Ingres d’après une correspondance inédite/XXXV

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XXXV
Ingres a Gilibert.
Rome, 10 janvier 1839.

Mon cher ami, mon bon Gilibert, c’est moi, non mon ombre, mais moi Ingres à tort et à travers, toujours ton fidèle ami et tel qu’il a toujours été, avec ses imperfections, ses infirmités de caractère, homme manqué, incomplet, heureux, malheureux, comblé de moyens dont il n’a jamais su profiter, peut-être pour des causes qui font le composé de tout son être ; sensitif, nerveux à l’excès et toujours irrité de ce qui lui paraît mauvais ; car, s’il n’est vertueux, il aime la vertu, et nullement méchant, ni injuste, son cœur ne se reprochant rien que de très pardonnable.

Enfin, il ne faut jamais avoir rien de caché pour son ami, même dans sa propre apologie. J’ai un bon cœur : j’aime excessivement et tendrement, et si jamais j’ai pu m’attirer le blâme de mes amis par ma paresse de plume, même avec toi, combien cette paresse et difficulté ont étouffé de beaux élans de mon cœur, combien cette lâcheté paresseuse a détruit et fait s’évanouir de belles pensées que j’aurais pu faire vivre sur la toile. Combien de temps perdu, irréparable, aujourd’hui ! Cette affreuse apathie, devenue une seconde nature, me rend indifférent à tout, même au bienêtre d’une position qui est toute à envier et que j’exerce ici avec tout l’honneur possible. Tous le disent, et il est vrai que j’ai toujours rempli mes devoirs publics avec une exactitude de conscience rare et, peut-être, unique. Il n’y a que pour moi que je suis dur, insensible et indifférent.

Mais pourquoi cela ? Je vais essayer de te l’expliquer, si cela m’est possible. C’est que je suis on ne peut mieux organisé, pour arriver à tout ce qui est élevé et dans la justice des choses. J’ai trouvé tout le contraire dans ceux qui auraient dû me rendre justice. On a beau me dire que, si cela est ainsi, c’est que les hommes ont leurs passions et que j’ai les miennes, bien entendu. Mais ma raison, ma justice, mon esprit, mon cœur, mon orgueil, tout s’est révolté et je ressens comme à dix-huit ans une irritation et une opposition intraitables, exclusives. Avec ces sentiments toujours si fortement exprimés en art et en toutes choses, qui sont mes fidèles doctrines, ma profonde conviction, dont la devise est sur mon drapeau : Anciens et Raphaël ! je tombe de lassitude, n’en pouvant plus, découragé et disant à mon pinceau : « Qu’est-ce que cela prouve ? À quoi cela sert-il ? » Je dis cela et la ligue de diable descend et nous mènera, j’en suis trop sûr, à la plus complète barbarie. Tout ce qui est beau et bon est calomnié ; chaque jour annonce des barbares et de nouvelles ignorances.

Je ne sais, cher ami, si ces lignes ne te paraîtront pas trop folles, ou bien te feront mal pour ton ami ; mais je crois impossible que tu ne m’y reconnaisses et que ton bon esprit et ta justice ne me donnent raison. J’aurais bien aimé te voir ici, avec ta fillette. Dans ce beau château, au sein du foyer, nous eussions renoué tous les sentiments de vieille et bonne amitié qui a pu, par ma faute, être distraite, mais jamais trahie.

Il faut tout te dire. Je suis toujours heureux par ma bonne femme, la plus excellente et la plus respectée des femmes. Mon intérieur fait mon unique bonheur. Casanier par goût, je vois peu le monde, surtout celui-ci. Je ne vais dans le grand monde que par devoir, quelquefois. C’est ce qui adoucit les sentiments de ma vie, aussi mélancolique qu’irritée. Je jouis de l’inappréciable bonheur d’être à l’école composée, je puis dire, d’anges dans les personnes des « pensionnaires » pleins d’estime pour leur directeur. J’ai toute leur confiance en tout. Il parait que mon Directorat sera, disent-ils, célèbre parmi les passés et futurs.

Il est vrai que je m’occupe de leur bien-être et de la gloire de leurs succès, et aussi de la restauration presque entière de ce palais et de ses jardins. Ce lieu est devenu un enchantement. Le Ministre lui-même me donne des marques honorables de son approbation. Cette mission accomplie, j’aurai la conscience d’avoir illustré ma vie, de ce côté. Mais à quel prix ? Et à qui la faute ? Si ce n’est à ceux qui m’ont laissé venir six ans trop tôt, les uns par ignorance, les autres par perfidie. Cependant je leur garde rancune : ils me feront reprendre, peut-être bientôt, des pinceaux importuns comme des furies vengeresses. Tu vois cher ami, que, malgré mes sentiments de torpeur, je ne suis pas encore mort. Quant à mes affaires et à mes petits intérêts d’argent et autres choses, mon ami Gatteaux en a un soin tendre, comme tu le ferais toi-même.

Adieu, mon bien cher, j’aime mieux t’envoyer ce gribouillage que de ne rien t’envoyer du tout. Mille choses au cher Debia, à son frère, à tous les amis d’une patrie à laquelle mon cœur est souvent tendrement attaché. Ah ! combien de fois j’ai formé le projet d’aller y vivre en ermite, auprès de toi !