Ingres d’après une correspondance inédite/IX

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IX
Florence, 4 octobre 1822.

Notre tableau, (pour M. Graves, de Montauban), vient d’être embarqué et dûment empaqueté, vissé dans sa caisse, goudronné et emballé : tout cela, avec une tendresse de père. Notre ami M. Gomier a jugé à propos de profiter de l’occasion que tu m’indiquas, la trouvant très bonne pour son heureux transport. Il est donc parti, ces jours derniers, de Livourne, adressé à M. Imbert, négociant à Marseille. De là, il ira droit à Montauban, adressé à MM. Paris frères, et à ton adresse aussi, car tu es son vrai parrain en tout.

Achève, je te prie, de le présenter dans le monde et fais-lui sa dernière éducation. Voici comme tu dois t’y prendre. Déballe-le et ne sois point effrayé s’il est couvert de poussière. Arme-toi d’une éponge douce et propre et, avec de l’eau presque tiède, lave-le et essuie-le très doucement avec un fin mouchoir de batiste. Je désire qu’il soit vu, (en attendant qu’il entre dans son cadre), dans sa caisse de voyage. Après donc que tu l’auras essuyé, comme il ne devra être verni que dans un an, il faut cependant y passer un vernis du moment. Et voici comme tu dois t’y prendre. Procure-toi un œuf frais, enlève le jaune, recueille le plus beau de la glaire dans une assiette bien propre, verse dessus une demi-cuillerée à café d’eau-de-vie, autant de sucre pilé et blanc, arme-toi d’une fourchette et bats le tout jusqu’à ce que ce tout devienne extrêmement mousseux, comme des œufs à la neige. Alors, avec une petite éponge bien propre et bien douce, (pour ne pas rayer le tableau), prends le blanc d’œuf et passes-en bien également partout, sans qu’il y ait, en regardant de côté, aucune épaisseur.

Tu vois que ce n’est pas difficile à faire. Il y a peut-être bien à Montauban quelque peintre qui pourrait le faire, mais j’aime mieux que ce soit toi, parce que tu ne dois montrer le tableau qu’après toilette faite. Je te prie en grâce et exige de toi qu’il n’y ait personne, personne que toi seul qui le voies, avant cette opération, et tu dois aisément sentir les pourquoi. Alors, place le bien dans son jour, sur une table ; si tu bouches les premiers carreaux d’en bas de la croisée, ce sera mieux Ensuite, pour son cadre, le hasard m’a fait voir, (appuyé d’ailleurs par l’exemple des Flamands, notamment dans la Galerie de Rubens, où l’on présente le portrait de Marie de Médicis à Henri IV dans un cadre noir), que c’est là le goût du temps. Je désire que le cadre soit noir ; non, bien entendu, d’un noir vernissé au pinceau, mais d’un beau bois de cette couleur et je t’en envoie le profil et dessin, comme je voudrais qu’il fût fait, sans ornements et sans qu’il y entre de l’or, en aucune manière.

Je n’ai ni la place ni le temps de t’en dire davantage.