Décarie, Hébert & Cie (p. 185-193).

XVII


George avait ramé jusqu’à une petite baie à l’abri du courant. La tentation de rester là, appuyé sur les avirons, le retenait avec une grande force. Qu’il le voulût ou non, l’expression qu’il avait remarquée deux fois sur le visage de Mamie pendant cet après-midi, le hantait et le fascinait.

Il subissait l’effet d’un charme tout nouveau pour lui. Il leva les yeux et regarda la jeune fille assise à l’arrière du bateau et, en même temps, il pensa à Constance en faisant des comparaisons avec un calme qui le surprit lui-même. Il ne se rendait pas bien compte de ce qui lui arrivait et ne se sentait pas en état de juger ses impressions ; mais son instinct lui disait de partir le plus vite possible et d’interrompre toute relation avec sa cousine, au moins pendant quelque temps. Elle avait discuté cette question avec lui à sa manière, et les réponses qu’elle avait trouvées à tout ne le satisfaisaient pas. Il était de son devoir de quitter Mamie, n’importe à quel prix, et il songeait à partir tout de suite.

« Ma chère Mamie, dit-il enfin, admirant toujours sa grâce, j’en suis désolé pour moi, mais il n’y a qu’un seul moyen. Je ne puis rester ici plus longtemps. »

Elle leva les yeux et le regarda sans sourciller.

« À cause de moi ? demanda-t-elle.

— Oui, et tu sais bien que j’ai raison.

— Parce que j’ai été assez sotte et… et… assez mal élevée, n’est-ce pas ?

— Chère enfant… que dis-tu là ? s’écria George. Je n’ai jamais rien dit de pareil ! »

Il était sérieusement embarrassé pour trouver une réponse.

« Naturellement tu ne l’as pas dit. Mais tu l’as probablement pensé, ce qui revient au même, et tu avais raison. Mais il y a si longtemps que je te connais, que je peux bien me permettre de te dire ce qui me passe par la tête.

— Oui, certes, répondit vivement George, heureux de pouvoir être d’accord avec elle en quelque chose. Il y a bien longtemps, comme tu dis… depuis notre enfance.

— Alors tu trouves qu’il n’y a rien de bien mal dans ce que j’ai dit ?

— C’était de l’étourderie… Il n’y avait certainement rien de mal là dedans ; en tout cas, tu ne t’en es pas rendu compte.

— Alors pourquoi veux-tu t’en aller ? demanda Mamie avec une logique et une candeur toutes féminines.

— Mon Dieu, parce que… »

George resta embarrassé.

« Tu ne vois donc pas que je me suis moquée de toi ? reprit Mamie. Te figures-tu que si j’étais amoureuse de toi je te le dirais ? Faut-il que tu sois fait !

— Et aussi, affirma George, quand je t’ai dit que je voulais m’en aller, je ne faisais qu’entrer dans ta plaisanterie et suivre ton idée »

Les choses prenaient une tournure très inattendue et sa résolution de partir commençait à s’affaiblir.

« Donc c’est bien entendu, tu restes, dit Mamie après une courte pause, comme si elle avait résumé l’affaire, délibéré, et rendu son arrêt.

— Je crois bien que oui, » répondit George d’un ton de regret tout en ayant de la peine à réprimer un sourire.

Mamie avait montré beaucoup de tact dans la façon dont elle s’était remise et George lui était involontairement reconnaissant de l’avoir sauvé de la nécessité d’un brusque départ : néanmoins il restait persuadé qu’elle avait été sérieuse.

« Cela a été très bien joué, dit-il après avoir débarqué et en traversant le jardin pour rentrer à la maison.

— Oui, répondit Mamie. Je ne suis pas trop mauvaise comédienne. On m’a toujours fait du succès dans les comédies de salon. »

Le crépuscule s’était fait nuit, mais la lune brillait déjà de tout son éclat. Mamie s’arrêta dans l’allée et cueillit une rose.

« Veux-tu que je te donne une petite représentation ? ajouta-t-elle en riant. Regarde-moi… là… à présent que la lune m’éclaire. »

Elle le regarda bien en face et, une fois encore, ses traits semblaient transfigurés. Elle posa une main sur son bras, de l’autre porta la rose à ses lèvres et y mit un baiser, les yeux souriants et toujours fixés sur lui, puis prononça doucement trois mots qui parurent envoyer comme un frémissement dans l’air calme.

« Je t’aime ! »

Elle fit ensuite le geste de vouloir attacher la fleur à la boutonnière de sa jaquette, et lui se pencha un peu pour l’aider.

Alors, d’un mouvement vif et gracieux, elle se recula et éclata de rire.

« Était-ce bien joué ? s’écria-t-elle en jetant la rose au loin.

— Admirablement, » répondit George.

George trouva très étrange qu’elle fût capable de prendre à point nommé une pareille expression et un semblable son de voix, s’il n’y avait pas d’amour réel dans son cœur.

Mais elle avait eu quelque chose de si parfaitement gracieux dans son attitude, de si séduisant dans son sourire, et son accent était allé si droit au cœur, que cet incident se grava dans sa mémoire comme un merveilleux tableau, à jamais inoubliable. Et dans ses rêves, cette nuit-là, il revécut cette journée ; la taille, la voix, les paroles, étaient bien celles de Mamie, mais le visage était celui de Constance Fearing avec une expression qu’il ne lui avait jamais vue. Le matin il rit de tout cela, n’étant que trop disposé à croire que Mamie s’était réellement moquée de lui.

À cette époque, John Bond et sa femme, après une courte excursion au Canada, arrivèrent à la vieille maison de campagne des Fearing pour y passer le reste de l’été.

Depuis leur mariage, ils n’étaient pas allés voir les Trimm. Il y avait eu un peu de froideur entre Totty et les Fearing depuis que le bruit de la rupture avait circulé, mais comme les apparences de politesse avaient néanmoins été gardées, M. et Mme Bond pensèrent qu’il était de leur devoir de rendre leur visite aussitôt que possible. Constance les accompagna et tous trois traversèrent la rivière assez tard un après-midi de dimanche. Les nouvelles franchissent difficilement l’Hudson, et comme Totty n’avait pas d’invités cette année, pour une raison bien connue d’elle, et qu’elle n’avait dit à personne que George Wood passait l’été avec elle, les trois visiteurs ne s’attendaient pas à le trouver là.

Depuis qu’elle était à la campagne, Constance Fearing était tombée dans un abattement d’esprit dont elle était à peine sortie pour aider aux préparatifs du mariage de sa sœur et, après la cérémonie, elle était revenue sur les bords de l’Hudson en la seule compagnie de sa vieille parente. Cet après-midi. Constance, tout aussi abattue que de coutume, avait accepté d’accompagner sa sœur et son beau-frère pour ne pas rester seule à la maison, mais son esprit n’était nullement à la visite qu’elle faisait.

Mme Trimm. sa fille, et George étaient assis sous une véranda dominant la rivière ; la température avait été très chaude et personne n’était disposé à parler. Tout à coup Totty poussa une exclamation de surprise.

« Mais ces gens-là viennent ici ! Qui est ce, George ?… pouvez-vous voir ? »

George fixa les yeux sur le débarcadère au bout du jardin et vit aborder un canot à voile. Quelques secondes après, trois personnes gravissaient l’allée du jardin.

« Je crois que c’est Mlle Fearing, répondit lentement George, avec sa sœur et John Bond. »

Il fut le seul qui ne changea pas un peu de couleur. Le front de marbre de Mamie devint plus blanc encore, et le joli visage de Totty un peu plus rose. Elle était contrariée d’avoir été prise à l’improviste et fâchée que George fût là. Les yeux de Mamie brillèrent et ses lèvres se serrèrent sur ses fines dents. Mais George était imperturbable et il eût été impossible de deviner ce qu’il pensait. Il observa curieusement les trois arrivants tandis qu’ils approchaient et trouva que Constance était pâle et amaigrie.

« Que je suis contente que vous ayez traversé la rivière ? s’écria Totty avec le manque de sincérité le plus hospitalier. Il y a un siècle que nous ne vous avons vus. »

Mamie donna la main à Constance avec quelques mots polis, tout en fixant sur elle ses yeux bleus, avec une persistance singulière un peu gênante même.

« George lui a parlé de moi. je suppose, » pensa Mlle Fearing en se retournant pour donner une poignée de main à George.

Grâce le regarda tranquillement et lui serra la main avec cordialité. Son mari échangea d’énergiques poignées de main avec les uns et les autres, s’informa chaleureusement de la santé de chacun, puis regarda la rivière, se sentant un peu mal à son aise de savoir que tout le monde était gêné.

En habile maîtresse de maison, Totty rompit vite la glace et la conversation générale s’engagea. George se trouvait entre Constance et Grâce.

« Il y a longtemps que vous êtes ici ? demanda Constance en se tournant vers lui.

— Depuis le 1er juin, » répondit George tranquillement.

Puis il retomba dans le silence, ne sachant que dire. 11 n’était pas aussi calme qu’il paraissait l’être et la soudaineté de cette visite avait légèrement troublé ses idées.

« Je vous croyais encore à New-York, dit Constance. Ne traverserez-vous pas la rivière pour venir nous voir ?

— Oh si ! répliqua George sans enthousiasme. Restez-vous là tout l’été ?

— Certainement… Ma sœur et John… M. Bond… y resteront aussi. Et peut-on vous demander si vous écrirez quelque chose en ce moment ? Vous savez que nous attendons tous votre nouveau livre avec impatience.

— Oui, dit-il en détournant un peu la tête, j’écris une vieille histoire, une histoire d’amour. Sur quoi peut-on écrire d’ailleurs ? L’amour n’est-il pas le seul sujet avant un éternel intérêt pour le public ?  »

Il acheva sa phrase par un rire sec désagréable à entendre.

“Vraiment ? demanda Constance avec un remarquable sang-froid. J’aurais cru qu’il y avait bien d’autres sujets plus intéressants et plus faciles à traiter.

— Plus faciles, oui, et même plus intéressants pour les écrivains ; néanmoins la grande majorité du genre humain aime et trouve plaisir à lire les amours des autres. »

Constance était pâle et évidemment agacée. Elle s’était montrée visiblement résolue à parler à George, mais il paraissait plutôt blessé de cette avance. Cependant elle fit une nouvelle tentative en cherchant à l’amener sur son propre terrain et ajouta :

« Et l’amitié ? N’est-elle pas un sujet de roman tout aussi bon que l’amour ?

— Ce serait un livre mortellement ennuyeux à lire.

— Vous n’avez pas une bien grande estime pour l’amitié, à ce qu’il paraît, dit Constance en essayant de rire.

— Je la connais très peu. »

Pendant ce temps Constance avait surmontée sa gêne et commençait à croire qu’elle pourrait en causant raviver quelque chose de l’ancienne confiance. Malheureusement pour ses intentions, Mamie, qui n’était probablement pas satisfaite de la manière dont allaient les choses, se leva et se rapprocha des deux interlocuteurs.

« Je suis sûre, dit-elle, que vous êtes en train de raconter à mon cousin les délices de votre existence à la campagne ?

— Nous parlions d’amitié, dit George en comparant mentalement au profit de Mamie la taille des deux jeunes filles.

— Ce doit vous êtes facile, s’écria Mamie d’une voix très mélodieuse, puisque vous avez été toujours si bons amis. »

Avec une méchante intention du mal qu’elle faisait, Mamie s’arrêta et les regarda tour à tour. Constance fronça les sourcils, mais le visage de George ne trahit aucune émotion.

« Les meilleurs des amis, dit-il avec calme. Et toi, Mamie, donne-nous ton avis. Mlle Fearing pense qu’on pourrait écrire un bon livre sur l’amitié, et moi je pense qu’il serait loin d’être du goût du public. Qu’en dis-tu ?

— Oh ! toi, George, tu es si habile, répondit-elle, que tu peux tout tenter. Ainsi je ne vois pas pourquoi, en somme, tu ne ferais pas un roman de votre amitié à tous les deux ; vous seriez charmants. »

Mamie se remit à sourire en regardant ses deux auditeurs.

« M. Wood pourrait tout aussi bien vous mettre que moi dans un roman, » dit Constance. George crut remarquer que les yeux de Mamie s’allumaient d’un feu sombre.

« Tu pourrais peut-être nous mettre toutes les deux dans le même livre, George, insinua-t-elle.

— Toutes les deux comme amies ? » demanda Constance haussant un peu ses sourcils en même temps que ses narines se gonflaient.

Cette fois-ci elle était tout à fait en colère.

« Oui, certainement ! s’écria Mamie avec un air de parfaite innocence. Que pensez-vous donc que je veuille dire ? Je ne crois pas que, même dans un roman, George se permît de devenir amoureux de l’une de nous deux. »

George, pour mettre un terme à cette conversation désagréable, se retourna vers Grâce et se mit à causer avec elle jusqu’à la fin de la visite.

« Comme je la hais ! » se dit Mamie quand Constance fut partie.

« Quelle méchante petite créature ! » pensa Constance en mettant le pied dans le bateau.