Ingres d’après une correspondance inédite/VII

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VII
Florence, 15 juillet 1821.

Cher ami, j’ai parfaitement goûté tes bonnes raisons, dictées par l’amitié, la justice et le sentiment. Crois que j’en profiterai et que tu n’auras plus, par la suite, de reproches graves à me faire à ce sujet. Je ne te ferai pas de journal, mais je t’écrirai, au moins une bonne fois par mois, du griffonnage, parce que c’est ma manière d’écrire à un ami avec lequel on a toute liberté, à celui qui pardonne toute gêne et qui souffre toute mauvaise orthographe, obscurité, galimatias même, sachant, mieux qu’un autre, y démêler les véritables sentiments.

Mais aussi, pourquoi es-tu si parfait dans tes lettres ? Style, peinture, tout y est ; et ce que je prise encore plus, c’est ta vive amitié et ton excellent cœur, ton bon esprit, ton tact et le touchant intérêt que tu me portes. Bien cher ami, le seul vraiment que je puisse nommer de ce nom, que bienheureux on est lorsqu’on peut s’en croire un ! Ta bonne amitié me console et m’aide à supporter mes continuelles disgrâces et déplaisirs. Tout ce que je puis t’en dire pour le moment, c’est que tu as eu bon nez de ne pas te déranger de chez toi. C’est vous en dire assez : le reste est inutile. Je te prie même, et bien expressément, de t’abstenir dans ta réponse d’aucune espèce de réflexion sur ce sujet, jusqu’à ce que tu sois instruit. Alors, tu m’adresseras tes réflexions, poste restante, et a mon seul nom.

Revenons à nos affaires. Quelques jours après que j’eusse expédié la lettre au Préfet, mes réflexions sur l’économie de la composition, des conseils et une plus mûre connaissance du Vœu de Louis XIII, m’ont définitivement décidé à l’adopter. Toi, tu sais ce que c’est que l’imagination d’un véritable artiste qui doit vingt fois sur le métier remettre ses pensées et qui, par conséquent, défait aujourd’hui ce qu’il a fait hier. Mais le vulgaire des hommes croit que cette incertitude est preuve d’incapacité. Il faut donc parer le coup, et je compte sur toi pour cet important service. Ma faute la plus grave est de ne m’être décidé affatto qu’après ma lettre au Préfet et surtout de ne pas t’avoir prévenu plus tôt de ma décision.

Je crois donc, mon cher ami, ne pas te prier de peu de chose en te chargeant de voir le Préfet et de lui dire que ma résolution est parfaitement arrêtée. Tâche de lui faire adopter mes raisons. Je compte beaucoup sur ton éloquence et son bon esprit. Si vous aviez même à Montauban, dans les bibliothèques, estampes, peintures, medaglie, le portrait de ce roi et qu’on put m’en envoyer des calques ombrés, cela me serait d’un grand secours ; même son seul costume royal, avec sceptre et couronne ; fût-ce même ceux de son glorieux père. J’écris à Paris pour ce même objet. Dis-moi cependant si on n’en pourrait pas mieux faire prendre le soin à MM. les Députés qui sont sur les lieux et mont fait donner ce tableau. J’ai peur d’être mal servi. Sache avec le Préfet ce que l’on peut attendre de ma demande. Fais-lui bien valoir que je suis embarrassé, qu’une ville peut plus que moi et que l’on me doit aussi quelque chose. Tous ces matériaux se trouvent sûrement à la Bibliothèque Royale ; une empreinte, un profil du roi sur quelque belle grande médaille du temps, sa stature en grand costume, ces documents dessinés ou calqués avec soin, y compris les détails séparés des fleurs de lys, couronne et sceptre, me suffiront. Tu sais bien qu’il n’y a rien de si facile à Paris et qu’on y trouverait trente artistes pour un, qui se chargeraient de la chose. J’en tiendrai, si l’on veut, compte, mais pourvu que l’artiste soit homme de goût pour bien choisir et, surtout, qu’il ait de la conscience. J’insiste sur cette demande. Fais-moi le plaisir de me dire ce que j’en dois espérer le plus tôt possible, parce que je suis très pressé et que je n’ai réellement à Paris personne d’assez zélé pour me bien servir.

Je te remercie, mon cher ami, de ce que tu me dis sur le Ministre. J’enverrai ma lettre, mais au moment nécessaire. Faisons ce tableau, et il sera fait et expédié au Salon, je t’en réponds, surtout si je suis bien servi en ce que je te demande.

Je te suis bien obligé de l’article du Moniteur. À ma prochaine, je te dirai ce que j’en dois penser. Je te parlerai de M. de Forbin et du tableau de Saint Pierre que j’ai peint à Rome, pour l’église française de la Trinité-du-Mont ; je t’en ferai l’histoire toujours inconcevable sur le malheur que j’ai, de faire de la peinture classique et de la bonne religion. Je n’en suis pas moins curieux de voir l’article que tu m’as annoncé sur la Francesca di Rimini, et dont, toujours inconcevablement, je n’ai jamais eu aucune nouvelle que par M. Vernet qui le trouvait enchanteur et digne d’une belle estampe. Sois tranquille, je t’en envoie un petit dessin et l’esquisse peinte du Saint Pierre. Ce n’en est que la première pensée. Tu sais bien, mon cher ami, que je ne suis pas un faiseur d’esquisses ou de dessins pour fignoler, comme on dit, et que je ne reconnais dans les œuvres que leurs beaux résultats. Donc, lorsque je fais des études, ou sur papier ou sur toile, c’est pour qu’elles puissent me servir essentiellement et non pour être étalées dans des cabinets. Aussi, je te prie de ne pas les prendre à la lettre ; je ne te les envoie que pour ne pas me refuser à ton désir, me croyant, cher ami, bien plus engagé avec toi que pour des esquisses. Si la nécessité et le temps me l’avaient permis, je t’aurais peint un tableau que tu auras, bien sûr.

Quant à M. Graves, si, (excepté le petit Henri), tu ne lui a pas encore parlé des autres tableaux, ne le fais pas ; car je ne pourrai, cette année, tenir mes engagements pour un autre ouvrage.

Je suis sensible à ce que tu me dis de Gros. Cela ne m’étonne pas ; il a plus de bonne foi que les autres, quoique plus rude.

Landon est un brigand, qui ment par sa bouche ; il est au nombre de ceux que je peux avoir piqués et qui s’en vengent stupidement ; sa critique n’est que le coup de pied de l’âne, et n’en est que plus dangereuse. Quant à Miel, tu te trompes sur son compte. Il n’est point artiste et me rend beaucoup justice, il est d’une grande générosité et touche à des points très forts, sur moi et sur la route malheureuse que prend la peinture. Je t’enverrai son article ; il est intitulé : Annuaire de l’École française de Peinture ou Lettre sur le Salon de 1819, en réponse au titre de cet ouvrage par M. de Kératry qui me maltraite sans savoir. Ne va-t-il pas parler d’un ouvrage dont il confond même le sujet, je veux dire mon tableau de Roger et Angélique, qu’il appelle stupidement et infidèlement Persée et Andromède. Voilà comment on est critiqué !

Mais je n’ai que le temps de t’embrasser. Ma femme est bien sensible à ton bon souvenir, et Bartolini te fait ses amitiés.