Impressions de voyage et d’art, souvenirs du Bourbonnais/04

Impressions de voyage et d’art, souvenirs du Bourbonnais
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 1 (p. 817-840).
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IMPRESSIONS


DE VOYAGE ET D’ART



SOUVENIRS DU BOURBONNAIS[1]


IV.




I. — vichy. — souvenir de mme de sévigné.

Il est en ce monde beaucoup de choses qui laissent une impression de tristesse : le catalogue en est si nombreux qu’il serait encore plus difficile à dresser que celui de la Bibliothèque nationale, et qu’il n’est probablement aucun homme, même trié avec soin parmi les plus expérimentés en matière de mélancolie, qui fût capable de s’acquitter de cette tâche de façon à mériter les louanges. Le hasard a voulu que je visitasse Vichy à deux reprises, au commencement et à la fin de la saison annuelle, et là j’ai pu me convaincre que, si les fêtes ont des lendemains toujours lugubres, les apprêts en sont rarement gais. Connaissez-vous quelque chose qui fasse sentir plus profondément la solitude qu’une salle de bal ou un théâtre attendant, tous lustres allumés et siéges béans, l’arrivée des visiteurs ou des invités ? Si, devançant l’heure, vous avez le déplaisir d’y pénétrer le premier, comme les minutes vous y semblent longues, et comme, loin de vous distraire, cet éclat et ce luxe disposés et préparés pour des centaines de vos semblables vous font mieux sentir l’isolement de votre moi individuel ! Enfin la porte s’ouvre de nouveau, une, deux, trois personnes entrent, mais elles semblent partager en quelque chose votre impression, car elles passent pareilles à des ombres, marchant sur la pointe du pied, comme si elles avaient peur de faire du bruit, et, si d’aventure elles se hasardent à parler dans cette salle où tout à l’heure on aura peine à s’entendre, c’est à voix basse et en chuchotant. Hésitantes, contraintes, elles s’assoient, mais à des distances si respectueuses l’une de l’autre qu’en les regardant à leurs places il vous semble les apercevoir comme dans ce lointain qui est formé par le gros bout de la lorgnette. Gênées par trop d’espace, muettes par trop de silence, elles s’observent immobiles avec une timidité qui arrive par momens à être douloureuse ou avec une réserve polie qui équivaut presque à de la défiance. Tel était à peu près l’aspect de Vichy lorsque je le visitai pour la première fois le printemps dernier, au début de la saison. Ce n’est pas que les visiteurs y fussent rares, car l’on pouvait bien y en compter déjà douze ou quinze cents ; mais si l’on veut savoir combien l’homme est peu de chose, il n’est point nécessaire de le comparer à l’immensité du monde, et l’on n’a qu’à voir le nombre qu’il faut de ces fourmis pour peupler réellement et animer un espace tout juste grand comme l’étendue de prairie qui serait suffisant pour fournir le fourrage nécessaire à la nourriture quotidienne d’un éléphant. C’est un moyen de nous démontrer notre infimité, moins noble sans doute que celui dont Fontenelle s’est servi dans sa Pluralité des mondes, mais qui va aussi directement, qui va même plus directement au but. C’est à peine si on s’apercevait de la présence de ces quinze cents visiteurs répartis par petits groupes dans les demeures et les caravansérails sans fin du moderne Vichy, et comme les hôtes de cette ville de bains sont généralement des malades sérieux, les petits groupes de promeneurs qu’on rencontrait sur le cours ou sous les ombrages du joli parc qui longe l’Allier étaient généralement porteurs de visages qui parlaient avec une éloquence indéniable d’affections hypocondriaques, de tendances à l’hépatite, d’ancienne gastrite et de gravelle commençante. Quant à la population valide de Vichy, elle n’était guère plus gaie que ses visiteurs, car rien n’est sombre comme un hôtelier qui, sur le seuil de sa porte, épie le passage des omnibus chargés de transporter les voyageurs, ou comme un marchand qui observe avec une impatiente inquiétude tout curieux, et pour qui chaque promeneur qui s’éloigne est une déception. Quatre mois plus tard, je suis retourné à Vichy, et cette fois j’ai eu le spectacle de son lendemain de fête. Quelle nécropole ! portes fermées, volets clos, rues désertes ; on aurait dit que tous les habitans étaient morts et avaient été enterrés le matin. Seules les deux églises de la ville restaient ouvertes comme pour faciliter les pieuses méditations à ceux des indigènes qui pouvaient avoir besoin de se rappeler que les fêtes ne durent qu’un jour, que les chances du lucre sont passagères, que le vice lui-même ne tient pas tout ce qu’il promet et n’offre aucun fondement durable. Toutes les villes d’eaux, une fois la saison passée, ressemblent plus ou moins à la chrysalide ; mais aucune n’approche autant que Vichy de ce phénomène d’histoire naturelle. En deux mois, juillet et août, l’élégante ville file son cocon, puis elle disparaît dans son brillant tombeau, et repose dans la paix de l’inertie jusqu’au moment où le soleil de l’été vient rendre les fleurs à la terre et rappeler à la vivacité les rhumatismes engourdis par l’hiver.

Je n’ai donc pas vu Vichy dans sa période de splendeur, et je ne le regrette guère, car ce n’était pas pour ses plaisirs que j’y faisais halte ; c’était pour y satisfaire une curiosité beaucoup plus digne d’un écrivain à qui son âge recommande avec une insistance douce, mais pressante, d’avoir recours à d’autres amusettes. Je tenais à voir la maison où Mme de Sévigné passa une partie des étés de 1676 et de 1677. Si quelqu’un, renouvelant la question de Crésus à Solon, me demandait de nommer la personne la plus heureuse de notre histoire, je nommerais sans hésiter Mme de Sévigné. Elle a pris place au premier rang parmi les plus grands écrivains de la France sans en avoir l’ambition, elle a conquis l’immortalité sans y songer ; si la célébrité, disons mieux, la gloire vaut quelque chose, c’est quand elle est acquise, comme l’acquit Mme de Sévigné, par hasard. Elle eut un grand talent comme on a un joli visage, ce qui est la bonne manière d’en avoir ; elle écrivit sans connaître la peine d’écrire, ce qui est l’unique façon d’y trouver du plaisir. C’est un spectacle à épanouir la rate des dieux que de voir avec quelle insouciante prestesse l’adorable femme a mis la main sur la chose fuyante que les écrivains poursuivent avec tant d’efforts : un papillon décrit à votre barbe ses cercles moqueurs et capricieux, tous s’empressent, courent, se heurtent, jetant filets, chapeaux, mouchoirs ; un enfant agile déploie son écharpe, et crac, le brillant insecte est pris. Et cette célébrité facilement conquise n’est qu’une partie de ses bonheurs. Elle fut belle, ce qui est le premier et le plus vrai bonheur d’une femme, parce qu’il est celui qui répond le plus essentiellement à la destination de sa nature, et belle d’une beauté tout humaine, c’est-à-dire toute bonne, sans rien de fatal ni d’impérieux, sans grâces ensorcelantes ni fierté tyrannique, sans rien de Circé ni de Médée : je vois encore la charmante image que Mignard en a laissée dans la tour dorée du château de Bussy, son beau visage, arrondi et potelé, si doucement noble, ses grands yeux spirituels, sa physionomie lumineuse d’enjouement. Elle eut un esprit incomparable, et cet esprit fut de même nature que sa beauté, c’est-à-dire tout humain, tout franc, tout inoffensif, fait de gaîté de tempérament, de joie de vivre et d’honnête sociabilité ; jamais aucun de ses mots charmans ne naquit aux dépens du prochain, jamais sa verve, sans mors ni bride, ne fit une victime, phénomène qui ne s’est vu que cette fois et qui ne se verra plus désormais ; c’est vraiment le phénix à cet égard parmi les personnes d’esprit. Elle aima, ce qui est le bonheur suprême, et de ce bonheur, elle s’en donna à cœur joie ; elle aima avec abondance, avec excès, comme un arbre robuste porte ses fruits, ou, mieux encore, — ne craignons pas d’employer les expressions fortes et qui peignent, elles sont à leur place en son sujet, — comme une bonne vache laitière donne son lait. Et qui fut l’objet de cette passion ? Sa fille. Ainsi elle eut la joie d’aimer à outrance, sans que cette passion eût à lui coûter ni un regret, ni un remords, ni une larme, et ce n’est certes pas le moindre des bonheurs de cette femme, si comblée par son étoile, que d’avoir trouvé l’amour dans une affection si juste et si naturelle, comme elle l’appelait elle-même, dans une affection où sa vertu ne pouvait souffrir et où il lui était légitime de ne se retenir ni de se contraindre. Enfin elle eut le corps sain comme l’esprit, et passa la plus grande partie de sa vie sans connaître la maladie autrement que de nom. Quand bien même elle ne nous l’apprendrait pas, on le devinerait à son style ; il n’y a qu’une personne d’un parfait équilibre de tempérament qui ait jamais pu écrire ces lettres plus inaltérablement pures que ce ciel de Provence sous lequel vivait sa fille, et où elle ne se montre jamais triste que pour le compte d’autrui. Mélancolie, maussade humeur, noires rêveries, tout cela ne fut pour Mme de Sévigné qu’expressions abstraites ou métaphores poétiques. Cependant la maladie, pour être restée longtemps en retard, n’en vint pas moins à une certaine heure annoncer le soir de la vie. En 1676, cette rare personne se vit avec surprise brutalement assaillie par une attaque de rhumatisme qui la cloua sur sa chaise une partie de l’hiver ; elle y perdit, comme elle le dit elle-même dans son ravissant langage, la jolie chimère de se croire immortelle.

J’ai eu la satisfaction de constater que Mme de Sévigné pendant son séjour à Vichy avait été logée selon son rang et son mérite. La maison qu’elle habita est tout à fait celle qu’on pourrait choisir pour une femme de cette qualité et de cet esprit qui est contrainte de vivre pour quelques semaines autre part que chez elle ; elle a bon air sinon grand air. La façade, badigeonnée en blanc et noir, les couleurs nobles par excellence, présente l’aspect d’un grand échiquier. Un escalier sans raideur et très honnêtement spacieux conduit à l’appartement qu’habita la marquise. Rien n’a été changé dans cette chambre, devenue historique et conservée avec un zèle minutieux dont nous louons de bon cœur les propriétaires actuels, et dont on pourrait recommander l’imitation à plus d’un conservateur de collections provinciales. Par exemple, on voit encore dans le lit où dormit Mme de Sévigné l’enveloppe en soie de je ne sais plus quelle paillasse ou quel matelas ; cette enveloppe tombe en loques de vétusté, mais ces jolis haillons n’ont pas la plus petite tache, pas le moindre grain de poussière, et la couleur en conserve encore une partie de son éclat. S’il prenait fantaisie au spectre de la marquise de revenir s’y loger, il trouverait la chambre toute prête à le recevoir ; il s’y reconnaîtrait aussi sans peine. La plupart des meubles dont elle s’est servie sont encore là. Voici les fauteuils sur lesquels elle s’est assise, le bureau sur lequel sa plume a tracé les lettres adressées de Vichy, la grande cheminée surmontée de sculptures en bois auprès de laquelle se sont rangés en cercle les baigneurs et baigneuses de son monde les jours où c’était son tour de les recevoir chez elle. Il y a des lieux plus illustres en France, il n’y en a peut-être aucun qui ait un privilége pareil à celui-là : il ne s’est pas perdu le plus petit atome de ce qui a été écrit, fait ou dit dans cette chambre pendant les deux saisons de 1676 et de 1677. Nous savons combien de lettres y ont été écrites, nous connaissons les nouvelles dont on s’y est entretenu, nous pouvons compter les personnes qui y sont entrées, et ces personnes, nous les voyons vivre comme si elles étaient présentes, nous voyons pour ainsi dire comment elles se sont conduites entre ces quatre murailles, tant la plume alerte et rapide qui leur a donné une immortalité dont elles ne se doutaient guère nous a vivement initiés à leurs secrètes manies, à leurs tics de caractère, à leurs manèges et à leurs mines. Voici par exemple le procès-verbal au complet d’une de ces après-midi, celle du 20 mai 1676 ; n’est-il pas vrai que cela est enlevé comme un croquis ? « On tourne, on va, on vient, on se promène, on entend la messe, on rend ses eaux, on parle confidemment de la manière dont on les rend : il n’est question que de cela jusqu’à midi. Enfin on dîne ; après dîner on va chez quelqu’un, c’était aujourd’hui chez moi. Mme de Brissac a joué à l’ombre avec Saint-Hérem et Plancy ; le chanoine ({{Mme{{ de Longueval) et moi nous lisions l’Arioste (il serait curieux de savoir quel épisode) ; elle a l’italien dans la tête, elle me trouve bonne. Il est venu des demoiselles du pays avec une flûte, qui ont dansé la bourrée dans la perfection. C’est ici où les bohémiennes poussent leurs agrémens, elles font des dégognades où les curés trouvent un peu à redire… » Aujourd’hui l’Arioste est remplacé le plus souvent par quelque roman moderne ; mais, à ce détail près, on voit que la vie des eaux était alors ce qu’elle est maintenant, et qu’elle avait déjà engendré cette impudeur d’un genre particulier qui consiste à entretenir familièrement ses connaissances des effets du régime et à entrer dans des détails qu’on n’oserait pas confier dans la vie ordinaire à son domestique ou à sa femme de chambre. Quant à la bourrée, elle n’a pas été dansée dans l’appartement de Mme de Sévigné, mais dans l’agréable jardin qui s’étend sous ses fenêtres et qui conduit aux rives de l’Allier, car cette danse, dont le caractère est d’exiger de nombreux figurans et un vaste espace, n’aurait pu se déployer dans une étroite chambre.

Mme de Sévigné prit goût à ce spectacle de la bourrée, et je n’en suis pas étonné. La bourrée est le modèle par excellence de la danse rustique avec ses deux colonnes de danseurs qui renferment quelquefois tout un village, qui, se déployant en face l’une de l’autre, s’avancent et reculent en marquant la mesure d’un talon sonore comme le sabot d’un faune ou d’un centaure en gaîté, avec sa jovialité bruyante, ses étreintes de kermesse et sa mêlée finale confuse et brutale comme un combat. On ne saurait imaginer qu’il s’en soit dansé d’autres aux noces des Lapithes, tant elle donne bien la représentation des scènes principales du festin célèbre de ces paysans anté-historiques. « Tout mon déplaisir, écrit la marquise, c’est que vous ne voyiez pas danser les bourrées de ce pays : c’est la plus surprenante chose du monde ; des paysans, des paysannes, une oreille aussi juste que vous, une légèreté, une disposition… enfin j’en suis folle. Je donne tous les soirs un violon avec un tambour de basque à très petits frais, et dans ces prés et ces jolis bocages c’est une joie que de voir danser les restes des bergers et des bergères du Lignon. » Hélas ! si Mme de Sévigné revenait au monde, elle aurait peine peut-être à retrouver sa chère bourrée. Autrefois son empire s’étendait sur un immense territoire ; c’était la danse du Bourbonnais, de l’Auvergne, de la Marche, du Limousin, du Poitou. On la trouvait dans le Velay et le Vivarais, en sorte qu’elle s’étendait presque des rives de la Vienne à celles du Gard, et qu’elle ne s’arrêtait qu’aux confins de la farandole provençale ; mais le progrès moderne, qui n’aura de cesse qu’il n’ait dépouillé le peuple de tous ses plaisirs vigoureux comme ses reins et savoureux comme sa cuisine au lard pour l’abrutir par les plaisirs imbéciles et sans caractère de citadins mal réussis, est en train de détrôner cette danse amusante et robuste au profit des danses molles et mièvres des mondains. Lors d’un de mes derniers voyages en Limousin, j’appris avec stupéfaction que dans une commune voisine de Limoges les paysans avaient renoncé à la bourrée qu’ils dansaient dans la perfection au son de la musette et du chalumeau pour s’exercer à mal danser au piano la redowa, la mazurka, la scottish et autres danses exotiques, sous la direction d’une gaie jeune dame qui porte un nom célèbre dans l’ancien monde saint-simonien, et qui consacrait ses dimanches à cette pénible initiation.

Nous ne pouvons faire une étude complète sur Mme de Sévigné pour l’avoir rencontrée sur notre route ; un tel sujet réclamerait à lui seul plus de pages que nous n’en voulons accorder à cette partie de nos excursions. Cependant une goutte d’eau, quand elle est bien éclairée, reflète dans son petit globe tout un vaste paysage ; voyons donc si nous n’apercevrons pas la miniature du génie littéraire de Mme de Sévigné dans cette goutte d’eau des lettres de Vichy auxquelles nous devons nous tenir. Il n’est pas précisément facile de fixer les caractères de ce génie ; c’est le naturel même, nous dit-on, mais c’est précisément à cause de ce naturel qu’il est fort malaisé de le décrire et le définir. Le style de Mme de Sévigné est d’une très étroite unité, si l’on ne considère que la langue ; mais, s’il s’agit du courant de ce style, il en va tout différemment. Comme elle n’a jamais écrit que selon l’humeur de la journée et sous le coup des changeantes impulsions de la mobile nature, il n’y a pas de style au monde qui ait un cours plus changeant et plus capricieux. Aujourd’hui il s’épanche comme un large fleuve aux eaux lentes ou s’étend comme un lac paisible où se reflètent de beaux tableaux bien complets, demain il va courir en zigzags, en méandres, avec une rapidité fantasque qui ne lui permettra de refléter que des images brisées des choses, après-demain il va se précipiter en gentilles cascatelles gaîment clapotantes et crachant de tous côtés avec malice la pure et fraîche écume de leurs eaux. Tantôt le style à nobles périodes harmoniquement cadencées domine, tantôt c’est le style haché, brisé, pressé, presque haletant, nous oserions presque dire à heurts et à dissonances. Cependant, au milieu de cette mobile diversité, certains caractères persistent invariables. J’ouvre ces lettres de Vichy, et j’y vois que, voulant décrire la faiblesse et l’engourdissement que lui a laissés le rhumatisme, elle écrit : « Une cuiller me paraît la machine du monde. » Plus loin, parlant du régime de la douche, elle dira : « On met d’abord l’alarme partout pour mettre en mouvement tous les esprits, » expression d’une justesse énergique qui rend à merveille l’effet de saisissement du premier jet. Ces deux petits exemples nous suffisent pour nous rappeler que Mme de Sévigné possède au plus haut degré le don qui distingue par excellence les écrivains de race et selon la grâce de la nature, c’est-à-dire le don de l’expression trouvée, inventée, née spontanément, qui éclaire d’une soudaine lumière l’objet qu’elle veut montrer, ou l’attrape au vol avec une agilité infaillible, ou va l’atteindre au fond de la plus ténébreuse obscurité avec une énergie directe, ou le peint avec tant de vie qu’elle le remplace, mieux encore, qu’elle est cet objet même. Je dis que c’est le don qui distingue essentiellement les écrivains selon la grâce de la nature, car c’est le seul qui ne puisse pas s’acquérir. De très grands écrivains ne l’ont jamais eu, et, chose curieuse, c’est parmi ceux de nos écrivains qui sont surtout de très grands peintres que ce don se rencontre le moins fréquemment ; ni Fénelon, ni Buffon, ni Jean-Jacques Rousseau, ni Bernardin de Saint-Pierre, ces deux derniers si grands coloristes, ne le possèdent à aucun degré. On l’attribuerait volontiers à Montesquieu, si un certain besoin de toujours aiguiser en pointe pensées et paroles ne faisait soupçonner que ses traits les plus heureux sont plutôt l’œuvre d’une recherche ingénieuse à l’excès qu’un rayonnement fortuit de la nature. Voltaire le possède, seulement il est presque impossible de le constater chez lui, tant tout détail se noie dans le courant rapide et uni de son style à l’incomparable limpidité. Montaigne, Pascal, Bossuet, La Fontaine, Mme de Sévigné, voilà les écrivains chez lesquels ce don brille avec une authenticité incontestable. Eh bien ! oserai-je le dire, de tous ces écrivains, il n’en est que deux chez qui il apparaisse avec tout son charme et tous ses avantages, La Fontaine et Mme de Sévigné. Chez Montaigne et chez Bossuet, ce don est d’une telle abondance qu’il fournit la trame même de leur style, dont on peut dire qu’il est tout entier composé d’expressions trouvées et inventées. Ces grands écrivains ont d’ailleurs tant d’autres parties admirables, que celle-là ne vient qu’en seconde ligne ; mais ce qui n’est que secondaire chez eux est au contraire le principal chez La Fontaine et Mme de Sévigné : aussi le remarque-t-on, et j’ajouterai, en jouit-on d’autant mieux. Pour si fréquentes qu’elles soient, ces expressions trouvées sont cependant des rencontres, elles se détachent de leurs alentours, éclatent sur la page, s’isolent par leur vivacité, appellent l’attention ou l’arrêtent brusquement. Le plus vif plaisir qu’il y ait dans le monde est l’inattendu ; ce qu’on retient le mieux dans un beau paysage, c’est l’accident ; seulement, si nous rencontrions un paysage composé tout entier d’accidens, nous n’en admirerions que l’ensemble, et nous ne porterions pas une égale attention à chacune des parties. Les mots trouvés sont dans le style ce que l’accident est dans le paysage ; on les goûte d’autant mieux qu’ils ne sont pas le style lui-même, et qu’ils nous prennent par surprise alors qu’on n’avait aucune raison de les attendre.

Ce don de l’expression entraîne logiquement le don de peindre ; aussi Mme de Sévigné possède-t-elle ce dernier au plus éminent degré. Elle est un admirable peintre des personnes ; cependant il faut encore faire ici une distinction analogue à celle que nous avons faite à propos de son style. De grands portraits, de portraits qu’on puisse dire historiques, étudiés à la Bossuet, ou peints de pied en cap à toute outrance, à la Saint-Simon, ses lettres n’en contiennent guère. Le caractère de Turenne ressort admirablement des pages célèbres où elle a raconté la mort du grand capitaine, mais ces pages tiennent bien plus du panégyrique funèbre que du portrait, et en vérité, parmi tant de héros, de grands seigneurs et de belles dames, je ne vois qu’un seul personnage qu’elle ait fait passer réellement à l’état de portrait historique, le pauvre majordome Vatel. En revanche, ses croquis sont innombrables, et au bas de chacun on pourrait écrire sans crainte : ressemblance certaine, mérite qu’on n’oserait pas toujours attribuer aux peintures de caractères les plus renommées. Quand je lis Saint-Simon par exemple, je ne suis jamais sûr que le personnage qu’il me présente ne soit pas, comme dirait un Allemand, une création subjective de ses passions et de ses haines objectivée par la force de sa volcanique imagination. Les personnages de Saint-Simon sont toujours vrais selon la nature, donc possibles ; quant à affirmer qu’ils sont toujours vrais selon l’histoire, c’est une témérité devant laquelle je reculerais plus d’une fois. En outre, comme Saint-Simon veut toujours peindre des hommes plus que ce qui s’en voit, ce qui s’en peut saisir, et que pour pénétrer ce fond secret de l’être moral, qui est si bien caché que chacun de nous l’ignore, il n’a d’autre instrument que son imagination, il est singulièrement apte à tenir pour vrai ce qu’il suppose, en sorte qu’il a dû lui arriver plus d’une fois de peindre un personnage à côté au lieu de peindre le personnage réel. C’est ce personnage à côté, ce personnage possible que nous ne rencontrons jamais dans les croquis de Mme de Sévigné, car elle ne cherche pas, elle, à peindre de ses personnages plus que ce qui s’en voit et s’en peut saisir, car elle ne peint pas avec ses passions, mais avec ses affections et ses habitudes. Tout ce qu’elle a d’imagination, elle l’emploie à rendre uniquement ce qu’elle voit et ce qu’elle comprend : aussi n’avons-nous jamais un doute, une incertitude sur la vérité des caractères qu’elle nous décrit. Comme elle les saisit presque toujours sur le fait de la vie pour ainsi dire, sa plume en deux ou trois traits nous les livre dans leur originalité et avec une intimité telle que nous ne pourrions les mieux connaître après une familiarité de dix ans. Les lettres écrites de Vichy contiennent plusieurs de ces croquis ; nous voulons en détacher deux qui permettront plus particulièrement au lecteur de saisir sur le vif le talent de Mme de Sévigné en ce genre. « Mme de Brissac avait aujourd’hui la colique ; elle était au lit, belle, et coiffée à coiffer tout le monde : je voudrais que vous eussiez vu l’usage qu’elle faisait de ses douleurs, et de ses yeux, et des cris, et des bras, et des mains qui traînaient sur sa couverture, et les situations, et les compassions qu’elle voulait qu’on en eût ; chamarrée de tendresse et d’admiration, je regardais cette pièce, et je la trouvais si belle que mon attention a dû paraître un saisissement dont je crois qu’on me saura fort bon gré… En vérité vous êtes une vraie pitaude quand je pense avec quelle simplicité vous êtes malade… » N’est-ce pas un portrait achevé en quelques lignes, et tout l’art du monde y pourrait-il ajouter quelque chose ? Comme cela est jeté d’un crayon hardi ! Comme les mouvemens de la plume suivent et imitent avec naturel les mouvemens de la scène, et avec quelle force et quel imprévu d’expressions la spectatrice a su rendre son ébahissement ! Le second croquis ne le cède en rien au premier. « Mme de Péquigny a bien de l’esprit avec ses folies et ses faiblesses ; elle a dit cinq ou six choses très plaisantes. C’est la seule personne que j’aie vue qui exerce sans contrainte la vertu de la libéralité : elle a deux mille cinq cents louis qu’elle a résolu de laisser dans le pays ; elle donne, elle jette, elle habille, elle nourrit les pauvres ; si on lui demande une pistole, elle en donne deux ; je n’avais fait qu’imaginer ce que je vois en elle. Il est vrai qu’elle a vingt-cinq mille écus de rente, et qu’à Paris elle n’en dépense pas dix mille. Voilà ce qui fonde sa magnificence, pour moi, je trouve qu’elle doit être louée d’avoir la volonté avec le pouvoir, car ces deux choses sont quasi toujours séparées. » Il me semble qu’il ressort de ces deux croquis deux caractères bien féminins, dont les moules n’ont pas été brisés avec le XVIIe siècle. Mme de Brissac est un mélange de coquetterie et d’égoïsme, où l’égoïsme domine. Si elle fait des mines pour tout le monde, c’est moins par le désir de plaire à ce tout le monde que pour se l’attacher et s’en faire servir, et pour cela elle utilise avec un art accompli jusqu’à ses coliques et à ses infirmités. Quant à Mme de Péquigny, mélange de folie et de bonté, il serait assez difficile de dire si c’est par charité qu’elle est prodigue ou par prodigalité qu’elle est charitable. On rencontrerait sans trop chercher, je le crois, les modèles de ces deux croquis ; il n’y a que le peintre qui soit disparu sans retour.


II. — le paysage de l’allier. — le château de bourbon-busset. — la palisse.

On abandonne à regret Mme de Sévigné : aussi est-ce encore à elle que nous demanderons la transition nécessaire pour passer à un nouveau sujet. Il y a presque toujours en nous une partie de talent que notre époque ne nous permet pas de développer, soit parce que ce talent n’est en nous que secondaire, soit, et c’est le cas le plus fréquent, parce qu’il est trop faible pour s’aider lui-même, et que, ne trouvant aucun secours dans les influences régnantes, il reste en nous stérile. Mme de Sévigné en est une preuve frappante ; elle avait à un remarquable degré le sentiment de la nature, et cependant elle n’a pas été un peintre éminent de la nature. Le génie du siècle n’était pas tourné de ce côté, il lui manqua donc l’initiation qui lui aurait fait reconnaître que ce talent était en elle ; mais, si elle fût venue au monde un siècle plus tard, et si Rousseau eût remplacé pour elle Corneille et Nicole, nul doute qu’elle nous eût laissé autant de croquis de paysages qu’elle nous a laissé de croquis des personnes. Ce paysage de Vichy par exemple, elle en a senti très fortement la beauté. « Je vais être seule, et j’en suis fort aise, écrit-elle sur la fin de son séjour ; pourvu qu’on ne m’ôte pas le pays charmant, la rivière d’Allier, mille petits bois, des ruisseaux, des prairies, des moutons, des chèvres, des paysannes qui dansent la bourrée dans les champs, je consens à dire adieu à tout le reste ; le pays seul me guérirait. » Le sentiment est fort, seulement la note n’est pas précisément juste ; le paysage de Vichy n’est pas charmant, comme elle le dit, il est beau, et d’une beauté presque sauvage ; cent ans plus tard, elle aurait su que les paysages ont aussi leur caractère, et elle n’aurait pas pris pour nommer celui-ci la première épithète venue qui est tombée sous sa plume.

La nature du Bourbonnais n’est réellement belle et originale que sur un seul point, Vichy. Sur tous les autres, les provinces voisines font tort à ses meilleurs paysages, dont elles offrent les analogues avec une tout autre perfection ; ici au contraire elle ne ressemble qu’à elle-même et peut soutenir hardiment toute rivalité. C’est ici par exemple, et ici seulement, que la rivière de l’Allier révèle tout son mérite pittoresque. Pauvre rivière d’Allier ! si j’en avais parlé après l’avoir vue à Moulins seulement, je l’aurais sûrement calomniée. Là, je n’avais vu en elle que le plus maussade et le plus ridicule des grands cours d’eau, une manière de continuation et de contrefaçon de la Loire, dont elle imitait la marche lente, monotone et mal réglée, les sécheresses ennuyeuses, les crues fantasques et malfaisantes, les flots jaunâtres et les îlots de sable stérile ; aussi n’étais-je pas loin de partager l’opinion d’un brave paysan du Bourbonnais qui me disait en la regardant : « Il vaudrait beaucoup mieux que cette rivière n’existât pas, car elle ne sert à rien, n’étant pas navigable, et fait beaucoup de mal par ses amas de sables qu’elle jette de tous côtés à tort et à travers. » Je me suis donc abstenu de parler d’elle lorsque j’ai parlé de Moulins, et j’ai bien fait ; je me suis épargné une inexactitude et une injustice. Ce n’est pas cependant qu’à Vichy elle change aucun de ses caractères, c’est bien toujours la même rivière aux eaux trop rares coulant sur un lit trop large entre deux rives trop sèches ; pas plus qu’à Moulins elle n’est navigable, et sa seule utilité est celle qu’un ingénieux gipsy attribuait à ses frères un jour que le célèbre propagandiste anglican George Borrow leur reprochait de vivre inutiles : « Frère, à quoi sert le coucou ? et cependant comme il anime vos bois et vos champs ! » De même l’Allier a pour utilité de traverser des paysages dont il est chargé de compléter et de rehausser la beauté, et il s’acquitte ici de cet office d’une manière admirable. Quel spectacle amusant, varié, plein de surprises, il présente, lorsqu’on le regarde de la montée à la hauteur de Saint-Yorre, et qu’on le voit découpant la superbe plaine en pièces d’un grand parc naturel par les larges méandres de son cours sans loi ! Comme il prolonge le paysage par ce vaste ravin brillant qu’il creuse dans la plaine et dont l’œil suit le sillon aussi loin qu’il puisse porter, et en même temps comme il le rapproche par l’étreinte dont il l’enlace ! Comme le jaune pâle de ses rives et de son lit de sable tranche avec harmonie sur le vert de la vaste plaine et en fait ressortir l’éclat et la vive douceur ! Là cependant, dans cette vallée qui s’étend entre Vichy et le château de Maumont, l’Allier n’est qu’un des élémens secondaires du paysage, qu’il rehausse sans le former ; mais il en est un autre plus rare, sinon plus beau, qu’il constitue à peu près à lui seul, celui qui se découvre des deux côtés du pont de Vichy.

J’ai vu deux fois Vichy, et si vous me demandiez pourquoi cette seconde visite, je vous répondrais que c’est précisément en l’honneur de ce paysage. J’en ai vu de plus beaux, de plus riches, de mieux étoffés, si j’ose parler ainsi ; je n’en ai pas vu de plus singuliers. Sa première singularité, c’est qu’on peut fort bien séjourner très longtemps à Vichy sans en avoir soupçon. C’est un paysage-fée qui ne se montre qu’à certaines heures et par certains temps comme ces personnages enchantés qu’un sort méchant condamne à présenter la plus vulgaire apparence et qui ne se retrouvent princes qu’une heure par jour. Vu à midi, c’est le paysage le plus sec et le plus ingrat du monde ; sur un lit presque aussi large que celui de la Loire, l’Allier pousse comme il peut ses flots languissans, trop faibles pour recouvrir cette plaine de sable qui tantôt les retarde, tantôt les fait gauchir, et tantôt les emprisonne. Ici ils ravinent péniblement les amas sablonneux, ailleurs ils restent captifs entre leurs barrières humides qu’ils sont impuissans à franchir, formant ainsi des lacs et des étangs à côté du fleuve, et pour ainsi dire dans son sein ; plus loin, ils s’écoulent avec vivacité, minces comme le filet d’eau qui s’échappe d’une source ; près des rives, ils reposent inertes et croupissans comme des marais. C’est l’indigence même ; mais viennent les heures du soir, et soudain cette indigence se rehausse d’une poésie inexprimable sans rien perdre de son caractère. Cela devient à la fois pauvre et brillant, maigre et pompeux, large et souffreteux. Toute cette misère touchée par la compassion de la lumière mourante se relève, et devient capable de parler à l’âme le plus pénétrant langage. Ces flots jaunâtres et éteints se mettent à scintiller et à miroiter par places comme pour montrer qu’eux aussi sont susceptibles de connaître l’éclat ; ces laides flaques d’eau stagnantes s’embellissent d’ombres qui leur donnent l’intérêt de la tristesse. Des deux côtés, l’horizon est fermé par de lointains exhaussemens chargés d’arbres merveilleusement illuminés par les féeries du soleil couchant. Ce paysage, c’est l’image même d’une âme plus noble que sa condition et qui se traîne sous la tyrannie des circonstances fatales de ce monde avec une résignation muette et tranquille, car là, à l’horizon prochain, resplendit le royaume de la lumière, dont les rayons sont descendus jusqu’à elle. J’ai vu les paysages de la Hollande si indiciblement pensifs et rêveurs, j’ai vu les paysages romains d’une si tragique tristesse, aucun ne m’a parlé avec une éloquence plus originale que celui-là le langage de la mélancolie.

Un autre paysage remarquable encore, mais où cette fois l’Allier ne joue aucun rôle, est celui qui vous accompagne en allant au château de Busset, en passant par le lieu dit de l’Ardoisière. C’est le même pendant toute la route ; mais il est d’une si verdoyante sauvagerie qu’on ne s’en lasse pas. On serpente pendant trois quarts d’heure entre deux remparts de montagnes qui interdisent à la vue de contempler d’autre spectacle que celui de leurs croupes chargées d’arbres sombres et de leurs crêtes impérieuses. Sans être d’une hauteur excessive, ces montagnes seraient encore de dimensions suffisantes pour produire la sensation de l’écrasement, si la végétation qui tapisse leurs flancs n’était là pour chasser toute rêverie trop grave ; la rencontre d’une pauvre femme qui s’est assise avec son fardeau de bois mort à ses côtés à la base d’une de ces géantes m’en est une preuve. Elle est là, en face de moi, à portée de ma main, et Dieu qu’elle me paraît petite ! Deux ou trois chèvres au-dessus d’elle broutent la verdure de la montagne, et ces gentils animaux tiennent dans le paysage fauve beaucoup plus de place qu’elle ; la stature de la montagne la réduit vraiment à l’état de naine microscopique. Le long de votre route, un bruyant voyageur vous accompagne, mais en sens inverse, car il descend pendant que vous montez ; ce voyageur, c’est le petit torrent du Sichon, abondant en truites délicieuses, qui, de cascade en cascade, saute avec la pétulance sauvage et les clameurs tapageuses d’un petit paysan bien portant et joyeux jusqu’à la plaine, où il arrive comme essoufflé et s’apaise enfin. Si sain à l’imagination et si reposant aux yeux est ce paysage resserré et sans horizon, qu’on l’abandonne à regret, et qu’on est comme désappointé lorsqu’arrivé au plateau qui le couronne on voit se dresser devant soi, à l’extrémité de ce plateau, le château de Bourbon-Busset, prétexte et but du voyage.

Ce château est la résidence héréditaire des comtes de Bourbon-Busset depuis l’origine de ce rameau secondaire de la maison de Bourbon. Qu’est-ce donc que cette famille qui porte un si grand nom et dont les membres bien que reconnus authentiquement cousins des rois de France, n’ont jamais cependant tenu que l’état de simples gentilshommes ? Très probablement beaucoup de nos contemporains avoueraient qu’ils ignorent quel fut exactement le fondateur de cette maison sans se douter qu’il est peu de personnages historiques qu’ils connaissent aussi parfaitement ; c’est ce prince-évêque de Liége, que le Quentin Durward de Walter Scott et le tableau célèbre d’Eugène Delacroix ont rendu familier à leur imagination, Louis de Bourbon, cinquième fils de ce duc Charles dont nous avons passé en revue la glorieuse postérité devant son tombeau à Souvigny. Il eut un caractère dissipé, une existence agitée et une fin tragique. Il faut lire dans Philippe de Comines le récit de cette révolte des Liégeois contre son beau-frère Charles le Téméraire, dans laquelle il se trouva, à son grand dommage, acteur principal, comment, obligé de quitter sa ville épiscopale, il se réfugia à Tongres, comment une seconde révolte de ses sujets vint l’y chercher pour le ramener à Liége, massacrant en route les chanoines de son conseil, et comment Charles le Téméraire, ayant démontré à Louis XI, tombé dans le traquenard de Péronne, qu’il serait honteux à lui de ne pas aider à retirer de cette situation d’otage un prince de leur sang, le roi de France fut contraint d’assister, piteux et déconfit, à l’implacable châtiment de ces rebelles, qu’il avait lui-même excités et soudoyés. Il est permis de croire que Louis XI, qui avait l’habitude de couver longuement ses rancunes, et qui d’ailleurs montra par toute sa vie que parmi ses superstitions il n’avait pas celle de la famille, ne pardonna pas à l’évêque de Liége la participation contrainte qu’il avait eue à son rétablissement. Quatorze ans après, une bonne occasion de revanche se présenta, et Louis XI ne la manqua pas. Le puissant Sanglier des Ardennes, Guillaume de La Marck, ambitionnait pour son frère l’évêché de Liége ; Louis XI lui procura les moyens de l’arracher à son cousin. C’est ce qui ressort très clairement du récit que le chroniqueur Jean de Troyes, qu’on peut, à vrai dire, soupçonner d’aimer médiocrement Louis XI, fait de la mort de l’évêque de Liége. « Et pour faire par iceluy Sanglier exécuter sa dampnée entreprise, le roi lui fît délivrer argent et gens de guerre en grand nombre. » Outre ces secours réguliers, Louis XI permit encore à Guillaume de La Marck d’en lever tant qu’il voudrait d’irréguliers parmi les gredins de sa capitale et des environs ; c’est-à-dire qu’après lui avoir donné les élément d’une armée, il lui fournissait encore les élémens d’une émeute, et à côté de la maîtresse carte de la guerre mettait dans son jeu la carte malicieuse de l’anarchie. Ainsi muni, le Sanglier s’en vint à Liége, souleva une rébellion qui chassa l’évêque, puis soudoya une trahison pour qu’il fût livré seul et à sa merci pendant qu’il s’enfuyait, et alors, « lui baillant d’une taille au travers du visage, il le tua de sa propre main, et après ce fait le fit mener, et getter, et estendre tout nud en la grand’place, devant l’église de Saint-Lambert. »

On peut trouver qu’en cette circonstance le roi ne joua pas précisément le rôle d’un bon parent ; mais, nous l’avons dit, Louis XI n’était pas troublé par la superstition de la famille. Il avait jadis conspiré lors de la praguerie contre son père Charles VII avec le propre père de cet évêque de Liége ; des frères de ce même évêque, il eut l’un pour beau-frère et pour ennemi capital durant la ligue du bien public, le duc Jean II, un autre pour gendre, le duc Pierre, nous venons de voir comment il se comporta avec ce troisième. Il faut avouer que ce n’est pas précisément une leçon de morale qui ressort de semblables relations de famille, et que le roi mériterait les jugemens sévères qui ont été portés sur sa nature, si les princes du XVe siècle n’avaient pas tous donné le même exemple. C’est l’époque où Richard III venge sur les enfans de son frère les crimes de sa famille et les siens propres contre ses cousins de Lancastre, et tout à l’heure Ludovic Sforza appellera le fils de Louis XI en Italie poux l’aider à usurper le duché de Milan sur son neveu. La conduite de Louis XI trouve donc son explication sinon sa justification dans la morale princière de l’époque. S’il faut le dire d’ailleurs, à le bien observer de près, il est vraiment le moins méchant parmi les méchans ; seulement il nous paraît souvent plus noir qu’il ne l’est, parce que sa malice n’est pas de franc jeu et qu’il l’enveloppe d’une cafardise qui nous laisse une laide impression sur laquelle nous le jugeons.

Louis de Bourbon avait été installé évêque de Liége à l’âge de dix-huit ans ; mais, comme il n’avait pas alors le plus petit commencement d’ordination, et qu’il s’écoula plus de dix ans avant qu’il reçût la prêtrise, sa jeunesse lui pesant sans doute, il employa ce long entr’acte à contracter un mariage avec une princesse de la maison de Gueldres, Catherine d’Egmont. Cette conduite de la part d’un homme qui attendait l’ordination peut passer pour légère, mais les princes de Bourbon de cette époque qui furent revêtus du caractère ecclésiastique firent des prélats assez douteux, témoin son propre frère Charles II, qui, avant d’être duc de Bourbon, avait été archevêque de Lyon, et qui en cette qualité ne se distingua pas par des mœurs d’une rigueur exagérée. De ce mariage naquirent trois fils qu’on désignait alors sous le nom de bâtards de Liége à cause de l’irrégularité du mariage de leur père, et peut-être aussi parce qu’en outre de cette irrégularité les enfans naquirent à une époque postérieure à celle où l’évêque reçut la prêtrise. Est-ce encore à cette circonstance fort exceptionnelle de leur naissance qu’il faut attribuer le mariage tardif de Pierre, l’aîné de ces enfans et la tige des comtes de Bourbon-Busset ? Il avait près de quarante ans lorsque, richement doté par son oncle, Pierre de Beaujeu, il épousa une veuve issue de l’illustre famille auvergnate des d’Alègre. Elle lui porta en dot la seigneurie de Busset, qui était parmi les fiefs de sa maison, et avec ce fief le nom particulier qui a servi à distinguer sa descendance.

Toutes les parties du château de Busset ne sont pas de la même époque ; mais, contemplé dans son ensemble, il offre un très beau spécimen de l’architecture féodale arrivée à une suprême période. La force ancienne persistante encore s’y rencontre avec une élégance nouvelle, mais cette élégance cherche ses élémens dans les formes du passé plutôt que dans des formes hardiment innovées, — autrement dit force et élégance, grosses tours et jolies tourelles, arrondies comme si elles avaient été moulées dans un cylindre, parlent également du moyen âge, seulement ce moyen âge est celui des derniers jours. Peu d’ornemens extérieurs, les façades en sont sobres jusqu’à la nudité. Ce détail est à noter parce qu’il se répète si fréquemment dans toute cette région du Bourbonnais, de la Marche, du Forez, qu’il force l’observation. Dans toute cette contrée, l’architecture, à quelque ordre et à quelque époque qu’elle appartienne, roman, gothique, de la renaissance, n’a usé des ornemens qu’avec une extrême réserve. Les roses et les palmes du roman fleuri, les trèfles et les branchages du gothique élégant, les arabesques capricieuses de la renaissance ne sont jamais épanouies dans cette contrée, et ce qu’il y a de plus singulier, c’est que tous les monumens de cette région appartiennent précisément aux périodes où l’architecture eut au plus haut point le goût de l’ornementation exubérante, tant pour les édifices religieux que pour les édifices civils. À Moulins, la collégiale de Notre-Dame, toute jolie et coquette qu’elle est, doit sa grâce aux traits mêmes de son architecture et non à sa parure ; elle est cependant des dernières années du XVe siècle. Ce qui nous reste dans cette même ville du palais des ducs de Bourbon, et à Guéret le château encore presque tout entier debout des comtes de La Marche, l’un et l’autre également du XVIe siècle, sont purs d’ornemens à un tel point, qu’on en est conduit à penser que les architectes qui les ont construits considéraient l’ornement non comme une grâce, mais comme le contraire de la grâce. Et c’est l’époque de l’éblouissante floraison de pierre de la Touraine et de l’Anjou ! À vrai dire, pour ces châteaux des ducs de Bourbon et des comtes de La Marche, on peut soupçonner une influence italienne et une main italienne ; mais ailleurs quel peut être le motif de cette sobriété ? Le château de Busset nous en offre encore un bien aimable exemple dans sa jolie chapelle gothique tout récemment restaurée avec un goût parfait par un architecte d’Angers dont nous regrettons d’avoir oublié le nom. Il semble que plus un édifice est petit, et plus il appelle l’ornement comme une grâce due à sa petitesse, absolument comme un enfant ou une jeune fille appelle plus naturellement la parure qu’une personne d’âge mûr ; en outre le gothique est tellement uni dans notre esprit à l’idée d’ornement, que nous ne concevons pas l’un sans l’autre. Or cet édifice est petit, puisque c’est une chapelle, cette chapelle est gothique, et c’est la nudité même. Il faut voir ce joli édifice pour comprendre comment la ligne seule, toute dépouillée, toute géométrique et abstraite, peut produire une impression non plus de gravité, de noblesse et de haute élégance, ce qui n’aurait rien que de naturel, non pas même de pureté, ce qui se comprendrait encore, mais de gentillesse et de toute mignonne grâce. Nous notons cette particularité curieuse sans chercher à en préciser la cause.

À l’intérieur, le château de Busset a été reconstruit selon les convenances de la vie présente, au moins dans sa partie habitée, en sorte qu’il n’offre guère que des appartemens modernes avec des « détails anciens, quelques très jolies et très originales cheminées du XVIe siècle par exemple. La partie qui nous en a le plus intéressé est une toute charmante galerie de proportions exquises qui conduit aux divers appartemens ; c’est à cette galerie seulement que nous nous arrêterons. La décoration en est cependant bien simple : sur les murailles quelques tableaux et quelques dessins de valeur inégale, au-dessus d’une porte un petit bas-relief représentant saint Louis sous un palmier d’Égypte, dans une attitude d’enthousiasme religieux, et au fond de la galerie un buste du dernier comte de Busset, l’un et l’autre sculptés par un des comtes actuels qui semble avoir pour la sculpture un goût qui confine au talent, au plafond sur les deux côtés de la galerie les armes et les noms des familles avec lesquelles la maison de Bourbon-Busset a contracté alliance. C’est bien peu, comme vous le voyez ; oui, mais les noms de ces alliances, rapprochées du buste du dernier comte de Bourbon-Busset, m’ont permis de faire une observation singulière. Je lis l’un après l’autre les noms de ces alliances, ce qui n’est pas une longue tâche, car depuis l’origine de cette maison jusqu’à nos jours, c’est-à-dire dans un laps de quatre cents ans, il ne s’est succédé que douze comtes de Busset. Or tous les noms de ces alliances appartiennent exclusivement à la haute noblesse, d’Alègre, Borgia, Larochefoucauld, Clermont-Tonnerre, Lafayette, Montmorillon, Gontaut-Biron ; il n’y a pas une seule alliance prise dans la grande maison si fertile en rameaux dont ils sont issus, pas la moindre princesse de Vendôme, pas la plus petite princesse de Condé ou de Conti. Dès le principe, cette famille est donc allée se retirant toujours par le mariage de son origine, et par conséquent il semblerait que le type physiologique eût dû être dès longtemps interrompu par cette longue succession de sangs féminins étrangers. Eh bien ! avec quel prince croyez-vous que ce dernier comte de Bourbon-Busset offre une étroite ressemblance ? Avec le roi Charles X lui-même. Il faut vraiment qu’il y ait dans chaque race un certain élément irréductible, puisque les infusions les plus abondantes et les plus prolongées de sangs étrangers ne parviennent pas à l’absorber. La première fois que cette persistance presque incroyable des caractères physiques de la race s’est révélée à moi avec toute sa force, c’est à Rome. On voit sur un des piliers de Saint-Jean-de-Latran une petite fresque peinte par Giotto et représentant le pape Boniface VIII proclamant le jubilé de l’an 1300. Or quelques jours après avoir vu cette fresque, me trouvant en présence du duc de Sermoneta, qui était alors le représentant de cette famille des Gaetani d’où Boniface VIII était issu, il me sembla voir le vieux pape lui-même. Six siècles n’avaient pu apporter la moindre altération à ce type, marqué, il est vrai, d’un cachet de force peu commune.

Pendant que je regarde les armes de ces alliances, ma fantaisie s’amuse à chercher si dans le nombre il ne s’en trouve pas quelqu’une qui me rappelle un souvenir moins général que celui d’un grand nom, en d’autres termes s’il en est quelqu’une qui réveille en ma mémoire l’ombre d’une individualité féminine, ou qui se rattache à quelque détail ayant un intérêt particulier. Les deux premières seules répondent à cet appel de ma fantaisie ; les autres ne prononcent qu’un nom illustre dont elles ne se détachent pas d’une manière distincte. Parmi les noms célèbres de l’histoire militaire de l’ancienne France, il en est peu d’aussi remarquables pour la probité et la solidité que celui de d’Alègre. Qu’était cette Marguerite d’Alègre, veuve d’un des Lorrains Lenoncourt, qui épousa le premier comte de Busset, à Yves d’Alègre, un des plus vaillans soldats des règnes de Charles VIII et de Louis XII ? Une nièce ou une sœur ? Je ne sais ; mais, comme ils furent contemporains, la parenté doit être fort proche. Yves d’Alègre assista à presque toutes les batailles des guerres d’Italie, depuis l’entrée de Charles VIII en campagne jusqu’à la bataille de Ravenne. Il en fut une au moins cependant à laquelle il n’assista pas, celle de Fornoue, car il fut au nombre des capitaines que le roi Charles laissa sous les ordres du duc de Montpensier pour garder le royaume de Naples, lorsqu’il prit le parti précipité de sortir d’Italie de crainte que le passage ne lui fût coupé, danger trop réel auquel il n’échappa que par un admirable effort d’héroïsme. Parmi les capitaines de ce temps, il n’en est pas qui ait mieux connu par expérience à quel point la mauvaise fortune marche sur les talons de la bonne, car il vit ce royaume de Naples dont il était un des gardiens perdu comme il avait été gagné, en un clin d’œil, le jour où, sur la soudaine apparition de Ferdinand, le peuple de Naples le poussa avec ses compagnons jusqu’au château, et bien des années, après, à Ravenne, il fut pris par la mort à la gorge, au moment même où la bataille était gagnée et tout péril passé, lorsque Gaston de Foix, emporté par son ardeur méridionale, alla s’engager sur une étroite chaussée pour donner la chasse aux ennemis qui s’en retournaient déconfits sans se douter que l’impatience irréfléchie d’un héros allait leur offrir la bonne fortune de venger leur défaite sur la personne de leur vainqueur. Il mourut au moment même de son propre triomphe, car on peut dire en un certain sens que cette journée fut son œuvre. C’est lui qui, au début de l’action, avisant une certaine manœuvre d’artillerie, fit perdre patience aux Espagnols, qui avaient résolu d’attendre dans leur camp que les Français vinssent les assaillir. Le nom de Gaston de Foix reste justement attaché à cette journée célèbre, mais c’est justice aussi de rendre une part de cette gloire au capitaine plus modeste qui força la main de la fortune, et conduisit au-devant de Gaston l’occasion de la victoire.

Des souvenirs de tout autre nature s’éveillent dans la mémoire au nom de la seconde de ces alliances, Louise Borgia, duchesse de Valentinois, car ce nom est celui de la propre fille de ce profond et terrible César Borgia, fils d’Alexandre VI, le grand politique de Machiavel et le dandy fascinateur du portrait de Raphaël à la galerie Borghèse. Louise Borgia, qui par sa mère appartenait à la maison d’Albret, vivait à la cour de France, où peut-être elle était vue avec quelque froideur, tant pour ce qu’elle était orpheline, et par conséquent sans soutien, que pour les souvenirs que son père avait laissés. Ce qui pourrait le faire croire, c’est le singulier mariage auquel consentit pour elle Louise de Savoie, la mère de François Ier, qui était sa tutrice. Elle était toute jeune, presque encore enfant, lorsque le vieux capitaine Louis de La Trémouille, après la mort de son fils aîné tué à Marignan et de sa femme Gabrielle de Bourbon, eut l’étrange courage de la demander en mariage. Louis de La Trémouille était alors, il est vrai, chargé de gloire, mais il était aussi chargé d’années, car il y avait beaux jours qu’il avait gagné pour le compte d’Anne de Beaujeu la bataille de Saint-Aubin. Louise Borgia répondit tranquillement et froidement, comme une personne qui n’est pas sa maîtresse, que son vouloir était entre les mains de la régente, et que, si cette alliance lui était ordonnée, elle en serait très honorée. En recueillant ses souvenirs, le vieux capitaine aurait reconnu que ce n’était pas précisément avec cette froideur respectueuse que quarante ans auparavant sa première femme, Gabrielle de Bourbon, l’avait accepté pour mari. Son panégyriste, Jean Bouchet, dans sa charmante et romanesque Chronique du chevalier sans reproche, nous a raconté ce premier amour. Que de flammes alors, maintenant que de cendres ! En dépit de ses soixante ans (son panégyriste, qui veut flatter, comptant mal exprès, ne lui en donne que cinquante), le vieux capitaine obtint de la régente la main de la duchesse de Valentinois. Oh ! combien il est vrai de dire que les crimes des pères sont toujours de manière ou d’autre punis dans les enfans ! La défaite de Pavie priva bientôt la duchesse de ce mari glorieux, mais sexagénaire, qu’elle avait accepté avec un témoignage de si honorable, mais si froide estime, et après quelques années de veuvage, elle épousa le second des comtes de Bourbon-Busset, dont l’âge, si nos dates sont exactes, devait être, à peu de chose près, le même que le sien.

Entre Vichy, ou, pour parler avec toute la précision d’un indicateur, entre Saint-Germain-des-Fossés et La Palisse, dernière étape de notre voyage en Bourbonnais, la campagne n’est pas aussi belle qu’elle le devient aussitôt après, entre La Palisse et Roanne, et cependant elle me parut charmante. C’est qu’on était alors dans ces mois heureux, jeunesse de l’année, où il n’y a pas de laide campagne, pas plus qu’il n’y a de laids visages dans la jeunesse de la vie humaine. La vraie beauté d’un paysage en est la structure ; cette structure, la nature naturante, pour parler comme les spinozistes, ne peut la changer, mais avec quel art merveilleux elle dissimule son impuissance ! Ne pouvant créer un paysage avec des lignes, elle en fait un avec des couleurs ; deux ou trois nuances heureusement assorties, quelques taches vertes jetées sur un fond nu, une bande de nuage traversée de lumière pour fermer l’horizon, un vernis de fraîcheur sur le tout, et voilà un chef-d’œuvre exquis, et pourtant rien n’appartient essentiellement au paysage dans ces élémens mobiles, fuyans et fondans, faits d’air, de vapeur d’eau et de lumière. On dirait que les génies et les esprits élémentaires, qui travaillent sous la direction de la nature, connaissent aussi la querelle du dessin et de la couleur, les uns estimant que la beauté consiste dans la ligne, les autres qu’elle consiste dans l’éclat de la vie en mouvement. Si cela est, les génies qui avaient peint le vaste et monotone paysage de la plaine entre Saint-Germain et La Palisse, au moment où je la traversais, étaient des coloristes. Rien que trois couleurs, et toutes trois tranchées à outrance ; en haut un ciel d’un bleu profond, en bas une plaine d’un vert intense, et çà et là comme pour rompre la monotonie de cette couleur, des maisonnettes de paysans ou des granges recouvertes de tuiles d’une nuance de rouge d’une vivacité singulière, assez pâle pour ne pas faire un contraste criard avec le vert de la plaine, assez prononcé pour en rehausser la valeur. Bleu profond, vert intense, rouge vif, c’est la gamme violente du grand coloriste Eugène Delacroix.

Au bout d’une demi-heure de ce plaisir de coloriste, une élévation jaillit de la plaine, et sur cette élévation, un vaste château, de très grand air, mais dont il est assez difficile à distance de déterminer la date et le caractère, s’élève tout pareil à une de ces fabriques monumentales qu’aimèrent à placer dans les fonds de leurs tableaux ceux des paysagistes hollandais qui avaient vu l’Italie, Berghem ou Asselyn. Dans les toiles de ces maîtres, c’est le paysage naturel qui domine cependant, car leur nature hollandaise a été plus forte que leur éducation italienne, et si imposans que soient les temples, les palais et les ruines dont ils décorent leurs œuvres, ces élémens sont impuissans à prendre le dessus sur la prairie où paissent les animaux ou le ruisseau où ils s’abreuvent. Il en est exactement ainsi à La Palisse : tout admirablement situé qu’il est, le château ne parvient pas à créer un de ces paysages historiques que des édifices moins considérables créent facilement en d’autres lieux. En revanche il compose un superbe décor avec sa longue façade flanquée de tours, d’aspect fier, riche, seigneurial, qui, si l’on n’était prévenu, ferait hésiter de loin entre le XVIe et le XVIIe siècle. C’est à distance cependant qu’il faut rester pour jouir du spectacle de cette architecture, car la façade qu’il présente au voyageur qui se dirige sur La Palisse est de beaucoup la plus belle des deux, et il n’a réellement tout son caractère de noblesse que du côté qui regarde la ville, qu’il domine tout à fait à la manière d’un château-fort féodal, ce qu’il fut très probablement avant de se transformer en palais de la renaissance et de devenir la résidence des chevaliers de la maison de Chabannes.

Ce n’est guère que dans les vingt dernières années que le château de La Palisse a dû être remis en l’état où nous l’avons vu, car certains livres de date assez récente et écrits en Bourbonnais même, que nous consultons à ce sujet, en parlent comme de ruines imposantes. La restauration, il est vrai, ne comprend encore qu’une des ailes ; l’autre ne présente que des appartemens effondrés qui, avec leurs charpentes mises à nu et leurs planchers chargés du plâtre et des pierres qui les recouvraient, ressemblent à des squelettes autour desquels l’anatomiste a laissé les amas de chair dont son scalpel les a dépouillés. Plusieurs cependant conservent encore leurs plafonds de la renaissance, de superbes plafonds en caissons à losanges à l’instar de ceux de quelques-uns de nos châteaux royaux ; ils sont entièrement intacts : quand on réparera ce côté de l’édifice, on n’aura d’autre peine que d’en rafraîchir les dorures. Dans la partie habitée, une belle salle de la renaissance a été transformée en salon moderne. La cheminée, qui en est fort noble, toute festonnée et chamarrée d’armoiries, a été restaurée avec un goût dont nous ne saurions trop louer l’originalité. Le vaste manteau en a été peint en noir, et sur ce fond sombre d’innombrables lions en acier brillant reluisent comme autant de météores héraldiques. Trois vieux portraits en pied, bien restaurés, tapissent le fond de ce même salon, ceux de Gilbert de Chabannes et de ses deux femmes Françoise de Boulogne et Catherine de Bourbon. Très jeune, costumé à ravir, coiffé d’un bonnet surmonté d’une aigrette, beaucoup plus joli que ses deux femmes, entre lesquelles il est placé, Gilbert de Chabannes ressemble tout à fait à un jeune prince des Mille et une Nuits ou à un héros de nos modernes féeries. De ces deux femmes, une seule nous importe, Catherine de Bourbon. C’est la deuxième fille de Jean de Bourbon, deuxième comte de Vendôme, la branche même d’où sont sortis nos rois Bourbons. Or, comme il n’y a eu en tout que trois comtes et deux ducs de Vendôme, cette Catherine de Bourbon se trouve l’arrière-grand’tante de Henri IV, d’où l’on peut voir que les Chabannes se trouvaient alliés d’assez près à la maison de France, et que pour eux, comme du reste pour beaucoup d’autres familles de la noblesse française, l’expression de cousins du roi n’était pas une simple métaphore de politesse[2].

Une chapelle des derniers temps du gothique, haute comme une cathédrale, et de dimensions qu’atteignent fort peu de nos églises de campagne, s’élève à l’un des angles du château. C’est la partie que le propriétaire actuel est en train de faire restaurer à cette heure. Lorsque je l’ai visitée, des ouvriers étaient occupés à en creuser et à en remuer le sol, autrefois chargé de nombreux mausolées, parmi lesquels celui du maréchal de La Palisse, dont les diverses parties ont été dispersées ou vendues ; trois des bas-reliefs ornent, dit-on, le musée d’Avignon. Je n’y ai trouvé que les pierres tombales de Jacques Ier de Chabannes et de sa femme, encore en bon état de conservation, bien que fortement souillés par les moineaux francs, ces plébéiens de la gent ailée. Ceux que nos douleurs présentes enseignent à chercher dans les vicissitudes de notre passé des motifs de consolation et d’espoir peuvent se baisser encore aujourd’hui avec piété pour regarder cette vieille pierre ; elle recouvrit un des meilleurs ouvriers de notre délivrance au XVe siècle. Sénéchal du Bourbonnais pendant la longue captivité du duc Jean Ier et sous le duc Charles Ier, Jacques de Chabannes eut l’honneur de prendre part à la première entreprise militaire qui releva réellement la France abattue, et l’honneur plus grand encore de frapper le dernier coup qui mit fin à la longue occupation anglaise. Il assista du commencement à la fin au siége d’Orléans ; je le vois sous les armes le jour où ce coup de canon bien pointé, rendu célèbre par l’Henri VI de Shakspeare, enleva le comte de Salisbury, et à l’avant-garde, sous les ordres de la Pucelle, lorsque la ville fut délivrée. Vingt-quatre ans après nous le retrouvons en Bordelais, assiégeant Chalais, livrant la bataille de Castillon où périt ce Talbot qu’on peut appeler dans cette longue guerre l’Anglais par excellence, et mourant lui-même de ses blessures après avoir frappé ce coup suprême et décisif. Au milieu de ces guerres perpétuellement compliquées de trahisons, de défections et de retours, grâce à l’extrême diversité des intérêts particuliers, Jacques de Chabannes resta invariablement fidèle à la couronne de France et à son suzerain immédiat, le duc de Bourbon. Ainsi firent du reste tous les membres de la famille. Jacques avait un frère, sinon plus vaillant, au moins plus hardi que lui, Antoine de Chabannes, comte de Dampmartin, homme d’audace et de coup de main, soldat alerte et éveillé, de bon œil et de fine oreille, partisan peu scrupuleux sur les moyens. Le si amusant chroniqueur de la cour de Bourgogne, Olivier de La Marche, nous a laissé le récit d’un procès soulevé par Jacques de Chabannes devant les ducs de Bourbon et de Bourgogne contre un certain seigneur bourguignon de Pesmes qui avait enlevé d’assaut diverses maisons et pillé diverses propriétés de son frère Antoine en emmenant prisonnier son fils, enfant de dix ans. Ce procès, qui nous montre les mœurs guerrières de la féodalité subsistant encore en plein XVe siècle, nous révèle aussi qu’Antoine de Chabannes ne le cédait pas en violence à son ennemi, et que les maux dont il se plaignait étaient les représailles de ceux qu’il avait lui-même infligés. De fait, Antoine fut à diverses reprises capitaine d’écorcheurs, et en cette qualité commanda nombre d’expéditions irrégulières ; mais il pouvait dire pour sa défense que ces expéditions, n’étant dirigées que contre les ennemis du roi, Bourguignons et Anglais, étaient une preuve de sa fidélité à la couronne, et l’excuse était bonne et vraie. Il fut en effet fidèle à Charles VII jusqu’à être presque infidèle envers le duc de Bourbon, car il semble avoir été de ceux qui, pressentant l’inévitable avenir, penchèrent dès lors du côté de la couronne plus volontiers que du côté des intérêts féodaux. Lorsque le dauphin, le futur Louis XI, entreprit la conspiration de la praguerie, Antoine de Chabannes la dénonça à Charles VII. Louis se retira en Dauphiné, continuant de là à comploter contre son père. Charles VII résolut alors de le faire enlever, et ce fut Antoine de Chabannes qu’il chargea de l’exécution de ce projet ; mais le rusé dauphin, ayant eu vent de l’entreprise, eut recours à un ingénieux stratagème. Il ordonna qu’on lui servît un dîner dans une forêt où il allait chasser d’ordinaire, fournissant ainsi en apparence à Chabannes plus de facilité pour le prendre, en réalité se préparant plus de sécurité pour la fuite ; en effet, lorsque Chabannes, croyant le saisir, entra dans la forêt, Louis était depuis longtemps parti, fuyant à bride rendue vers la marche de Bourgogne. Comme il n’était pas homme à oublier, dès qu’il fut roi, il fit payer par la prison à Chabannes le mauvais tour que celui-ci avait voulu lui jouer ; mais, comme d’autre part il se connaissait en caractères et en talens, il n’avait garde de se priver des services d’un tel soldat ; probablement aussi pensa-t-il que sa conduite passée envers le dauphin rebelle lui était une sûre garantie qu’il serait fidèle envers ce même rebelle devenu roi. Il jugea bien ; tiré de sa prison et créé grand-maître de l’artillerie, Antoine de Chabannes fut un des serviteurs les plus constans et les plus habiles du gouvernement de Louis XI.

Un Chabannes plus célèbre vint ensuite, Jacques II, maréchal de La Palisse, qui, pendant plus de trente-cinq ans, vécut le harnais militaire sur le dos, sans le déposer une heure ; cependant nous nous arrêterons à ces deux premiers, et cela pour plusieurs raisons, dont la principale est que les premiers Chabannes appartiennent d’une manière plus étroite et plus spéciale à La Palisse que ceux qui suivirent. C’est le Jacques Ier de Chabannes, que nous venons de voir terminer les guerres anglaises à Castillon, qui fit l’acquisition de La Palisse et qui y transporta la résidence de sa famille, et le seul souvenir des Chabannes que contienne encore ce château, c’est le sien. Si nous poussons un jour ces excursions jusqu’à Avignon, nous aurons occasion d’y retrouver le souvenir du maréchal de La Palisse sous la forme de ces bas-reliefs de son tombeau, dont nous avons déjà fait mention ; mais nous n’aurions rencontré nulle part ailleurs et nous ne rencontrerons plus ces premiers Chabannes, dont nous prenons congé sans retour.

Devant le château, à l’entrée du parc, le propriétaire actuel de La Palisse a fait disposer en forme de petit cippe funéraire les débris des pierres sculptées ramassées dans les ruines faites par le temps ou les hommes, des figures de blasons, des armoiries, des devises, tant des Chabannes que des La Guiche, qui possédèrent le château après ces premiers. Une tête sculptée recouverte d’un casque de chevalier domine ce petit monument comme un symbole parlant des souvenirs exclusivement guerriers que réveille cette demeure. Les débris sont aussi humbles que les souvenirs sont grands. Quoi ! voilà tout ce qui reste pour rappeler et consacrer deux longs siècles de travaux, de périls et de services ! Jamais je n’ai mieux senti qu’en regardant ce petit monument à quel point sur notre terre le dieu oubli était proche parent de la déesse mémoire.


Émile Montégut
  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1873.
  2. Nous saisissons cette occasion pour recommander à tous ceux de nos lecteurs qui ont le goût des lectures historiques l’Atlas généalogique des princes de la maison de Bourbon, édité récemment par M. l’abbé Dumax. Ils y trouveront sur les diverses branches de cette maison, sur ses innombrables boutures et ces méandres sans fin de mariages, d’héritages, de transferts de souveraineté, des renseignemens aussi exacts que précis et minutieux.