses à ce point de vue ?

— Quel avantage y a t-il à gagner le monde entier, si l’on perd le bonheur ? dit George avec amertume.

— Vous n’avez pas perdu le bonheur, répondit Constance. Vous n’avez pas le droit de désespérer. Un jour, vous trouverez une femme qui vous aimera, comme vous le méritez…

— Et que je n’aimerai pas, moi !

— Que vous aimerez comme vous m’avez aimée jadis. Vous serez heureux, alors. J’espère même que cela arrivera bientôt.

— Vraiment ? demanda George en se tournant vivement vers elle.

— Dans votre intérêt, je l’espère de tout mon cœur.

— Et vous ?

— J’espère que j’aurai beaucoup d’affection pour elle, dit Constance avec un rire forcé et en évitant de le regarder.

— Je crains que non, » répondit George presque malgré lui.

Ces mots tombèrent de ses lèvres comme une réponse à son rire forcé qui révélait trop clairement ses vraies pensées.

« Cela ne vous ennuie pas de causer avec moi ? demanda-t-elle tout à coup en changeant soudain de conversation.

— Non ; mais je trouve qu’il serait difficile, pour vous comme pour moi, de causer longtemps de ces choses-là.

— Pour n’avoir plus à y revenir… dorénavant, il vaut mieux épuiser aujourd’hui tout ce que nous avions sur le cœur. Et nous nous reverrons plus souvent désormais, voulez-vous ?

— Cela vous fait-il plaisir de me voir ? »

Il y avait une nuance de dureté dans son ton. Constance baissa les yeux et la rougeur couvrit son visage amaigri. Sa voix tremblait un peu quand elle prit la parole.

« Allez-vous encore être dur avec moi, ou désirez-vous réellement le savoir ?

— Je parle sérieusement. Cela vous fait-il plaisir de me voir ?

— George… Je viens de passer l’heure la plus heureuse que j’aie passée depuis le 1er  mai !

— Êtes-vous donc impitoyable ? demanda George avec violence. M'aimiez-vous, puisque vous teniez à me voir ?… ou bien, cela vous amuse-t-il de me faire souffrir ? Tenez, je ne pourrai jamais vous comprendre. »

Constance fut effrayée par cette soudaine explosion de colère et pâlit.

« Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle d’une voix assurée.

— Croyez-vous que ce soit un plaisir pour moi de causer comme nous l’avons fait ? Supposez-vous que mon amour pour vous n’ait été qu’un vain mot, qu’une idée, qu’une imagination ? Vous figurez-vous qu’en trois mois j’ai oublié et cessé de penser, que j’ai appris à, parler de vous comme si vous étiez un personnage de roman ? De quoi croyez-vous donc que je suis fait ? »

Constance cacha sa tête dans ses mains et un long silence suivit. Elle ne pleurait pas, mais elle avait l’air d’essayer de rassembler ses pensées et, en même temps, de fuir un spectacle pénible. Enfin, elle leva les yeux et elle s’aperçut que la figure de George était empreinte d’une tristesse profonde. Elle le connaissait et savait que les impressions qu’il éprouvait devaient être bien fortes pour que ses traits trahissent ce qui passait dans son esprit.

« Pardonnez-moi, George, dit-elle d’une voix suppliante. Je ne savais pas que vous m’aimiez… que vous teniez toujours à moi.

— Cela n’est rien, répondit-il avec amertume. Cela se passera. »

La pauvre Constance sentit qu’elle avait perdu en un moment ce qu’elle avait gagné avec tant de difficulté… le renouvellement de rapports sans contrainte. Elle se leva lentement ; lui, resta assis, étant encore trop immédiatement sous l’influence de l’émotion qui l’avait envahi, pour faire attention à ses mouvements. Elle vint se placer devant lui et le regarda bien en face.

« George, dit-elle lentement et gravement, je suis très malheureuse ; plus malheureuse que vous ne pouvez le deviner. Vous m’êtes plus cher que tout ce qu’il y a sur la terre et pourtant je ne cesse de vous offenser et de vous blesser. Cette vie-là me tue. Dites-moi ce que vous voulez que je fasse et que je dise et je le ferai et le dirai… tout… comprenez-vous ?… tout, plutôt que d’être séparée de vous comme je l’ai été pendant ces trois derniers mois. »

Elle pensait véritablement ce qu’elle disait et, en ce moment, si George lui avait demandé d’être sa femme, elle y aurait consenti avec joie. Mais il ne comprit pas qu’elle voulait en venir là. Il parut hésiter un moment, puis il se leva vivement et se plaça près d’elle.

« Ne parlez pas ainsi, dit-il. Je vous dois beaucoup, Constance, beaucoup, quoique vous m’ayez rendu bien malheureux ! Je ne puis parvenir à vous comprendre, je ne sais pas pourquoi vous vous tenez tant à me voir, mais j’irai chez vous aussi souvent que cela vous fera plaisir, si vous consentez à ne plus parler de ce qui s’est passé. Essayons de causer de choses et d’autres, des affaires de tous les jours. Je rougis de paraître faire des conditions, mais dans l’intérêt de nos futures entrevues, je sens la nécessité d’en faire. Voulez-vous de moi comme cela ? »

Il lui tendit la main en prononçant les derniers mots et il y avait un bon sourire sur son visage.

« Venez quand vous voudrez et comme vous voudrez… seulement, venez ! » dit Constance dont le visage rayonna de joie.

Elle, du moins, était satisfaite et entrevoyait une perspective de bonheur dans l’avenir.

« Venez quelquefois ici dans l’après-midi ; cela ressemblera… »

Elle allait dire que cela ressemblerait au temps où ils se retrouvaient au Parc.

« Cela ressemblera à une espèce de partie de campagne. »

Elle rougit de n’avoir pu dire que cette banalité, pour racheter la maladresse qu’elle avait été sur le point de laisser échapper.

« Oui, dit George avec un sourire amer, cela ressemblera vraiment à une partie de campagne. Au revoir.

— Au revoir… quand viendrez-vous ? »

Constance ne put s’empêcher de laisser sa main dans la sienne tant qu’il voulut la garder.

« Dimanche prochain, » répondit vivement George.

Il avait réfléchi qu’il ne serait pas facile d’échapper à Mamie un autre jour que le dimanche, pendant qu’elle allait à l’église.

Un instant après, il était dans son bateau, ramant au milieu du courant. Constance, debout sur la rive, l’observait, désirant de tout son cœur de pouvoir être assise à l’arrière de la coquette embarcation, souhaitant surtout qu’il y désirât sa présence. Mais il ne la désirait pas. Cette entrevue lui avait même été pénible et il restait mécontent de lui-même. Elle lui avait montré, ce qu’il ne savait pas, qu’il aimait l’ancienne Constance aussi tendrement que jamais, bien qu’il persistât à ne pas la reconnaître dans l’étrange jeune fille qui ne l’aimait pas et lui assurait pourtant que leur séparation la tuait.