Ingres d’après une correspondance inédite/XXXVI

◄  XXXV.
XXXVII.  ►
XXXVI
Rome, samedi 27 avril 1839.

Certes, si j’eusse écouté le plaisir que m’a fait ta bonne lettre, j’y aurais répondu de suite avec effusion de cœur. Je puis te dire que, dès que j’ai reconnu ta lettre, des larmes de tendresse me sont venues aux yeux. Ce sentiment de bonne amitié, ma femme la ressenti comme moi.

Cependant ce retard n’est pas tout entier attribuable à ma paresse. Nous sommes souffrants depuis longtemps, ma femme et moi. Elle est dévorée de la fièvre, depuis six mois ; et moi, malheureusement, j’ai une affection nerveuse qui m’ôte plus ou moins l’usage de ma tête, tant elle tourne. J’ai quelquefois des crises de quelques secondes qui me font croire que le lieu que j’ habite s’écroule avec moi et me donnent un spasme terrible. J’éprouve ces accès après des secousses morales, qui ne manquent pas. Le système nerveux est tellement troublé, que la moindre chose m’irrite et que l’air de Rome et ses changements atmosphériques font, de moi, le jouet le plus misérable.

Cependant la raison, ma position, l’honneur et le devoir de ne pas quitter et abandonner au port tous les travaux de mon Directorat en en perdant tous les fruits, (une de mes gloires), font que je suis encore pour vingt mois à Rome. Voilà beaucoup de raisons qui expliquent bien des pourquoi de ma carrière, depuis mon arrivée comme homme et comme peintre. Mes intérêts aussi pourraient en souffrir. Quoique je sois obligé, bien entendu, de dépenser le peu que me donne ma charge, je conserve et j’augmente néanmoins de quelques sous ma boule de neige, dont prend soin mon excellent ami M. Gatteaux, graveur en médailles, rue de Lille, 35.

Si Dieu me donnait la santé, je pourrais, encore, en ces quelques mois, ne pas arriver à Paris sans quelques tableaux ; entr’autres, une Vierge pour le prince royal de Russie, au prix de dix mille francs. Mais que de choses à te dire ! Pour cela, il faut ta présence à Rome. Viens-y donc avec ta fille chérie. Ne crains rien de ce climat, car, la première année, on y est invulnérable. Parfois même, on y trouve un air si sain qu’on y est toujours bien. C’est une occasion unique et dont tu devrais profiter. Rappelle-toi que si, par hasard, tu allais à Paris, c’est chez moi que tu descendrais, à l’Institut, dans l’appartement qui est gardé par notre fidèle Marie Lafitte, de Montauhan, sous la direction de Gatteaux. Gatteaux est, pour moi, un second toi-même, un ami à toute épreuve et qui prend soin de toutes mes affaires à Paris avec une affection tendre et dévouée.

Je suis bien fâché de ne pouvoir répondre à l’affectueuse recherche de M. Scitivaux ; mais, pour le moment, je n’ai rien à lui offrir. Le petit tableau de Stratonice n’est point fait, et je ne sais quand il pourra l’être. Accablé de demandes, je suis obligé de renoncer à contenter personne ; pas même l’aimable duc d’Orléans qui attend, depuis quatre ans, cette éternelle Stratonice.

Tu vois donc tout mon embarras. J’espère cependant qu’une fois remis au travail, je pourrai mieux répondre à tant d’obligeance, et M. Scitivaux ne sera pas des derniers servis. Au reste, le tableau de Roger vient d’être lithographie et se trouve à ma disposition.

Je suis bien sensible à l’honneur que me fait le Conseil municipal, touchant mes gravures, je te prie de lui en témoigner toute ma gratitude. Adieu.