Ingres d’après une correspondance inédite/L

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L
Ingres à Gilibert.
Dampierre, 13 novembre 1844

Il y a bien longtemps que je veux t’écrire et te parler de tes amis solitaires en cette vallée. Nous sommes seuls ici, avec l’hiver du mois de novembre ; bien seuls, car, depuis le 27 août, nous n’avons eu qu’une seule amie, Mme Hittorf, et une vingtaine de sonates d’Haydn. Tu dois savoir que son brave mari a terminé sa grande et belle église, le plus beau des monuments modernes de Paris et d’un goût qui rappelle tout ce que les plus belles basiliques de Sicile et de Rome nous montrent. C’est décidément un grand architecte [1].

Je me suis remis à ma grande composition, j’en ai passé les deux tiers. Mais que puis-je t’en dire ? Que je suis moi-même très impatient de la clore, pour en juger. Car j’improvise, pour ainsi dire, groupes et figures ; et ce n’est que lorsque je n’aurai plus de toile blanche, que j’espère être moi-même aussi satisfait… que l’artiste peut l’être de son œuvre. Il me manquera ton suffrage, poulie joindre à ceux de mes amis qui m’en ont manifesté leur admiration. Pardonne-moi ce trop superbe mot.

Ma bonne femme s’ennuierait à la mort si elle ne faisait, elle aussi, son tableau. Elle copie, mais admirablement, un vrai tapis turc de six pieds de grandeur, travail énorme, mais quelle fait avec passion.

Tu me parles de toi et de ta fille avec un sentiment que nous partageons, de tout notre cœur. Nous sommes heureux de penser qu’elle aime les amis de son père. Et quand reviendrez-vous nous revoir à Paris ? Hélas ! c’est une affreuse nuit qu’une pareille séparation.

  1. L’église Saint-Vincent de-Paul où, depuis, Hippolyte Flandrin, élève d’Ingres, a laissé des peintures célèbres.