Ingres d’après une correspondance inédite/XLIX

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XLIX
Paris, 7 juin 1844

Je suis aussi humilié de tes sages reproches qu’heureux de la joie que j’ai ressentie et de l’honneur insigne que j’ai reçu de vous, mes bien bons et excellents compatriotes, et de toi surtout, car tu y as pris la plus tendre part. Mes larmes me suffoquaient, tour à tour, de peine et de plaisir.

Hélas ! on donne mon nom à une rue et je ne puis finir le portrait de M me d’Haussonville, cette année, et celui de Mme de Rosthchild est à recommencer ! Je suis forcé d’en faire un autre, Et Dampierre, et la Chambre des Pairs ! Je suis cependant débarrassé des huit figures de Dreux, et me voilà un peu plus libre.

Ajoute à cela que j’ai des rhumatismes dans les genoux, des attaques de bile à croire que la terre disparait sous mes pieds, que je suis l’être le plus nerveux et le plus irritable…Pardonne-moi : cet état me rend hébété, je suis comme un homme qui a le cauchemar d’être poursuivi et ne peut courir, tant ma vie d’artiste et ma position me sont insupportables.

Cambon a fait une excellente esquisse pour le concours de Rome. Mais, comme ses juges sont iniques et que tout est à l’avenant chez les hommes d’aujourd’hui, voilà ce jeune homme, auquel je m’attache toujours davantage, frustré dans ses chères espérances. Que l’on trompe des hommes faits, trempés ; mais la jeunesse ! C’est une injustice deux fois criminelle et immorale.


Le 13 mai 1844, le Conseil municipal de Montauban ayant donné, à l’unanimité des voix, le nom de rue Ingres à la nouvelle voie qui faisait aboutir la rue Corail au Rond, le bénéficiaire reconnaissant écrivit la lettre suivante :

Paris, le 7 juin 1844

Monsieur le Maire,

C’est avec une extrême surprise et un profond attendrissement que j’ai reçu la communication si honorable que vous avez bien voulu me faire par votre lettre du 1 5 mai, en m’adressant l’extrait de la délibération que, sur votre proposition, a prise le Conseil municipal de Montauban, de donner mon nom à une des rues de ma ville natale.

Une pareille distinction décernée par mes chers compatriotes m’est bien précieuse ; mais, Monsieur le Maire, en me rendant l’objet d’une si éclatante ovation, ne eraignez-voûs point d’anticiper trop tôt sur le domaine de la postérité et ne me jugez-vous pas trop favorablement avant elle ? Ratifiera-t-elle une décision qui m’accorde le plus grand honneur que puisse ambitionner un homme ?

Mais je vous laisse à vous. Monsieur le Maire, et à messieurs les Membres du Conseil municipal, toute la responsabilité d’un acte qui me donne des forces nouvelles pour essayer de m’en rendre digne le plus possible.

En attendant, Monsieur le Maire, etc. (Op. cit.).

Ingres.

En 1833, quand M. Roques fut nommé correspondant de l’Institut, Ingres adressa à son ancien vénéré maître la lettre suivante :

14 janvier 1833.

Mon cher Maître et Ami, je ne souhaite qu’un bonheur, c’est de vous voir siéger à mon côté à l’Académie, ne serait-ce que pendant quinze jours. Donnez-moi donc l’espoir que je vous verrai, aussitôt les beaux jours. Ma femme, qui vous aime sur ma parole, aura autant de plaisir que moi à vous faire les honneurs de ma petite maison. Il nous sera bien doux, après trente ans, de faire de ces longues causeries que les lettres ne peuvent jamais remplacer. J’écris à votre fils ce qu’il faut faire pour remercier l’Académie ; hâtez-vous de le faire, de suite. Vous n’avez été élu que sur votre réputation, votre nomination est en cela tout honorable pour vous. Faites-lui voir que vous savez l’apprécier et que vous joignez l’urbanité au talent.

Adieu, mon cher maître, collègue et ami, je vous embrasse et vous vénère et vous aime comme un fils.

000(Journal de Toulouse, du 25 janvier 1867).
Ingres.

Joseph Roques à Ingres.

Toulouse, le 24 mai 1832.

Mon cher Ingres, le retour de notre maître est pour moi le plus glorieux (sic), aujourd’huy, celluy d’être membre de l’Institut, devenu votre collègue, est des plus honorable, (sic). Je vous suis reconnaissant de l’intérêt et des soins que vous vous êtes donnés ; présenté par vous on ne peut que réussir. Mon cher Ingres et ami, je vous désire sincèrement une longue vie et autant pour l’École. Nos respects à madame votre épouse. Tout à vous.

000(Fonds Lapauze).
Roques.

Toulouse, le 23 août 1844

Mon bien cher et célèbre ami,

Vous ne sauriez vous imaginer quel a été mon bonheur, à la lecture de votre lettre du 25 juillet dernier. Toutefois elle renferme trop d’éloges pour moi que je n’attache qu’à votre excellent cœur. Vous voulez bien me donner le doux et honorable nom de votre maître, c’est votre rare]organisation et votre talent naturel qui ont été vos véritables maîtres. Mais puisque vous voulez bien m’appeler ainsi, je me glorifie d’avoir un élève aussi illustre que vous. Mon cœur a battu de joie, lorsque j’ai vu que vous aviez pour moi l’attachement d’un fils pour son père. Quelle gratitude ne dois-je pas pour ce sentiment ! Je vous rends mille grâces ainsi qu’à Mme Ingres, du désir que vous avez de me voir auprès de vous ; croyez bien, mon cher fils, que sans mon âge de quatre-vingt-huit ans, je me rendrais avec un charme infini à cette tendre invitation, mais les années en ont autrement ordonné. Vous ne faites qu’ajouter à votre bonté en me disant que mes chétifs dessins vous ont fait plaisir. Que sont ces dessins à côté de ceux d’après lesquels vous avez bien voulu m’envoyer les traductions ! Les magnifiques estampes m’ont charmé au dernier point. Mille fois merci. Vous me laissez entrevoir que nous nous reverrons, un jour. Plût à Dieu, cher ami, que cela fût demain !

Veuillez complimenter de ma part M. Pichon ; ce jeune homme ne peut que parvenir, c’est votre élève.

Adieu, cher et excellent ami. Que Mme Ingres et vous reçoivent ici l’expression de toute ma tendresse. Votre ami pour la vie.

Ch. Roques.

P. S. — M. Du Mège est bien reconnaissant à votre bon souvenir, il me charge de vous faire part de son amitié et de son admiration pour vous.

(Op. cit.)


Ingres a Roques,

En 1844, M. J. Ingres adressa son portrait à M. Roques avec cette dédicace : À mon maître et ami Monsieur Roques. Il accompagna cet envoi de la lettre suivante :

Paris, 29 juillet 1844

Mon respectable ami et illustre maître, mon vrai maître, car c’est de vous et chez vous que j’ai reçu les premières révélations du beau Tout m’est présent de ce temps de ma première jeunesse, comme si j’y étais. Vous que j’aimais tant, que j’admirais tant dans vos ouvrages vivants de génie, de verve et d’esprit, c’est par vous que j’ai connu le divin Raphaël, par vos études de Rome, et cette belle jolie copie de la madone Délia Sedia qui m’apparut, comme un astre du ciel. Depuis, enfant de Rome, comme vous, cher maître, combien là j’ai pensé à vous ! Je vous ai vu à mes côtés, admirant ensemble ces divins chefs-d’œuvre. Oui, Monsieur et digne ami, vous avez été le véritable maître et vous avez créé ce que les autres n’ont fait que développer.

Mon cher Monsieur Roques, est-il possible que je sois donc toujours privé de vous voir, de vous entretenir de vive voix, de vous honorer comme je le voudrais ? Mais combien j’ai de reproches à me faire, de vous avoir tant négligé, mais seulement par ma seule paresse à prendre la plume : mon cœur n’y était pour rien.

Pardonnez-moi, je vous prie, en faveur de tout l’attachement que j’ai pour vous, comme celui d’un fils pour un père. Et quel autre plus digne après le malheur que j’ai eu de le perdre, ce pauvre père que vous aimiez tant, ainsi que ma pauvre mère à qui vous avez fait du bien. Mon cœur vous en tient bien compte. Que si vous pouviez douter de mes sentiments, notre ami Pichon connaît toute la tendresse et la reconnaissance que je vous porte, et toute mon admiration pour votre personne, et combien, — il a dû vous le dire, — ma femme et moi, nous aurions été heureux de vous recevoir chez nous, à Paris, où toujours une chambre vous attend. Car, à vrai dire, l’âge n’a pas de vieillesse, lorsqu’on se porte aussi bien que vous le faites avec toutes vos facultés. C’est, d’ailleurs, par l’esprit que l’on vit, et sous ce rapport vous devez vivre cent ans.

Plusieurs de mes amis et la renommée parlent avec admiration de vos grands ouvrages historiques ; ce qui ne m’étonne pas, car, transportant alors ce beau talent à Paris, la grande arène, vous eussiez bientôt pris la première place. Ne pouvant jouir et admirer comme les autres, vous avez pensé m’en dédommager par l’envoi de dessins que je trouve admirables et de grand maître. J’ai, à côté de moi, ce charmant dessin de la Sainte Famille qui lait mon bonheur. Vous m’excuserez si je n’ai pas osé lutter avec vous, en vous envoyant des miens ; je n’ai rien trouvé jusqu’ici d’assez digne, mais j’ai rassemblé et je vous prie de vouloir bien agréer comme hommage une suite d’œuvres gravées, d’après mes ouvrages. S’ils ne sont pas tous traduits aussi heureusement, vous aurez au moins l’ensemble de mes petites œuvres : puissent-elles vous plaire quelquefois.

Je ne perds pas l’espoir de vous revoir, cher maître, moi qui vous vois toujours comme je vous ai laissé, si jeune, si vif et si bon ; et l’on dit que, sur ces points, vous n’avez pas changé. Ah ! pourquoi ma position, (je voudrais et aurais besoin de repos), me tient ici si esclave que je ne jouis d’aucune liberté de temps. Patience : espérons cependant que vous ou moi, irons nous retrouver. C’est avec cet espoir que je vous renouvelle, en attendant, mon très honorable ami, l’expression des vœux que je fais pour votre heureuse et longue vie que votre caractère et votre admirable talent rendent si honorable.

« Je me rappelle, cher et digne ami, à votre bon souvenir, et je vous embrasse avec toute la tendresse et le respect inaltérable de toute ma vie. »

000(Fonds Forestié).
Ingres.