Ingres d’après une correspondance inédite/VIII

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VIII
Florence, 29 août 1822.

Mon cher ami, plus de Paris, plus de Salon ! Je suis extrêmement désappointe en cela et, au désespoir d’avoir manqué battre le fer chaud, reculé de deux ans. Et tout cela pour avoir cédé à des complaisances, pour vaquer à de petits ouvrages, détails qui ont pris tout mon temps le mieux choisi, le plus à propos et le plus essentiel à mon talent, à mes intérêts, à ma réputation.

Je me suis toujours reconnu un malin génie, qui a présidé à mes infortunes. Rien, jamais, ne m’a réussi, avec tout ce qu’il faut pour réussir peut-être. J’ai peur de compromettre tes soins généreux, car je désespère de mon sort. L’avenir commence à m’effrayer et mon découragement est presque total. Ah ! combien je sens que ta présence ici me rendrait la vie heureuse ! J’y pourrais compter sur un autre moi-même ! Car, pour notre ami de jadis, je le vois, en un mot, une fois tous les mois et, au total, je n’en suis pas fâché ; C’est t’en dire assez. Comme je suis malheureux de manquer l’occasion de te revoir, ce dont je me faisais une si chère fête ! Car j’étais bien décidé à aller à Montauban, sinon te voir à Paris.

Tout ce qui va se passer au Salon, où je devrais certainement jouer un rôle intéressant, me perce le cœur de regrets. Je viens d’en écrire à M. de Forbin pour le prier de ne rien recevoir de moi au Salon, puisque je ne puis qu’apporter le tableau de Montauban, (le Vœu de Louis XIII, commandé par l’État). Il ne faut cependant pas jeter le manche après la cognée. J’attends donc de ton amitié, non des reproches, mais des consolations et du courage pour remettre nos projets à deux ans. Ils passeront vite, car je serai fort occupé et, par conséquent, j’aurai moins de beaux et grands ouvrages à opposer. Je t’en ferai, plus tard, rémunération. Ne crois pas que j’aie été sans m’occuper du grand tableau dont j’ai déjà fait un très grand tiers. J’espère prouver qu’il n’y a pas de sujets indifférents en peinture ; le tout est de bien voir, et juste surtout.

Dieu merci ! Je peux avec toi penser tout haut. Je me trouverais trop heureux si les moyens légitimes pour se faire un nom n’avaient la puissance d’ameuter l’envie et l’ignorance de ce siècle contre un honnête artiste. Je me sens dans la force du talent, je me vois de la facilité à produire. Une chose est ennemie de mon repos ; je ne suis point un homme de société, et on veut que je voie le monde. Je suis obligé de m’arracher de mon atelier pour des visites de curieux. Faire une toilette est pour moi un des travaux d’Hercule. J’aurais voulu être ici inconnu, ne m’occupant exclusivement que des tableaux d’histoire et ne point me sacrifier à de petits ouvrages, qui prennent plus de temps que les grands. J’aurais voulu surtout n’être vivant que dans mon atelier. La vie studieuse est la plus heureuse ; elle fait tout oublier du dégoûtant de ce monde. Je veux entreprendre de m’isoler, et puis surprendre et frapper fort.

Pour surcroît de fâcheux incidents, ta dernière lettre est restée prisonnière à la poste. J’ai eu l’inspiration de l’y réclamer ; sans cela, elle y serait encore. Je tremble que tu ne sois à Paris. J’espère que le tableau est arrivé, et en bon état. Tout bien pesé, il peut recevoir un peu de vernis. Prie M. Debia de nous rendre ce service. Je suis enchanté d’être son confrère en art et son compatriote, et je fais des vœux sincères pour qu’il soit remarqué au Salon.

Quant à notre épée d’Henri IV, tu ne dois pas tarder à m’en écrire. Je te prie de ne rien forcer pour son acquisition. S’il n’allait point à genio y ce qui arrive tous les jours, cher ami ! L’argent est à toi, à ta disposition. Viens à Paris ; ou mieux, viens revoir ton vieil ami à Florence. Je puis, sans me gêner, t’offrir une chambre fort agréable. Tu partageras notre petit ordinaire, Avec le peu que te fait ton père, ou point même, ne pourrais-tu point accepter ce que notre cœur t’offre, à condition cependant que ce serait chez moi, non chez d’autres, que tu vivrais. Penses-y et envisage le plaisir indescriptible que tu me ferais.

Je te remercie de ce que tu m’apprends de ma famille, de mon pauvre frère surtout. Puisse-t-il toujours marcher dans les voies de l’honneur ! Je te prie de m’excuser auprès du Préfet et de mes compatriotes. Je te remercie et je ne refuse pas, s’il y a lieu, que tu écrives un article sur ce tableau. Je te prie surtout de t’étendre peu, mais d’appuyer fort. Rien d’exagéré, je te prie. La rigueur avec laquelle on me traite, offre naturellement assez de matière. Je dois t’avertir pour ta règle, si jamais on en avait vent à Paris, de faire la description particulière du fond du tableau, vu que j’ai déjà envoyé ce même tableau aux Expositions précédentes. Tu en auras sûrement lu alors les insignifiantes et injurieuses critiques, à solito ; il n’est même pas mal que tu te les procures. J’ai, à la vérité, refait ce tableau, n’en ayant conservé que des parties, des figures, des têtes. La composition en fut blâmée. Je me rappelle qu’on disait, — à côté du sens commun et contre la vérité historique, — que l’ambassadeur avait l’air d’adorer une relique. Je demande à tous ceux qui raisonnent et qui ont le jugement sain, si l’épée d’Henri IV n’est point effectivement ici une véritable relique, et si l’acte de l’ambassadeur n’est point une espèce d’adoration ? C’est ainsi que j’ai été toujours critiqué. Si j’ai donc refait ce tableau et prêté de nouvelles grâces, ce n’est point en me corrigeant d’après de telles critiques, qui ne sont qu’erronées et où il n’y a de vrai que l’affreux plaisir de nuire. Je t’engage à voir aussi un article que fit, à la fin du Salon, M. Miel. Il est de la plus grande force et fait le plus terrible procès à mes ennemis [1].

Réservons pour plus tard nos plus beaux moyens : nous en aurons sûrement besoin. Ne disons pas tout à la fois. Je n’ai que le temps de te remercier de l’intérêt que tu prends à ce qui me touche. Ma femme, qui est toujours la bonté et l’ordre domestique, approuve vivement ta proposition financière qui est, comme tu dis bien, la source de notre petit bonheur. J’aurais aussi à te parler musique. J’ai entendu, hier, une divine messe d’Haydn. Pourras-tu croire que je n’ai encore rien reçu de Paris, concernant les matériaux nécessaires au Louis XIII, et que je ne cesse de les demander ?…

  1. Le tableau de Henri IV et ses Enfants, peint à Rome en 1817, pour le duc de Blacas, eut trois copies de la main d’Ingres. La première incomplète fut donnée par Ingres, alors Directeur de l’Académie de France à Rome, à Dominique Papety, son pensionnaire. La seconde porte la date de 1825 et appartient à la coll. d’Alphonse de Rothschild. La troisième inachevée est dans la famille de Delphine Ramel, deuxième femme d’Ingres.