Décarie, Hébert & Cie (p. 208-219).

XIX


Quand George se retrouva avec Mamie ce soir-là, il espérait qu’elle ne l’interrogerait pas sur l’emploi de son après-midi, sachant que si elle découvrait qu’il l’avait passée avec Constance, elle lui ferait, selon toute probabilité, des observations désobligeantes sur celle-ci. Sans avoir bien défini la situation, il sentait que Mamie était jalouse de Constance et qu’elle le montrerait en toute occasion. En règle générale, sa cousine suivait les conseils de sa mère et ne lui faisait aucune question quand il était sorti seul. Mais ce soir-là sa curiosité fut éveillée par un changement presque imperceptible clans ses manières. Son visage était un peu plus sombre, sa voix un peu plus grave que de coutume. Après le dîner, Totty resta au salon pour écrire des lettres et les laissa tous deux sous la véranda.

Qu’est-ce que tu es devenu aujourd’hui ? demanda Mamie dès qu’ils furent seuls.

— J’ai fait quelque chose qui va te surprendre, répondit George. J’ai passé mon temps avec Mlle  Fearing. »

Il avait aucune raison pour cacher la vérité ; c’eût été le comble de la folie. Il avait l’intention de retourner voir Constance, comme il le lui avait promis, et il trouvait que ce serait extravagant, de donner une apparence clandestine à leurs entrevues.

« Pourquoi es-tu allé la voir ?

— Je n’y suis pas allé. J’ai débarqué sur leur propriété sans le savoir et j’y étais à peine depuis un quart d’heure quand Mlle  Fearing a paru tout à coup. Y a-t-il autre chose que tu désires connaître ?

— Là, te voilà fâché ! s’écria Mamie. Se ne suis pas naturellement curieuse, mais je voudrais bien savoir de quoi vous avez parlé.

— Bah ! dit George en riant avec un peu d’amertume. Nous n’avons pas parlé de toi… Alors, à quoi bon savoir…

— Oh ! je vois bien que mon ennemie a dû encore te faire de la peine pour que tu aies cet air sombre ce soir, s’écria Mamie.

— Laisse donc Mlle  Fearing tranquille, si tu ne l’aimes pas. Elle ne t’a fait aucun mal et il n’y a pas de raison pour que tu la traites d’ennemie.

— Je n’aime pas t’entendre l’appeler Mlle  Fearing. Je sais bien que tu l’appelles Constance quand tu es seul avec elle.

— Mamie, tu es une petite personne privilégiée, mais parfois tu vas trop loin. Peu t’importe la façon dont je l'appelle. Laissons cela et parlons d’autre chose, à moins que tu ne veuilles parler d’elle dans des termes convenables.

— Comptes-tu sur moi pour t’accompagner quand tu lui feras ta prochaine visite ?

— Je serais très heureux que tu y viennes, si tu dois t’y conduire raisonnablement.

— Comme l’autre jour quand elle est venue ici ? Est-ce comme cela qu’il faut me conduire ? » dit Mamie en riant.

George se tut pendant quelques minutes.

« Mamie, dit-il enfin, toujours sérieux, as-tu réellement autant d’affection pour moi que tu sembles en avoir ? Veux-tu faire quelque chose non pour me plaire, mais pour m’obliger ?

— Pourvu que ce soit facile et que cela me plaise à moi-même, dit Mamie en riant. Tu sais bien, George, que je ferai tout ce que tu voudras, ajout-elle un instant après d’un ton sérieux.

— Eh bien ! oublie ou fais semblant d’oublier que Mlle  Fearing existe, ou bien va la voir et sois aussi bonne et aussi charmante avec elle que tu sais l’être.

— Tu me donnes le choix, n’est-ce pas ?

— Cela m’obligera si tu veux faire l’un et l’autre.

Il m’est pénible d’entendre parler d’elle avec malveillance et sans l’ombre d’une raison.

— Je trouve moi qu’il y a suffisamment de raisons, vu la façon dont elle t’a traité. Oh ! oui. je sais ce que tu vas dire… qu’il n’y avait jamais eu aucun engagement. C’est très beau de ta part et je vous admire beaucoup, vous autres hommes, de prendre les choses de cette façon-là. Mais nous le savions tous, et il est inutile de le nier.

— Tu ne me crois pas ? Je te donne ma parole qu’il n’y a jamais eu d’engagement. Comprends-tu ? Je m’étais monté la tête et quand j’ai fait ma demande, j’ai été désappointé. Elle était aussi libre de me refuser que tu l’es maintenant, si je te demandais de m’épouser. Est-ce clair ?

— Parfaitement, dit Mamie d’un ton un peu forcé. Puisque tu me donnes ta parole, c’est différent. Je me suis trompée. J’en suis très fâchée.

— Et feras-tu ce que je te demande ?

— Si tu me donnes le choix, j’irai la voir demain. J’irai pour te faire plaisir… quoique je ne comprenne pas en quoi cela peut t’obliger.

— Cela m’obligera tout de même et je t’en serai reconnaissant. »

Le résultat de cette conversation fût que Mamie traversa en effet la rivière le lendemain et passa une heure avec Constance, à la grande surprise de celle-ci, surtout quand elle vit que sa visiteuse était déterminée à être aimable, comme pour effacer l’impression qu’elle avait produite quelques jours auparavant.

Totty, tout étonnée qu’elle fut, supposa que Mamie avait fait cette visite parce que George le lui avait demandé et elle fut très satisfaite qu’il en fût à prier Mamie de faire quelque chose pour lui.

Quant à George, il envisageait avec peine sa prochaine entrevue avec Constance et souhaitait qu’il survînt un empêchement. Il ne savait pas si Constance parlerait à sa sœur de sa visite, mais il lui passa par l’esprit qu’il n’aimerait pas à être surpris par Grâce quand il serait assis sous les arbres avec Constance. Elle ne comprendrait assurément pas pourquoi il était là et il se trouverait dans une très fausse position.

Le dimanche suivant, George monta seul dans le bateau et s’éloigna sans donner d’explication de son départ ni à Mme  Trimm ni à Mamie. D’ailleurs, il ne devait compte de ses actions à personne, s’était-il dit, et il ne blessait assurément aucune convenance. Il était parti de bonne heure, mais fut surpris de voir Constance arrivée avant lui au lieu du rendez-vous.

« Je vous ai suivi des yeux depuis votre départ, dit-elle en lui tendant la main. Mon beau-frère et Grâce sont sortis. Voyez-vous leur bateau là-bas ? Au-dessous de ce grand talus. Ils m’ont dit qu’ils iraient probablement chez votre cousine un peu plus tard. Maintenant, asseyez-vous. Je suis bien contente de vous voir, j’avais peur que vous ne vinssiez pas.

— Ne vous avais-je pas promis !

— Oui… je sais. Mais j’avais peur qu’un contre-temps ne vous en empêchât… et puis, quand on attend quelque chose pendant toute une semaine, généralement cela n’arrive pas.

— Vous voyez que ce n’est pas toujours vrai. Qu’avez-vous fait toute la semaine ? demanda George, sentant que puisqu’il était venu, c’était à lui de faire aller la conversation.

— Pas grand’chose. J’ai eu une surprise… votre cousine Mamie est venue mardi me faire une longue visite. Je ne l’attendais pas, je l’avoue, mais elle était de très bonne humeur et a causé d’une façon charmante.

— C’est une très gentille petite fille, dit George d’un air indifférent.

— Oui… je sais. Mais quand nous sommes allés chez elle l’autre jour j’avais trouvé… »

Elle s’arrêta soudain et regarda George.

« Est-ce un terrain défendu ? demanda-t-elle en changeant légèrement de couleur.

— Quoi ?… Mamie ?… Non. Pourquoi ne parlerions-nous pas d’elle ?

— Mon Dieu… je m’étais imaginée qu’elle ne m’aimait pas. Plie avait dit une ou deux choses qui, je le croyais, avaient l’intention de me blesser, et y sont arrivées. Je dois être très susceptible, probablement, car elle n’avait sans doute aucune mauvaise intention.

— Elle dit souvent des folies qu’elle ne pense pas, dit George après avoir réfléchi. Mais c’est une très bonne petite fille tout de même. Vous dites qu’elle a été aimable l’autre jour… de quoi a-t-elle parlé !

— Elle raffole de vous, dit Constance. C’est une de vos grandes admiratrices, le saviez-vous ?

— Je sais qu’elle a de l’affection pour moi, répondit froidement George. Sa mère est une vieille amie qui s’est toujours montrée très bonne à mon égard. Elle a vu que j’étais épuisé par le travail et a insisté pour que je vinsse passer l’été avec elles pendant, l’absence de Sherry Trimm. Ainsi Mamie est venue ici pour chanter mes louanges, dites-vous ?

— Oui, et elle les chante très bien. Elle est si enthousiaste que c’est un plaisir de l’écouter.

— Ce doit être un peu fatigant à la longue, dit George avec un sourire.

— Je ne l’ai pas trouvé. Mais, comme je vous le disais, j’ai été surprise de sa visite. Savez-vous ce que j’ai pensé ? Que c’était vous qui l’aviez envoyée, parce que vous aviez vu qu’elle m’avait contrariée l’autre jour. Cela vous aurait tant ressemblé.

- Vraiment ? Si j’avais fait ce que vous supposez, je ne vous le dirais pas. En tout cas, je suis très content qu’elle soit venue, car je désire que vous vous connaissiez mieux et que vous ayez de l’affection l’une pour l’autre.

— Si cela vous fait plaisir, dit Constance, je puis aller là-bas et l’inviter à venir ici ; en la voyant souvent je pourrais peut-être l’amener à m’aimer.

— Pourquoi vous donneriez-vous tant d’embarras pour une chose si peu importante ?

— J’aurais le plaisir de faire quelque chose pour vous, » répondit simplement la jeune fille.

George la regarda d’un air grave et vit qu’elle était de très bonne foi. L’empressement avec lequel elle offrait de s’imposer n’importe quels embarras, à la plus légère insinuation de sa part, prouvait qu’elle ne cherchait que l’occasion de lui témoigner son amitié.

— Vous êtes bien bonne, Constance, dit-il avec douceur. Je vous remercie beaucoup. »

Un silence suivit, interrompu souvent par le bruit du vent soufflant à travers les vieux arbres. Le ciel s’était couvert. Bientôt après, George se remit à parler et une heure s’écoula assez rapidement, beaucoup plus rapidement et plus agréablement qu’il ne l’aurait cru possible. Ils avaient beaucoup de pensées et d’idées communes et, la première contrainte une fois dissipée, il était impossible qu’ils fussent longtemps ensemble sans causer librement.

« Tiens, voilà le bateau de mon beau-frère, dit Constance tout à coup. Le voyez-vous là-bas ?

— Parfaitement. Diable ! je crois qu’ils amènent Mamie et sa mère. Il y a un tas de gens à bord.”

Il suivait des yeux la petite embarcation avec un peu d’inquiétude, craignant qu’on ne le trouvât assis sous les arbres avec Constance.

« Est-ce que vous croyez qu’ils vont venir ici ? » demanda-t-il en se tournant vers sa compagne.

Il semblait presque aussi naturel qu’autrefois qu’ils fussent d’accord pour ne pas désirer être interrompus par Grâce, ni par personne.

« Oh non ! répondit Constance. Le débarcadère est beaucoup plus bas, et ici John ne pourrait pas amarrer son canot au rivage.

— Cependant, je suis sûr qu’ils nous ont vus et qu’ils veulent aborder ici, » dit George d’un ton qui trahissait sa contrariété.

Tous deux observèrent le petit bateau en silence pendant quelques minutes.

« Vous avez raison, dit enfin Constance : ils viennent ici. Inutile de nous sauver, ajouta-t-elle très naturellement. Ils sont dû voir ma robe blanche depuis longtemps. Oui, les voilà. »

En ce moment le bateau était à moins de vingt mètres du rivage et à portée de la voix. C’était une petite embarcation légère, à demi pontée et gréé comme un cutter. John Bond tenait le gouvernail, et les trois dames étaient assises au milieu.

« Ohé ! Wood ! cria John Bond.

— Ohé ! répondit George en s’avançant sur le bord.

— Pouvez-vous mettre ces dames à terre dans votre bateau ?

— Parfaitement ! »

George sauta dans le petit canot, en prenant un câbleau avec lui et vint se mettre, en ramant, bord à bord avec l’autre bateau. En un instant, les trois dames eurent changé d’embarcation.

« Vous nous retrouverez à la maison, mon ami, n’est-ce pas ? dit Grâce à son mari au moment où George virait de bord pour regagner le rivage.

— Oui, dès que j’aurai pu ramener le bateau à son ancrage, » répondit John, qui tenait le gouvernail d’une main et bordait l’écoute de l’autre.

En ramant vers la terre, George pouvait voir ce qui se passait sur la rivière, mais les trois dames regardaient toutes dans la direction opposée. Le petit cutter tourna d’abord lentement, puis dans ce moment un souffle de bourrasque passa sur l’eau. George put voir que John essayait de lâcher la voile, mais la corde était serrée et la voile resta bordée. Le bateau avait peu de lest et il se trouvait allégé encore du poids des dames. George pâlit lorsqu’il vit le cutter couché sur le côté. Il cessa de ramer. Le petit vaisseau avait chaviré et flottait la quille en l’air. John Bond avait disparu.

« Votre mari sait-il nager ? » demanda-t-il vivement à Grâce.

Elle tressaillit violemment en voyant l’expression de ses traits, se retourna, aperçut la quille du canot à voile et poussa un cri.

« Sauvez-le !… Sauvez-le !… s’écria-t-elle au désespoir.

— Prends les avirons. Mamie ! » cria George en sautant par-dessus bord.

George, avait calculé qu’il atteindrait l’endroit où l’accident était arrivé beaucoup plus tôt en nageant que dans le canot, qui était long et aurait exigé un peu de temps pour virer de bord. C’était un nageur de premier ordre et il se fiait à sa vigueur pour surmonter le désavantage qui résultait de son habillement. En quelques secondes il atteignit le cutter. John Bond n’avait pas reparu. Sans hésiter il respira longuement et plongea sous le bateau. Le malheureux était empêtré dans les cordages et luttait en désespéré pour se dégager. George l’étreignit. au moment où il faisait un dernier effort convulsif. Mais il était trop tard. La voile et la corde détendue de l’écoute s’étaient, on ne sait comment, enroulées autour de lui. Il saisit le bras avec lequel George essayait de lui venir en aide et le serra comme l’aurait fait un étau d’acier. George lutta alors pour sa propre vie, essayant de se dégager de l’étreinte mortelle qui le retenait, mais en vain. L’effort pour retenir sa respiration ne pouvait aller plus loin… il ouvrit la bouche. Un délicieux sommeil plein de rêves sembla s’appesantir sur lui et il perdit connaissance.

Mamie avait mis sa mère et Grâce à terre, malgré leurs cris et leurs supplications, et elle cherchait à calmer tout le monde. Elle savait George excellent nageur et ne craignait rien pour lui. Il allait reparaître dans quelques secondes et ramènerait probablement John Bond. Les quatre femmes, serrées les unes contre les autres, fatiguaient leurs yeux à regarder le fleuve. Les violents efforts des deux hommes agitèrent la légère quille du cutter pendant quelques instants, puis tout redevint tranquille.

Les lèvres entr’ouvertes, les joues pâles, Constance avait les yeux fixés sur l’eau, appuyée contre l’arbre le plus près du bord. Grâce serait tombée à terre si Madame Trimm ne l’eut entouré de ses bras. Mamie demeurait immobile et pâle, s’attendant à chaque instant à voir la tête brune de George reparaître à la surface, convaincue qu’il ne pouvait pas se noyer.

En ce moment, un troisième bateau, conduit par quatre vigoureuses paires de bras, passa près de la pointe boisée avec une vitesse prodigieuse.

« Sautez sur la quille, cria une voix forte. Nous sommes quatre et nous pouvons le relever. Ils sont tous deux sous l’arrière ! »

Les quatre hommes se jetèrent à l’eau. En une seconde, sembla-t-il, le petit cutter fut couché sur le côté et les quatre femmes purent apercevoir enlacés les corps de John Bond et de George Wood enchevêtrés dans la voile. Mamie vit que les sauveteurs avaient besoin d’aide : elle était seule dans le canot et fut près d’eux en un instant. En moins d’une minute elle eut recueilli les corps des deux hommes, et deux des nouveaux venus ramèrent jusqu’à terre. Les autres regagnèrent le rivage en poussant leur embarcation devant eux.

Avec un cri qui sembla lui fendre le cœur, Grâce tomba sur le corps de son mari. Il était mort ! De l’autre côté les deux jeunes filles étaient à genoux auprès du corps de George Wood, toutes deux aussi pâles que lui, toutes deux silencieuses, toutes deux aidant de toutes leurs forces aux efforts faits pour le rappeler à la vie par les nouveaux arrivants, dont l’un était médecin. Une minute plus tard les paupières de George tremblèrent.

« Il vit… » dit Constance d’une voix étrange et heureuse.

Mamie ne dit rien, mais ses grands yeux gris se dilatèrent de joie. Puis tout à coup, poussant un cri étouffé, elle se jeta sur lui et l’embrassa passionnément, sans s’inquiéter de la présence des étrangers.

Constance la saisissant par le bras la repoussa loin de George avec une force qu’on n’eût pas soupçonnée chez elle.

« Que vous est-il donc ? » demanda-t-elle d’une voix tremblante de colère.

Les yeux de Mamie étincelaient de fureur lorsqu’elle se débarrassa de l’étreinte de Constance et releva la tête.

« Je l’aime, dit-elle fièrement. Et, vous, que lui êtes-vous-donc, pour venir vous mettre entre nous ? »

George ouvrit lentement les yeux.

« Constance ! »

À peine avait-il articulé ce nom, qu’il fut pris d’un violent accès de toux.