Ingres d’après une correspondance inédite/VI

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VI
Florence, le 3 juin 1821.

Je reçois à l’instant la lettre du Préfet et, quoiqu’un peu malade, je veux profiter de ce courrier pour te prévenir que je n’ai pas osé profiter, (vu le peu d’exactitude qu’il y a ici par la voie des courriers et commissionnaires pour Gènes), de ce mode d’envoi. J’ai préféré charger de mes commissions, M. Ramey, sculpteur, qui, de Rome, va à Paris. Arrivé là, il doit t’expédier le petit rouleau de fer blanc à ton adresse, tout simplement. C’est un jeune artiste très distingué par son talent et par son obligeance à moi bien connue,

Je te prie d’excuser la pénurie des ouvrages que je t’envoie. Ma dernière t’en a déjà parlé. Mais nous sommes heureusement gens de revue et, si j’ai mal commencé, j’espère bien finir. Je t’ai envoyé un peu de tout, même deux dessins de Granet qui, par parenthèse, avec ce talent, s’est fait une fortune et une réputation européenne. La vogue et l’engouement le font regorger de biens et d’honneurs pour avoir fait un tableau de Capucins qui, pour moi, ne sont pas même des capucins, comme il faut l’être aujourd’hui pour arriver. Il est un compose d’égoïsme et d’ambition telle qu’il m’a, avec ses Capucins, toujours mis de côté à Rome, sachant bien, néanmoins au fond de son âme, que mon tableau de Saint Pierre est un bel ouvrage historique et, par conséquent, au dessus par la qualité de tous les capucins du monde ; que, non seulement ce tableau, mais une des plus petites parties de ce tableau devraient me donner la véritable croix d’honneur et la fortune. Et pourtant, c’est à lui et au Forbin que je dois une partie de ma mauvaise fortune, par la poca cura qu’ils ont eu de mes ouvrages au dernier Salon. Ils m’ont trahi vilainement. Je ne crois pas que Forbin ait eu aucune part à l’article du Moniteur. C’est l’excellent M. Thévenin, directeur de l’Académie de France à Rome, par son compte-rendu au ministre, qui m’a valu la demande d’un tableau, et c’est ce tableau que MM. de Montauban ont obtenu.

Mais pourquoi donc ce tableau classique de Saint Pierre, qui avait fait crier d’admiration M. de Forbin et Yernet à Rome, et généralement amis et ennemis, se trouve-t-il pour ainsi dire oublié et perdu ? C’est parce que ceux-là même qui devraient toujours le relever, entendent bien l’art perfide d’abnèguer et de soustraire un honnête artiste à sa gloire et que cet ouvrage, pour mon malheur, ne pourra jamais être vu à Paris et sortir de sa tombe. Bien heureux si, quand je ne serai plus que terre, on en parle selon la justice.

Mais je ne suis pas de force à continuer plus longtemps cette triste élégie et je veux te parler du but de ma lettre. Je t’envoie L’esquisse de ce tableau : ce n’en est que la première pensée, et il y a une notable différence entre l’esquisse et l’ouvrage fini. J’ai désigné, comme te revenant, l’esquisse de mon portrait. Pour les autres, fais comme tu jugeras à propos. À l’ami Gentillon, par exemple, un dessin de ton choix pour reconnaître sa complaisance et me remettre en son bon souvenir. Quant à notre tableau, (on s’entend mal lorsqu’on est si loin), ce que je puis te dire, c’est qu’en accusant réception au Préfet de son obligeante lettre, j’ai accepté qu’il me laissât le soin de contenter tout le monde, ce qui sera : car, quoique il y ait anachronisme dans le Vœu de Louis XIII et la Madone, il y a liaison dans le sujet. Je n’ai jamais pensé ne pas peindre l’Assomption, qui est le bouquet du tableau. Et sans en plus reparler, voici comment le tableau sera fait. La moitié du tableau est la Madone qui monte au ciel, soutenue par des anges ; l’autre moitié est le roi, dans sa chapelle ou oratoire. Ce jour même, Louis XIII croit voir la Madone en sainte vision. Il prend alors son sceptre et sa couronne déposés sur les marches de l’autel et les offre en protectionà la Vierge, qui y prend une sorte de part.

Ceci est de toi à moi, pour ne pas réveiller les si et les mais. Lorsque le tableau sera fait, je crois qu’il conviendra à tous. Dis même, cher ami, ton sentiment. Dans ma dernière lettre où je t’annonçais mes dernières idées et que tu n’as pu recevoir, ce qui me fâche, je te priais d’intéresser MM. de la Commission à m’envoyer de Paris les documents nécessaires. Si tu as commencé à t’occuper de cela, tu peux en arrêter l’ordre, vu que j’espère trouver ici mon affaire. Dans huit jours, je saurai ce que j’aurai trouvé et je demanderai alors à ces messieurs ce qui me manquerait.

En deux mots, pour ce qui est ici de ma situation, elle est assez vague, pour ne point dire pas heureuse. J’ai fait un pas de clerc, en quittant Rome et la clientèle bonne ou mauvaise que j’y avais, séduit par de fausses promesses dictées, je veux bien le croire, par une grande légèreté suivie de caprice, d’extravagance de caractère, de bizarrerie, d’imprudence, d’orgueil, d’un mélange inconcevable de qualités nuisibles et d’un peu de bonnes. Voilà le caractère de l’homme en qui j’ai cru trop facilement. Ajoute à cela qu’il a ici autant d’ennemis que de cailloux dans les rues ; les trois quarts, à la vérité, sont atroces et injustes et bien ignorants. Voilà sa situation avec, toujours, le plus beau talent que la nature puisse accorder à un homme. Lorsque je suis parti de Rome j’avais plus de trois mille livres d’épargne, les plus difficiles à acquérir. J’ai presque tout mangé en transport d’effets d’art, en atelier, etc. ; j’y ai acquis un ennemi extrêmement méchant, un peintre français, le type du médiocre. Le crédit de l’homme ci-dessus était néant. Nul ici ne me connaît ; j’ai des ouvrages que personne ne vient voir et encore moins acheter.

J’ai bien besoin, cher ami, de tes consolations pour sortir de ce mauvais pas. Non que je craigne la misère ; une petite et dernière ressource de ma bonne femme et le premier tiers du tableau que je vais demander au Ministre, l’esquisse faite, nous sauveront, j’espère, jusqu’au moment ou je pourrai regagner la France. Si à Paris j’éprouve de nouveaux tourments, j’irai de grand cœur me fixer et finir à Montauban, après avoir vécu avec un ami tel que toi, ma seule consolation.

Le parti que j’ai tiré d’un seul tableau, mon Odalisque que j’avais au Salon, a été très mauvais et très malheureux ; puisque, j’ose le dire à la honte de celui qui l’a acheté, cet ouvrage enfin si célèbre, malgré tout, m’a été payé 1.200 francs ! J’ai su d’un Anglais, a Florence à présent et alors à Paris, qu’il y aurait mis la somme de six mille francs ; mais il ne l’a pas demandé, croyant ne pouvoir l’avoir pour ce prix. Une autre personne m’a dit de même. J’ai été desservi horriblement. On avait, par méchanceté, négligé, (et cela de soi-disant protecteurs, des amis de Forbin et Granet), de mettre sur le Livret : Appartient à l’Auteur. Voilà de mes coups de fortune. Il faut espérer qu’elle se lassera de me persécuter. À propos, mon cher ami, nous aurions bien désiré que tu eusses été à la source de ces journaux qui, dis-tu, ont bien parlé de mon dernier tableau, envoyé à Paris et dont le sujet est Francesca di Rimini, épisode de Dante. Si tu peux le faire, tu nous obligeras. Je t’envoie copie de la lettre que j’adresse au Préfet, pour que tu en puisses discuter. Je te prie d’aller le voir et de recevoir sa réponse que je désire avoir au plus tôt, pour faire mettre la main à la toile. Fais-moi le plaisir de me dire si c’est à St Jean ou à St Martin qu’est dédiée notre cathédrale.

« Monsieur le Préfet.

M’ayant fait l’honneur, etc…

Au moment de mettre la main à ce grand œuvre, me serait-il permis de vous présenter quelques réflexions que j’ai faites sur la composition de ce tableau, dont le sujet présenté est le Vœu de Louis XVIII mettant sous La protection de la Vierge le royaume de France. Le vœu de ce roi me parait ici un double sujet et peut distraire l’intérêt et l’unité du principal : l’Assomption de la Vierge. Ce premier pourrait même, à lui seul, fournir matière à un tableau important. Par le fruit de mes constantes études sur l’art italien où ces sortes de sujets anachroniques abondent, j’ai toujours été choqué de leur inconvenance, surtout lorsque, placés dans un grand temple, ils ne devraient y rappeler que la seule divinité. J’ajouterai encore que les costumes modernes de notre monarchie cessent d’être beaux et pittoresques, à cette époque ; que, peignant ce tableau à Florence, il me serait Tort difficile, même impossible de me procurer de Paris tous les documents nécessaires, comme portraits, costûmes, choses indispensables pour sa parfaite exécution. Je pense donc que le sujet de l’Assomption de la Vierge serait convenable et » doit donner assez de quoi exercer… »

Mais ce que je ne lui écris point et que je te prie d’exposer verbalement, c’est combien est modique le prix de 3.000 francs que le Ministre a alloué a cet ouvrage, qu’il ignore sans doute toute son importance, que le tiers de la somme doit passer en simples frais, que je le prie de voir si, dans cette occasion, c’est le Gouvernement, la Ville ou moi, qui devons faire des sacrifices : mais que, quoi qu’il arrive, je le ferai avec le plus grand cœur. Je te prie de faire observer à M. le Préfet que notre tableau occupera la place la plus belle que j’aie jamais vue, par l’isolement et la majesté… Adresse à M. Ingres, chez M. Bartolini.