Impressions de voyage et d’art, souvenirs du Bourbonnais/03

IMPRESSIONS
DE VOYAGE ET D’ART

III.
SOUVENIRS DU BOURBONNAIS.


I. — SOUVIGNY. — LES TOMBEAUX DES DUCS DE BOURBON. — UN MYSTÈRE ARCHÉOLOGIQUE. — BOURBON-L’ARCHAMBAULT.

En un quart d’heure, le chemin de fer transporte le voyageur de Moulins à Souvigny. Il n’y a guère en France de localités dont les souvenirs soient liés d’une manière plus intime à notre histoire générale. C’est là qu’il faut chercher le berceau primitif de la maison de Bourbon, car c’est là que fut planté et que grandit l’arbre féodal qui plus tard, enté par une bouture de la maison capétienne, devait étendre son ombrage sur le royaume tout entier. Souvigny a été une manière de capitale alors que Moulins n’existait pas encore et que Bourbon-l’Archambault n’était pas encore la résidence habituelle des heureux sires de Bourbon. Pour retrouver les jours d’alcyon de cette ville, il faut voyager bien longtemps dans notre histoire, car ils sont contemporains de la création du duché de Normandie et de la conjuration des chefs francs contre la dynastie carlovingienne, c’est-à-dire du commencement du Xe siècle. À cette époque de bagarre où chacun essayait par ruse ou violence de tirer son épingle du jeu des événemens et de la tirer la plus grosse possible, un simple chef militaire du nom d’Adhémar, s’étant acquis les bonnes grâces de Charles le Simple, se fit donner le fief de Bourbon par ce monarque malheureux, qui, tantôt pour se débarrasser de ses ennemis, tantôt pour récompenser ses amis, et tanlot enfin pour se faire des partisans, passa son règne à donner une à une les terres de ses états; quand il en eut donné en quantité suffisante, la féodalité se trouva solidement formée, et il ne resta plus à la dynastie carlovingienne qu’à recommander sa mémoire aux siècles futurs et à se préparer pour l’éternité. Une fois bien muni de terres, Adhémar établit sa résidence à Souvigny, s’y fit clore de bons remparts et s’y fit construire un château qui passe pour avoir été considérable. À ce premier élément d’importance, l’esprit religieux de l’époque vint presque immédiatement en ajouter un second beaucoup plus durable. Peu de temps auparavant, l’abbaye de Cluny avait été fondée par Guillaume d’Aquitaine, et déjà le célèbre monastère étendait ses racines et multipliait ses rejetons; un de ces premiers rejetons fut un prieuré fondé par Adhémar presque aussitôt après son établissement à Souvigny. Le choix qu’ Adhémar avait fait de Souvigny pour lieu de résidence ne fut pas maintenu par ses descendans, qui probablement pour des raisons de défense militaire firent passer à Bourbon-l’Archambault l’honneur d’être capitale de leur petite seigneurie; mais Souvigny ne souffrit pas de ce changement de fortune. Il lui resta son abbaye, que rendirent illustre de saints personnages, et d’ailleurs, si elle n’eut plus la gloire de posséder ses maîtres vivans, elle eut celle de les posséder morts; Souvigny demeura le lieu de sépulture des princes de la maison de Bourbon jusqu’après Pierre de Beaujeu, l’époux de la fille de Louis XI.

L’ancienne église abbatiale de Souvigny est plutôt curieuse que belle, car il lui manque le premier et le plus essentiel des caractères de la beauté, l’harmonie. Fondée au Xe siècle, elle a été successivement soit reconstruite, soit agrandie par portions dans les siècles qui ont suivi, sans qu’on ait jamais eu souci de mettre les parties nouvelles en accord avec les parties anciennes que l’on conservait; aussi ne saurait-on imaginer de plus grandes dissonances de style que celles qui sont résultées de cette indifférence. C’est une église qui a été construite à peu près comme la nature a créé les terrains, chaque siècle apportant son alluvion et la superposant à l’architecture primitive. La façade, qui est d’un bel effet, appartient au style flamboyant, elle est flanquée de deux tours byzantines. A l’intérieur, les bas côtés, qui datent du XIe siècle, appartiennent au style roman le plus sévère et le plus sombre; ainsi en est-il de la partie antérieure de la grande nef; quant à la partie supérieure, elle est gothique. Le chœur et l’abside, étroits et bien dessinés, témoignent de la pureté de style qui distingua le XIIIe siècle, cet âge d’or du gothique. Aux deux côtés du chœur s’ouvrent deux chapelles; l’une, dite la chapelle vieille, qui renferme le tombeau de Louis II de Bourbon, étroite, sombre, basse, vraie chapelle funèbre, quoique appartenant aux premières années du XVe siècle, présente encore un reste de physionomie de morose moyen âge ; l’autre, dite la chapelle neuve, qui renferme le tombeau de Charles Ier, vaste, profonde, de plein niveau avec le pavé du sanctuaire, toute gaie de la lumière qui l’inonde, porte l’heureuse physionomie de la renaissance, amoureuse d’air et de clarté. Autant peut-on en dire du transept, qui date de la même époque que cette dernière chapelle et qui est un des plus spacieux, des mieux dégagés de la masse de l’édifice, des plus nettement tracés que je connaisse. Enfin à la voûte de ce transept la décadence gothique a suspendu ses festons et ses guirlandes d’un goût équivoque, où se trahit plus d’amour du décor que de souci de l’austérité religieuse. Et cependant, en dépit de ces disparates, ou plutôt à cause même de ces disparates, l’église de Souvigny n’en est pas moins l’édifice le plus considérable qu’il y ait en Bourbonnais, et l’un des plus dignes de conservation qu’il y ait en France[1]. Où trouver ailleurs un miroir aussi exact, ou, pour mieux parler encore, un microcosme aussi complet des évolutions accomplies par l’architecture religieuse du Xe au XVIe siècle ? Ces dissonances ne la rendent pas seulement curieuse au plus haut degré, elles la rendent encore singulièrement sympathique par la variété d’impressions qu’elles éveillent chez le promeneur. Visiter cette église en effet, c’est comme visiter plusieurs églises à la fois, car c’est changer d’émotion avec chacune des parties qui la composent. Promenez-vous sous les bas côtés, et les images d’un temps de ferveur et de ténèbres vont affluer sans effort devant votre esprit. Là, c’est une église monastique dans le sens le plus sévère du mot, humble, étroite, en parfait accord avec les souvenirs qu’elle réveille, ceux d’âmes pieuses, puissantes seulement par la prière et la méditation. Les ombres de saint Mayeul et de saint Odilon errent encore en toute vérité sous cette voûte froide et humide qui, mise en regard de la grande nef et du chœur, donne la sensation d’une crypte sortie de ses profondeurs souterraines et enclavée dans l’église supérieure. Maintenant placez-vous sur le transept de manière à regarder de biais la chapelle neuve, et vous aurez un effet de perspective admirable, le même exactement que présentent les chapelles des églises anglaises ou les églises d’Anjou et du centre de la France qui furent élevées au XIVe et au XVe siècle, et qui sont dites églises de style plantagenêt. Style et émotion, tout a changé ; ici le monde de la puissance et de la gloire apparaît seul ; le tombeau du duc Charles se détache avec une liberté singulière au sein de l’espace, qui semble se dilater pour lui faire place, exactement comme une foule s’écarte devant un personnage princier pour lui créer un isolement respectueux. Voilà bien la double image de la France au commencement et à la fin du moyen âge : dans les bas côtés, humble, petite, anxieuse, comme transie et se cherchant silencieusement dans une attitude de prière avec le monde monastique de l’aurore de la dynastie capétienne, — dans le transept, le chœur et les chapelles, glorieusement lasse de ses longues épreuves, mais fortifiée par ses fatigues, et se retrouvant par ses égaremens même dans toute sa souveraineté avec le monde chevaleresque du XVe siècle.

Les deux seuls tombeaux aujourd’hui subsistant à Souvigny sont ceux de Louis II, troisième duc, et de Charles Ier, cinquième duc de Bourbon. Celui de Louis II, d’un très beau marbre blanc, a été affreusement mutilé. L’animal qui, selon la coutume du temps, reposait aux pieds du prince, coupé en deux, a perdu sa partie antérieure, en sorte qu’on ne sait plus si c’est un chien ou un lion. Les pieds de Louis II ont été amputés, le visage a été défiguré à ne plus présenter forme humaine, et l’effigie de la duchesse Anne, héritière de Forez, n’a pas été plus heureuse que celle de son mari. Quant aux sculptures qui ornaient les faces du monument, elles ont été effacées ; mais en dépit des mutilations, ce qui reste de ce tombeau suffit pour le faire reconnaître digne de ce XVe siècle que nulle autre époque n’a surpassé dans ce genre de monumens. L’âge classique par excellence des mausolées, c’est celui qui s’ouvre avec les tombeaux de Philippe le Hardi et de Jean sans Peur, et qui se ferme avec le monument des enfans de Charles VIII que l’on voit dans la cathédrale de Tours. Les monumens des époques précédentes parlent quelquefois plus directement à l’âme, mais rarement ils approchent du point de perfection où cette branche de l’art pouvait prétendre, et souvent même ils ne le soupçonnent pas. Les mausolées de la renaissance ont plus de faste et de magnificence, plus de variété et de complexité ; mais cette magnificence est souvent fracas, et cette variété est souvent surcharge. Le point de perfection que ne soupçonnaient pas les monumens funèbres antérieurs au XVe siècle est dépassé, la pensée de l’artiste dévie, et, semblant oublier le caractère précis et jusqu’au nom sévère du monument qu’il doit élever, il cherche à faire une œuvre belle et curieuse plutôt qu’un tombeau. Tel est en dépit de leur grandeur le défaut des monumens princiers de Brou et des mausolées royaux du XVIe siècle que l’on voit à Saint-Denis, surtout de ceux de Germain Pilon. En vérité ce sont les mélodies joyeuses de l’épithalame nuptial, et non pas les accens lamentables des cantiques funèbres, qui mériteraient de retentir autour de ces couches si bien parées, où sous un magnifique dais gothique ou grec des dormeurs princiers semblent chercher dans le sommeil la réparation des voluptés de la vie. Ce point de perfection, le XVe siècle seul a su l’atteindre et s’y maintenir ; seul il a su garder l’équilibre entre la magnificence dont ces monumens sont susceptibles et le sentiment austère dont ils ne doivent pas s’écarter. Aussi riche qu’en soit le décor, on n’oublie jamais en regardant un de ces monumens que ce n’est après tout qu’un tombeau, c’est-à-dire une fort étroite demeure, mesurant quelques pieds à peine, et dont ne pourrait se contenter le plus humble charbonnier vivant. C’est bien la mort que nous contemplons et rien que la mort, car les artistes de cette époque, avec un bon goût tout chrétien, ont toujours eu soin d’éviter ces simulacres de la vie que le XVIe siècle inventa et varia pour échapper à la monotonie de l’attitude. Jamais le mort n’est représenté agenouillé et en prière, ou se soulevant dans une attitude de repos ; invariablement il reste raide étendu sur sa couche de marbre comme cette effigie du duc Louis II, que l’artiste a représenté revêtu de son armure militaire, ainsi qu’il convenait de le faire pour un homme qui guerroya tant pendant sa vie.

En recherchant dans les divers historiens du XIVe siècle les jugemens qu’ils avaient portés sur le duc Louis II, je me suis aperçu une fois de plus que les anciens étaient fort sages lorsqu’ils se bornaient à récapituler les actions d’un personnage pour en donner une image impartiale, laissant ainsi le lecteur libre de conclure à son gré. Christine de Pisan a tracé de Louis II un portrait hyperboliquement flatteur, où la louange est toute parée de l’onction propre au style mystique. « Que dirons-nous de ce bon duc, sinon qu’il fut un vase de bonté, de clémence, de bénignité et de douceur ? » D’ordinaire Christine de Pisan n’est pas chiche de louanges envers les princes et seigneurs ; mais celles qu’elle décerne à Louis II sont telles qu’il ne tient qu’à nous de croire que ce prince s’approcha de la perfection plus qu’aucun autre ne le fit jamais. Ne serait-il pas possible cependant de trouver la raison de cette admiration sans mélange dans les lignes qui terminent ce portrait si flatteur ? « Ce bon duc est le réconfort des pauvres gentilsfemmes et de toutes celles qui sont dignes de compassion : il les aide de son bien, présente leurs requêtes au conseil et les rappelle, leur procure bien et aide, soutient leur droit de sa parole et se montre leur défenseur en toutes choses. De cela, je puis parler par droite expérience, car j’ai invoqué son appui, et son appui ne m’a pas manqué ; que le benoît fils de Dieu veuille lui en tenir compte ! » Ce témoignage si formel de gratitude ne suffit pas cependant à son cœur reconnaissant, car tout aussitôt elle recommence son cantique de remercîmens presque dans les mêmes termes : « ce bon duc est le refuge assuré des pauvres femmes besoigneuses grevées injustement, lesquelles femmes ne sont pas écoutées en maintes cours. » Ainsi voilà qui est clair, le duc de Bourbon est venu en aide à la pauvre Christine; il a présenté ses requêtes, il lui a donné peut-être de l’argent, Christine ne peut donc être un témoin impartial, car son jugement doit être regardé comme le paiement d’une dette. Adressons-nous à un autre historien. J’ouvre Froissard, je recherche curieusement dans ses chroniques tout ce qui se rapporte à Louis II, et je découvre avec quelque étonnement que cet admirable narrateur n’aimait pas du tout le prince.

Ce n’est pas, comme bien vous entendez, que l’antipathie se montre d’une manière très déclarée, Froissard ne serait plus lui-même, s’il parlait d’un seigneur autrement qu’avec réserve; mais toutes les fois qu’il nomme Louis II, il a des mots en sourdine qui frappent d’autant plus qu’ils font contraste avec le ton tout confit en respect qui lui est habituel. Christine de Pisan exalte la courtoisie chevaleresque du duc; or cette courtoisie, Froissard la lui refuse, ou du moins prétend qu’elle était chez lui intermittente. Je rencontre par exemple la phrase que voici dans le récit du voyage que le duc fit en Navarre en 1387 : « partout où il venait et il passait, il était le bienvenu, car ce duc a ou avait grand’grâce d’être courtois et garni d’honneur et de bonne renommée. » Tous ceux qui ont fait de fréquentes lectures de Froissard comprendront quelle force il y a dans ce simple prétérit avait; c’est comme si l’historien avait écrit : « Autrefois le duc de Bourbon était poli ; mais il y a beaux jours qu’il ne l’est plus. » Le duc, selon Froissard, ne manquait pas seulement de courtoisie, il était orgueilleux jusqu’à la présomption, et cet orgueil, en lui aliénant l’affection des siens, en faisait un chef militaire dangereux. L’historien l’accuse très formellement d’avoir fait manquer par sa hauteur cette expédition contre les côtes barbaresques que les chevaliers français entreprirent à la fin du XIVe siècle sur la prière des Génois. Le passage est curieux et bon à citer. « Le sire de Coucy par espécial avait tout le retour des gentilshommes, et bien savait être, et doucement entre eux et avecque eux, trop mieux sans comparaison que le duc de Bourbon ne faisait; car ce duc était haut de cœur, et de manière orgueilleuse et présomptueuse, et point ne parlait si doucement, ni si humblement aux chevaliers et écuyers étranges que le sire de Coucy faisait. Et séait le dit duc de Bourbon par usage le plus du jour en dehors de son pavillon, jambes croisées, et convenait parler à lui par procureur et lui faire grande révérence, et ne considérait pas si bien l’état ni l’affaire des petits compagnons que le sire de Coucy faisait; pourquoi il était le mieux en leur grâce, et le duc de Bourbon le moins. Il me fut dit des chevaliers et écuyers étranges que, si le sire de Coucy eût seulement emprins le voyage souverainement et été capitaine de tous les autres, leur imagination et parole était telle que on eût fait autre chose que on ne fit, et demeurèrent, par cette deffaute et par l’orgueil de ce duc Louis de Bourbon, plusieurs belles emprises à non être faites, et la ville d’Auffrique, ce fut le propos de plusieurs, à non être prise. »

Ainsi, pour l’un des témoins, le duc Louis II ne fut que douceur et courtoisie, pour l’autre il ne fut qu’orgueil et présomption. J’en croirais volontiers Froissard de préférence, car c’est un témoin autrement sérieux que Christine de Pisan, n’était que le ton de ses jugemens me fait soupçonner de la rancune et entrer en défiance. Il est croyable que Froissard aura eu pour dénigrer le duc la raison opposée à celle que Christine de Pisan avait eue de le louer. Peut-être a-t-il demandé quelque faveur qui lui aura été refusée, quelques renseignemens qui ne lui auront pas été fournis, et Froissard s’est vengé sournoisement du refus par ce jugement d’une sévérité doucereuse, mais qui sous sa modération et son calme porte plus loin que ne portent les louanges hyperboliques de Christine de Pisan, puisque à cette distance de cinq siècles il arrête le lecteur et le laisse incertain sur la valeur morale du duc.

Heureusement il nous reste pour mieux juger de Louis II ses actions mêmes, et elles sont nombreuses, car il tint la scène du monde pendant près d’un siècle. Il vit quatre règnes, et quels règnes! ceux de Philippe VI, de Jean, de Charles V et de Charles VI, et mourut à la veille d’Azincourt. Quoi que Froissard essaie d’insinuer, ce fut un des plus vaillans hommes de guerre de l’ancienne France; son ami Duguesclin à part, les Anglais n’eurent pas d’adversaire plus habile et plus heureux que lui. Chargé de les combattre sous le règne imparfaitement réparateur de Charles V, il en nettoya pour un temps le Poitou et le Limousin, et les chassa d’Auvergne d’une façon plus décisive. Il commandait une des ailes de l’armée qui fut victorieuse à Roosebeck lorsque Philippe de Bourgogne réduisit à l’état de fantôme la démocratie gantoise. Sa campagne la plus malheureuse fut cette expédition d’Afrique entreprise à la requête des Génois dont Froissard vient de nous parler; mais cette expédition, qui fut plutôt stérile que désastreuse, n’est qu’un épisode en quelque sorte parasite qui ne fait pas corps avec sa vie militaire. Une des choses qui étonnent le plus dans ce sanglant XIVe siècle, c’est de voir que des gens qui avaient sur les bras de telles affaires et étaient menacés de dangers si pressans trouvaient encore du temps pour des entreprises aventureuses jusqu’à la folie. L’expédition que commanda Louis II sur les côtes d’Afrique ne fut qu’un de ces passe-temps chevaleresques, comme la descente de Jean de Vienne en Écosse, comme l’expédition de Nicopolis ; encore est-il juste de dire qu’elle était moins insensée en principe que l’entreprise de Jean de Vienne, et qu’elle n’eut pas le lugubre résultat de l’équipée de Nicopolis. Il fut le véritable fondateur de la maison de Bourbon, si tant est qu’on puisse dire qu’une maison qui par son origine touchait de si près au trône ait eu un fondateur, et ce fut justement qu’il put prendre dès lors la devise espérance et la donner pour cri de guerre à son ordre de l’écu d’or. Par son mariage avec Anne, héritière du Forez, il devint maître de cette province ; puis, lorsque Edouard, comte de Beaujolais, eut payé de son riche fief le joli roman renouvelé de Sextus Tarquin qu’il essaya avec certaine demoiselle de La Bassée, Louis II hérita de ses terres, et se trouva par suite de ces énormes acquisitions aussi princièrement apanage que ses cousins de Bourgogne et de Berry. Louis II fut donc un prince heureux dans un temps où si peu le furent, et ce bonheur fut mérité. Il se recommande à l’estime de la postérité par deux faits infiniment honorables. Le premier, c’est que du commencement à la fin de sa carrière il fut sujet fidèle autant que serviteur vaillant. Lorsque Jean dut revenir en France, il fut un des otages qui allèrent le remplacer en Angleterre ; il n’en revint qu’après une captivité de sept années. Nommé par testament de Charles V tuteur du jeune Charles VI conjointement avec les ducs de Berry et de Bourgogne, on ne le voit tremper, ni pendant la minorité du roi, ni pendant la longue démence qui succéda presque immédiatement à cette minorité, dans aucun des complots factieux dont les oncles du roi se rendirent coupables, et qui semèrent les germes de ces factions de Bourgogne et d’Armagnac sous lesquelles la France faillit sombrer. Il ne chercha pas alors d’autre fortune que celle de la couronne, ce n’est pas un mince mérite à une époque où cette dernière fortune était mauvaise, et où chacun pouvait sans trop de témérité s’en promettre une meilleure. Le second titre de Louis II à l’estime, c’est qu’il fut aimé d’Edouard III, qu’il faut bien reconnaître, en dépit des cent ans de guerre qu’il déchaîna sur nous, pour un des hommes les plus nobles qui se soient jamais assis sur un trône. Cette amitié lui valut de vivre dans une captivité dorée et de revenir en France deux années avant les autres otages. L’histoire de cette dernière faveur est curieuse, et rendit à l’Angleterre d’alors un service dont l’université d’Oxford peut encore garder reconnaissance. L’évêché de Winchester vint à vaquer, et Edouard désirait le faire passer à son chapelain, Guillaume de Wykeham, un des hommes les plus lettrés de l’époque, et l’un des plus dignes promoteurs de la renaissance en Angleterre. Le saint-siège était encore à Avignon, et celui qui l’occupait, Grimaud de Grévissac (Urbain V), était un quasi-compatriote du duc de Bourbon, puisqu’il appartenait par sa naissance à la province du Gévaudan. Edouard eut l’idée de s’adresser à Louis II, et lui donna congé de retourner en France pour solliciter ce siège épiscopal, lui promettant qu’il se montrerait facile pour les conditions de son rachat, si le pape consentait à cette nomination, Louis partit pour Avignon, et arriva dans cette ville presque au moment où Urbain faisait faire leurs malles à ses officiers et à ses cardinaux pour aller à Rome, où il voulait depuis longtemps rétablir le siège pontifical. Urbain se montra bon concitoyen, et accorda l’évêché de Winchester non au roi d’Angleterre, mais au duc de Bourbon, avec permission d’y nommer qui lui plairait. Louis y gagna sa délivrance, et Oxford son plus grand bienfaiteur.

Le second duc de Bourbon qui dort à Souvigny est Charles Ier, petit-fils de Louis II. Son tombeau a été un peu moins mutilé que celui de son grand-père, au moins dans sa partie principale, les deux statues de la surface, qui sont à peu près intactes. Aux côtés de Charles est couchée sa femme, Agnès, fille de Jean sans Peur, très reconnaissable à ses traits de famille, car elle présente une ressemblance marquée avec sa sœur, la duchesse de Bedford, femme de Jean de Lancastre. C’était bien contre son gré que Charles l’avait épousée : comme son grand-père Louis et son père Jean, alors prisonnier d’Azincourt, il restait inébranlable dans sa fidélité à la couronne; mais quoi? Jean sans Peur, qui venait d’entrer à Paris, le tenait alors dans ses filets, les Anglais occupaient le royaume, son père était parti pour cette longue captivité de vingt ans d’où il ne devait pas revenir, il fallut bien céder. Il eut raison de se soumettre aux circonstances; cette union, accomplie à contre-cœur, n’eut que des résultats heureux pour lui et pour la France. Plus tard sa qualité de beau-frère de Philippe le Bon lui permit de négocier avec un succès certain le traité d’Arras, qui réconcilia le duc de Bourgogne et le roi de France : onéreuse réconciliation vraiment, et d’où Charles VII serait sorti fort diminué, si à cette époque il avait eu à craindre de se ruiner, mais qui n’en fut pas moins, après le miracle de Jeanne d’Arc, le pas le plus sérieux que fit la France pour reprendre possession d’elle-même. Le second résultat heureux de cette union fut la nombreuse postérité qu’elle donna à Charles Ier. Il eut d’Agnès onze enfans, dont les effigies ornaient autrefois les quatre faces de son tombeau, où ils remplaçaient avec avantage les apôtres et les saints qui composaient l’ornement banal de ces monumens. La destruction malheureusement n’a pas respecté cette décoration, aussi originale que bien justifiée. Je dis bien justifiée, parce que jamais prince n’eut une postérité plus magnifique. Charles Ier put être dit le second fondateur de la maison de Bourbon, et il le fut non par ses acquisitions, mais par sa progéniture. Louis II acquit des provinces, Charles Ier se contenta de mettre au monde des enfans et de leur chercher des alliances. Il y a décidément bien des manières d’être un personnage considérable, témoin Charles Ier de Bourbon, qui fut tel moins par ses actions que par l’heureuse fécondité de ses reins. Toute l’histoire du siècle qui le suit est véritablement son œuvre, car il l’a créée en chair et en os; il n’y a pas un grand acteur princier de cette époque postérieure qui ne découle directement de lui, depuis Pierre de Beaujeu, mari d’Anne de France, fille de Louis XI, jusqu’à Marie de Bourgogne, fille de Charles le Téméraire et femme de Maximilien, depuis Louise de Savoie, mère de François Ier, jusqu’à Philippe le Beau, père de Charles-Quint. Voilà pour les grands rameaux; mais pour les rameaux secondaires ou provenant de pousses bâtardes, où ne les ai-je pas rencontrés? A Lyon, à Nancy, à Liège, à Arnheim en Gueldre, au château de Busset, au château de La Palisse. Et ce n’est pas seulement pour les historiens que ce duc aux reins féconds est important, il l’est au moins autant pour les artistes, qui doivent bien retenir son nom, car la moitié des beaux monumens de cette époque qui font l’objet de leur étude et de leur admiration recouvrent les restes de sa descendance. Il est le beau-père de Charles le Téméraire et le grand-père de Marie de Bourgogne, qui dorment sous les mausolées de Bruges. Il est le grand-père de Philippa de Gueldre, femme de René de Lorraine, dont le monument est à Nancy. Les trois dormeurs des tombeaux de Brou lui appartiennent, car il est le père de Marguerite de Bourbon, le grand-père de Philibert le Beau de Savoie et le bisaïeul de Marguerite d’Autriche. S’il n’y eut jamais de postérité plus glorieuse, il n’y en a pas qui ait été plus somptueusement enterrée, et nous devons être reconnaissans au duc Charles de l’avoir mise au monde rien que pour les douces heures de dilettantisme sépulcral et d’agrément lugubre que nous n’aurions jamais goûtées sans elle. — N’oublions pas, avant de nous éloigner des tombeaux des ducs de Bourbon, de signaler les superbes grilles en pierre sculptée qui ferment les chapelles; on dirait des haies de pierre tordue et tressée : c’est la flexibilité de la matière vivante.

Visiter une église pareille à Souvigny est comme observer une goutte d’eau au microscope. Dans cette étroite enceinte dort tout un monde de souvenirs, aussi divers par le caractère qu’infinis par le nombre. Seulement de même que le monde que nous présente la goutte d’eau est plus ou moins étendu selon que la portée du microscope est plus ou moins grande, le monde de souvenirs que renferme une église semblable est en proportion du savoir du visiteur. Deux siècles entiers de notre histoire ont fait passer devant nos yeux leurs visions et leurs images en face des tombeaux des ducs Louis et Charles, — mais l’ombre de la vieille abbaye en recouvre bien d’autres qui n’attendent pour se réveiller qu’une mémoire sympathique. Contre un des murs de l’église, sur les panneaux de je ne sais quel vieux meuble ecclésiastique, je vois de vieilles peintures aux trois quarts effacées dont l’une a la prétention de représenter l’image de saint Mayeul. On peut fort bien n’être pas précisément un ignorant et ne pas savoir qui fut saint Mayeul; nous-même nous ne savons guère de lui que ce que nous en ont appris la chronique du moine Eudes et surtout celle de Raoul Glaber. C’en est assez pour que ce souvenir nous arrête un instant, d’abord parce qu’il est celui d’un des personnages les plus considérables de la seconde moitié du Xe siècle, ensuite parce qu’il se rapporte d’une manière très particulière à l’histoire locale de Souvigny. Saint Mayeul est le quatrième abbé de Cluny, et, autant qu’on en peut juger à la distance où nous sommes, il semble que c’est à lui qu’il faut attribuer l’organisation véritable du célèbre monastère et qu’il ait rempli dans son histoire le rôle de frate Egidio dans l’ordre naissant de Saint-François et celui d’Acquaviva dans l’institut des Jésuites. Son image en effet, telle que nous la présente à diverses reprises l’inestimable miroir de Raoul Glaber, est non pas celle d’une âme inventive ou munie de dons brillans, mais celle d’un homme de vertu patiente, de mœurs discrètes, de parole prudente, de stricte discipline, un homme de devoir en un mot, fait d’attention et de scrupule, par conséquent éminemment propre au rôle d’organisateur et d’administrateur des âmes. Ce qui prouve mieux encore que les conjectures éveillées en nous par nos lectures que ce fut là le génie propre de saint Mayeul et que c’est bien à lui que revient le titre d’organisateur de Cluny, c’est l’immense renommée d’administrateur monastique qu’il s’était acquise de son vivant. Si grande était cette réputation que le roi Hugues Capet, mécontent des mœurs et de la discipline de ses monastères du nord, fit mander en Bourgogne l’abbé Mayeul pour qu’il vînt les réformer. L’abbé était alors très avancé en âge, il allégua son extrême fatigue, qui était telle qu’elle ne lui permettrait peut-être pas d’achever le voyage. Hugues Capet revint à la charge, et cette fois il fallut céder. L’abbé se mit en route; mais, arrivé à Souvigny, il prit le lit et rendit l’âme entre les bras de son ami et de son disciple saint Odilon, auquel il légua sa tradition, et qui pendant cinquante ans poursuivit sans fléchir l’œuvre commencée par Mayeul. Nous n’avons pas craint de nous arrêter sur ce souvenir, d’abord parce qu’il y a toujours plaisir à rencontrer la trace d’un homme de bien, ensuite parce que cet homme de bien fut précisément du genre de ceux qui nous seraient fort nécessaires à l’heure présente, c’est-à-dire d’hommes moins brillans que probes et moins inventifs qu’éclairés, capables de calculer les conséquences de leurs actions avant de les commettre, préférant les paroles qui éteignent les incendies à celles qui les allument, et susceptibles de poursuivre l’exécution d’une pensée pendant de longues années sans se rebuter. La vie de ce vieil abbé Mayeul peut donc nous donner une leçon morale d’à-propos en nous aidant à réfléchir sur les qualités par lesquelles on se fait sinon aimer, au moins suivre docilement par la fortune.

Tous les monumens et tous les objets que renferment les églises ne sont pas toujours, comme nous l’avons déjà vu plusieurs fois, d’une orthodoxie irréprochable, et l’église de Souvigny en particulier a donné abri à certaine curiosité d’art dont la signification est loin d’être claire. C’est une colonne que le caractère des sculptures dont elle est ornée permet d’attribuer au XVe siècle. Tout est mystère dans ce singulier monument. Et d’abord on ne sait d’où il est venu, s’il appartenait à l’abbaye ou s’il a été apporté du dehors pour être préservé de la ruine. En second lieu, cette colonne, dont la forme est octogonale, est tronquée, ce n’est qu’un fragment que nous avons sous les yeux, mais un fragment tellement considérable, qu’il est difficile de déterminer l’étendue de la mutilation. Enfin on peut se demander si cette colonne était unique ou si elle n’avait pas un pendant. M. de Caumont, le laborieux antiquaire dont l’archéologie déplore la perte récente, pensait qu’elle était unique, qu’elle mesurait environ 18 pieds de hauteur, et que le fragment que nous en avons n’en était guère que la moitié. Cela étant admis, il n’en reste pas moins difficile de comprendre à quel usage pouvait servir ce monument solitaire ; mais ce qui est plus singulier que tout le reste, c’est le caractère des sculptures dont ce fragment est orné, surtout de celles de trois de ses huit faces. Sur l’une de ces faces sont représentés quelques-uns des signes du zodiaque, cinq ou six seulement, ce qui prouve nettement que la moitié du monument est détruite ou qu’il avait un pendant symétrique qui est perdu. Sur les deux autres faces, qui correspondent à cette première, sont étages divers échantillons d’une création primitive fabuleuse et réelle à la fois. Tout en haut d’une de ces faces, à l’endroit où la colonne a été tronquée, on distingue les restes d’un énorme animal aquatique, quelque chose comme le léviathan de la Bible ou le plésiosaure des géologues modernes ; sous le serpent monstrueux, l’éléphant nous présente sa forme massive bien connue ; au-dessous de l’éléphant se dresse la licorne des légendes et des armoiries, au-dessous de la licorne une sirène, au-dessous de la sirène un autre monstre baroque, moitié femme et moitié oiseau, création hybride de terre ferme, comme la sirène est une création hybride de l’eau. La seconde de ces faces est plus curieuse encore ; au serpent tronqué correspond un animal légèrement mutilé, mais où les formes du singe sont aisément reconnaissables, — au-dessous différentes variétés fabuleuses d’hommes, un homme à pieds enclavés l’un dans l’autre ou réunis en un seul, un homme à pieds de chèvre ou autrement dit un satyre, et enfin tout en bas un nègre bestial et sauvage avec son étiquette anthropologique, Ethiops, l’Éthiopien.

Eh mais! il me semble qu’avec un peu d’attention il n’est pas très malaisé de découvrir une logique sous l’apparente fantaisie de ces ornemens et une hérésie très rigoureusement déduite sous l’amusante hypocrisie de ces figures. On peut signaler cette colonne à la curiosité de M. Darwin, si, comme il est probable, il ne la connaît pas; il y reconnaîtra sans trop de peine une ébauche informe de sa doctrine de la sélection. Une explication très nettement matérialiste de la création et du développement de la vie sur la terre se laisse lire sur ce monument. Que nous disent ces produits vrais ou faux de la nature, échelonnés avec une méthode confuse sans doute, mais avec un désir visible d’ordonnance logique, aux côtés des signes du zodiaque, c’est-à-dire des signes qui marquent les divisions de l’année, sinon que la nature, aidée du temps, a produit par une activité ininterrompue et en traversant une longue série de créations soit monstrueuses, soit informes, soit incomplètes, le monde que nous habitons? Non-seulement la création a été successive pour les différens règnes de la nature, mais elle a été successive pour chacune des espèces de ces règnes et pour chacune des familles de ces espèces. D’abord la mer fut seule féconde, puis, lorsque les siècles eurent passé, la terre, découverte et séchée par un soleil brûlant, le devint à son tour, et alors apparurent de grands animaux dont quelques-uns existent encore et dont la plupart ont disparu. L’homme n’a pas toujours été tel que nous le voyons aujourd’hui; avant de l’amener à ce degré de perfection après lequel elle s’est arrêtée, la nature s’.est reprise bien des fois à son œuvre, elle a tracé bien des ébauches, essayé bien des formes, dont les satyres et les faunes, les centaures et les sirènes, sont les emblèmes ou peut-être même les figures réelles, conservées par une tradition remontant à de lointaines générations qui vécurent avant que ces monstrueux ancêtres eussent entièrement disparu. Le temps est mobile, et la vie, mobile comme lui, change, modifie et altère ses formes avec chaque mouvement de la durée. C’est vraiment le darwinisme quatre siècles avant les résultats de la science moderne, un darwinisme ignorant et superstitieux au sein de son incrédulité et de ses négations, tel en un mot que pouvait le concevoir un esprit tout fraîchement émancipé du moyen âge. Cette croyance par exemple à l’existence d’êtres hybrides, résultat d’une transaction essayée par la nature entre des formes absolument contraires de la vie, tels que les sirènes et les centaures, qui auraient été ainsi non des inventions de poètes, mais des êtres existans à une certaine période de la durée, combien de fois ne l’avons-nous pas entrevue chez les aventureux écrivains de l’aventureuse renaissance !

J’ai cherché curieusement quelles objections on pouvait opposer à l’interprétation que nous présentons de ces mystérieuses sculptures; j’en ai trouvé deux, spécieuses au premier abord, mais qui ne se soutiennent pas à la réflexion. La première, c’est que ces figures seraient de simples décorations, sans but précis, dues à la seule fantaisie de l’artiste. À cette objection, je me permettrai de répondre que cette prétendue fantaisie des artistes d’autrefois, surtout de ceux du moyen âge, n’a jamais existé que dans l’imagination de nos contemporains, qui ont baptisé de ce nom de fantaisie tout ce qu’ils ne comprenaient pas, ou dont le sens s’est obscurci dans le cours des âges. Avec un peu d’attention, on s’aperçoit aisément que l’art du moyen âge n’a jamais rien accordé au caprice, que depuis les simples feuillages des chapiteaux jusqu’aux monstres des gouttières toutes les parties d’une même œuvre sont enchaînées par des rapports aussi complexes que fins. Avec la renaissance, cette unité devint moins étroite, il est vrai, et il est facile de séparer dans les œuvres de cette époque les parties essentielles des parties secondaires, qui sont alors plus purement décoratives; mais tel n’est pas le cas des figures de cette colonne, qui avec le caractère des sculptures décoratives du moyen âge ont évidemment le même but, celui d’établir un rapport entre plusieurs pensées ou entre les diverses parties d’une même pensée. L’artiste, qui était encore très près du moyen âge, s’est servi de sa méthode, dont la tradition n’était pas encore perdue. Le rapprochement de ces diverses figures a donc un sens : toute la question est de savoir si ce sens est celui que nous lui donnons.

La seconde objection, c’est que ces figures n’offrent rien de nouveau et étaient familières aux imaginations de cette époque, car ce sont celles des animaux apocryphes et des races d’hommes fabuleuses qui sont décrites dans les Bestiaires du moyen âge. Sans doute, mais cette particularité, loin de contrarier notre interprétation, la confirme au contraire. Aussi neuve que soit la pensée qu’un artiste veut exprimer, il ne peut cependant l’exprimer qu’avec les matériaux qu’il a en sa possession. Or ici les matériaux, ce sont les formes déjà existantes créées par l’imagination des siècles antérieurs et qui répondaient admirablement au but cherché. L’artiste veut insinuer que la vie, avant de revêtir ses formes actuelles, a traversé des séries de formes incomplètes ou monstrueuses qui nous sont aujourd’hui inconnues; or qu’est-ce qui peut mieux représenter ces formes que les animaux et les hommes des Bestiaires? D’ailleurs le choix de ces figures est encore moins important ici que la place que l’artiste leur a donnée. Prises en elles-mêmes, ce ne sont que les figures des Bestiaires ; mais, rapprochées des signes du zodiaque et étagées parallèlement avec eux, ne disent-elles pas aussi clairement que peuvent le dire des figures de pierre que ces êtres ont accompagné les évolutions du temps et marqué les étapes de la durée? C’est donc une très solide hérésie de la renaissance que nous contemplons ici, une hérésie exprimée avec cette dextérité d’imagination dont les artistes et les écrivains de cette époque ont fourni tant de preuves. La pensée apparaît avec la plus extrême clarté, et en même temps elle est dissimulée avec une habile prudence qui met son auteur à l’abri de toute atteinte, et le laisserait maître de la nier au besoin.

Si Souvigny a été le premier berceau de la maison de Bourbon, la petite ville de Bourbon-l’Archambault a été sa chapelle baptismale, car elle lui a donné son nom. Les descendans d’Adhémar, désertant Souvigny, y transportèrent leur résidence, et les ducs issus de Robert de Clermont en firent la leur jusqu’à l’extinction de leur lignée directe. Ce ne fut que lorsque l’héritage des Bourbons passa à la branche des Montpensiers que cette ville fut abandonnée par ses seigneurs, et alors, de même que Souvigny avait eu son abbaye pour se consoler de ne plus posséder ses maîtres, à Bourbon il resta ses eaux minérales. Elles étaient très fréquentées autrefois, alors que la diligence était l’unique moyen de voyager, mais elles ont été délaissées en partie depuis que l’habitude des voies ferrées nous a rendus si délicats que le léger ennui d’un voyage de quelques heures dans un étroit et infect véhicule, simulacre de celui qui nous cahotera vers notre dernière demeure, effraie le sybaritisme de nos nerfs. Je doute en effet qu’il y ait d’autres personnes que de vrais malades qui visitent Bourbon à l’heure présente; or, comme chacun sait, les vrais malades ne forment pas un tiers des personnes qui fréquentent annuellement les stations thermales. C’est assez dire combien la pauvre petite ville de Bourbon est réduite au sort de Cendrillon la méprisée. Quelques vieillards à demi paralytiques, quelques bonnes dames qui se ressentent sérieusement des épreuves de l’âge, quelques grognards moroses que tourmentent de vieilles blessures d’armes à feu, et quelques jeunes soldats que des plaies tenaces rendent peu folâtres, voilà la société respectable et médiocrement gaie qui vient tous les ans tenir compagnie à la pauvre Bourbon pendant que sa sœur de Vichy et même sa sœur de Néris vont au bal, au concert et à la comédie, et reçoivent les visites de dames galantes et de fringans jeunes gens. Encore cette société ne lui tient-elle compagnie que quelques semaines, pendant la canicule seulement, car, redoutant les fraîcheurs du printemps, elle arrive tard, et redoutant celles de l’automne, elle s’en va tôt. Heureuse a été cette Cendrillon des eaux thermales d’avoir dans le passé quelques marraines et quelques parrains puissans pour lui donner quelques jolies ceintures d’arbres et lui dessiner quelques fraîches toilettes d’un beau vert, qui lui permettent de surmonter sa jupe de vraie paysanne d’un coquet corsage de bergère de Watteau ! Telle est en effet l’originalité de Bourbon : c’est par moitié une paysanne très suffisamment crottée pour prendre place dans une bergerie réaliste à la moderne, et par moitié une villageoise avenante qui pourrait faire figure dans un opéra de Marmontel et de Grétry. Il fut un temps cependant où cette localité désertée retentissait du bruit des équipages, où elle voyait se succéder presque d’heure en heure les courriers galonnés, où elle servait d’écho aux nouvelles les plus fraîches de Paris et de la cour. Mme de Montespan la fréquenta pendant presque toute sa vie. Je lis dans les lettres de Mme de Sévigné qu’en 1676, une attaque de rhumatisme l’ayant obligée d’avoir recours aux eaux thermales, elle choisit Vichy de préférence à Bourbon, qui lui était recommandé, afin d’éviter le brouhaha mondain qui se menait autour de Mme de Montespan, alors dans le plein de sa faveur, et en 1707, c’est-à-dire vingt ans après la disgrâce, nous la trouvons encore à Bourbon, mais cette fois pour y mourir. Si Mme de Montespan fit grand mal à la monarchie, elle fit quelque bien à Bourbon ; c’est elle qui fit achever la jolie promenade commencée par le maréchal de La Meilleraye et qui subsiste encore. Plus de cent ans après, un autre personnage aussi secret d’esprit que Mme de Montespan était franche de mœurs, le prince de Talleyrand, plus fidèle à Bourbon qu’aux divers gouvernemens qu’il servit, traça le plan d’un charmant parc qui est aujourd’hui le principal agrément de la ville. Quant à ses bienfaiteurs et protecteurs des jours nouveaux, Bourbon les attend encore.

De son passé de petite capitale féodale, il ne reste à Bourbon que les débris du château des ducs. Ce château s’étendait sur le plateau ou, pour parler plus exactement, sur l’échine d’un monticule allongé assez semblable à un géant qui se ploierait pour jouer au saut de mouton. Bas à sa partie inférieure, il s’exhausse insensiblement jusqu’à sa tête, qui regarde le centre de la ville d’une façon peu rassurante. Quand on voit cette position, on n’est pas trop étonné des terreurs dont furent saisis les bourgeois de Bourbon, lorsque sur la fin du XVe siècle Pierre de Beaujeu fit construire la tour de l’horloge, car de cette éminence abrupte, escarpée, et qu’il était aisé de rendre inaccessible, la ville pouvait être foudroyée avec une rapidité singulière. Beaucoup de nos lecteurs connaissent sans doute le mot rauque de son et rébarbatif de physionomie par lequel Pierre de Beaujeu répondit aux représentations qui lui furent faites à ce propos : « je bâtirai cette tour, qui qu’en grogne. » Les bourgeois déçus se vengèrent du duc en répétant sa réponse avec une affectation ironique; de la soudure opérée par une prononciation rapide entre les dures syllabes dont elle était composée, il résulta un nom propre analogue à ces agglutinations géologiques mal venues qu’on appelle poudingues en langage scientifique, et c’est ainsi que la tour de Pierre de Beaujeu fut baptisée Quiquengrogne, nom qu’elle porte encore aujourd’hui. Les bourgeois de Bourbon n’avaient certainement voulu créer qu’un sobriquet ridicule, mais leur ironie, manquant son coup, rencontra dans ce mot hargneux de son comme de forme le nom propre qui définit le mieux cette tour et peint avec le plus de relief sa situation redoutable. La forte imagination de Victor Hugo paraît avoir été tentée un moment par ce nom à forme de Quasimodo et de Triboulet, car dans les vieux catalogues de librairie je trouve annoncé pendant plusieurs années de suite comme étant en voie d’impression un certain roman de la Quiquengrogne, dont il n’a probablement jamais existé que le titre. C’était le temps où le poète aimait à promener ses rêveries à travers les formes substantielles du passé; qui aurait pu prévoir que, se détournant de ce vaste champ, où était son vrai domaine, il se laisserait fasciner par les fantômes d’un avenir aussi trouble que vague et mal défini dont il semble que son imagination plastique par excellence aurait dû s’écarter par défaut de naturelle affinité?

A l’autre bout de ce mamelon allongé s’élèvent trois tours rondes reliées entre elles par une superbe maçonnerie; c’est l’extrémité du château comme la Quiquengrogne en était la tête. Ces quelques ruines, qui éveillent le sentiment d’une robuste élégance, suffisent amplement pour faire comprendre quelle était la beauté et la force de cet édifice, qui fut reconstruit, rajeuni et agrandi à la belle époque de l’architecture militaire féodale, c’est-à-dire aux XIVe et XVe siècles. Elles faisaient partie de l’héritage du dernier prince de Condé; M. le duc d’Aumale en est donc le propriétaire actuel. J’ai tort peut-être de dire que le duc en est le propriétaire, car elles appartiennent bien plus réellement au gardien qui les montre et qui en retire tout le bénéfice que peut rapporter cette singulière propriété, c’est-à-dire les pourboires dont les visiteurs veulent bien le gratifier. Ces ruines sont véritablement le fief de ce paysan, et qui plus est un fief héréditaire. Son grand-père et son père les montraient avant lui, et comme il n’a eu d’autre fils qu’un jeune soldat qui, lorsque je visitais Bourbon, était en train de mourir d’une fièvre contractée en Cochinchine, après lui ce fief pittoresque passera à une branche collatérale de la famille représentée par un neveu, et ce sera alors comme la maison de Montpensier succédant à la première maison de Bourbon. Servir de fief à un paysan, voilà le terme inévitable des plus beaux édifices depuis les tombeaux des Scipions et de Cécilia Metella jusqu’aux tours de Bourbon-l’Archambault. Je ne connais qu’une exception à cet égard, celle des superbes ruines de Crozant, placées au sein d’un des paysages les plus harmonieusement sauvages qu’il y ait certainement au monde. Ces ruines appartiennent à une vieille dame avisée qui les afferme 86 francs à une paysanne du bourg voisin. Le fermage est payé par les gratifications données par les visiteurs, mais c’est là un impôt qu’il est assez difficile de lever, car, les ruines ne pouvant être closes, l’accès en est libre, et d’ailleurs on n’a pas besoin de s’en approcher pour les admirer dans toutes leurs parties. Aussi faut-il voir avec quelle vigilance la bonne femme épie l’arrivée des voyageurs, avec quelle promptitude elle les poursuit ou même les devance, et avec quelle âpreté elle réclame la rétribution dont elle a fixé elle-même le taux à huit sous par personne ! « Mais, me dit-elle avec mélancolie, il y en a qui me renvoient promener en compagnie de ma chèvre et qui ne veulent rien me donner que des sottises. » Plus heureux est le feudataire des tours de M. le duc d’Aumale; non-seulement il ne paie pas de fermage, mais il est payé pour tenir son fief; cependant je ne crois pas qu’il en épie avec plus de négligence les visiteurs qui se montrent à l’ombre des ruines.


II. — CARACTÈRE PARTICULIER DU BOURBONNAIS. — LES FRONTIÈRES DE LA MARCHE ET DE L’AUVERGNE. — MONTLUÇON, GANNAT, AIGUEPERSE, RANDAN.

« Le Bourbonnais est une province composée de pièces de rapport, » a écrit le vieux Gui Coquille, l’historien du Nivernais. Plus je prolonge mes excursions dans cette province, et plus je vérifie la parfaite justesse de cette observation. Il y a une Normandie, une Bretagne, une Auvergne, une Provence dans la nature, mais non pas de Bourbonnais. Si l’on voulait à toute force en trouver un cependant, il ne faudrait pas le chercher en dehors du fief primitif d’Adhémar et de ses successeurs immédiats, Moulins, Souvigny, les deux Bourbons. C’est dans cet étroit rayon qu’est renfermé le Bourbonnais, sinon il n’est nulle part. Ce petit noyau de terres en effet est bien un, tant par l’aspect du paysage que par le caractère de la population, il a son originalité et sa vie propres; mais il n’en est plus ainsi dès qu’on dépasse cette limite, et les autres parties de la province étonnent par les diversités de leurs caractères et leurs physionomies en quelque sorte étrangères. Entre le Bourbonnais primitif et les districts de Montluçon, de Gannat, de Vichy et de La Palisse, il n’y a de ressemblance d’aucune sorte, ni naturelle, ni morale, et même en dépit des longs siècles, même en dépit de l’unité moderne d’administration et de l’effacement des anciennes divisions territoriales, on sent encore aujourd’hui, à ne pas s’y tromper, que ce furent là des pays annexés et enlevés à leurs centres naturels d’attraction. Montluçon c’est la Marche, Gannat et Vichy c’est l’Auvergne, La Palisse c’est le Forez, les caractères de ces provinces sont reconnaissables, à ne pas s’y méprendre, dans ces divers lopins de terres qui sont venues grossir successivement le domaine primitif des seigneurs de Bourbon. Le Bourbonnais n’est donc pas une création de la nature, c’est une création de la féodalité. Ce fait me devient sensible pour la première fois en approchant de Montluçon, c’est-à-dire après avoir quitté Moulins depuis moins d’une heure. Dans les paysages que me découvre peu à peu la route, je reconnais avec étonnement ces paysages de la Marche que je ne pourrais jamais confondre avec ceux d’aucune autre province, en connaissant dès l’enfance les détails les plus minutieux. Voilà bien la forme et la sauvagerie des mamelons de la Marche. C’est ainsi qu’en sont creusées les gorges, ainsi que les pentes en sont ravinées; c’est bien la même terre, car voilà la même végétation de bruyères et de genêts. L’aspect du pays est encore bien plus frappant quand on va de Montluçon à Néris, et que l’on contemple ce paysage d’un pittoresque raté selon l’expression judicieuse d’une personne d’esprit, ces vilaines montagnes grises revêtues de leur seule stérilité, ces affreux précipices qui ne rassurent l’œil par aucun pli gracieux de terrain, par aucune oasis de végétation riante. C’est bien là l’ossature, le squelette, la structure fondamentale des paysages de la Marche, si ce n’en est pas la chair, l’épiderme et la couleur. Si de la nature on passe à la population, quelques journées de séjour à Montluçon, à Néris ou dans les environs vous montreront chez les habitans les mêmes mœurs, les mêmes coutumes, les mêmes manières d’agir, de parler, et jusqu’aux mêmes modes d’alimentation qui distinguent les habitans de la Marche. Le district de Montluçon est la partie laide et riche du même pays dont le département de la Creuse est la partie belle et pauvre.

Je fais part de mon observation à un jeune habitant de Montluçon qui me la confirme en y ajoutant des détails pleins d’intérêt. « Montluçon est tellement la Marche, me dit-il, qu’elle n’a de rapports de quelque sorte que ce soit qu’avec cette province. Le Bourbonnais est aussi loin de notre ville que s’il en était à cent lieues. Toutes les affaires par exemple se font avec le département de la Creuse, et en dehors de la Creuse les affaires de l’arrondissement se rapportent, par Commentry, ses forges et ses houilles, à l’industrie générale de la nation ; Moulins et le nord du Bourbonnais n’y entrent à peu près pour rien. Il en est de même dans les rapports moraux et les relations sociales. Les familles de Montluçon n’ont aucun rapport, si petit qu’il soit, avec les familles de Moulins, qu’elles ne connaissent pas plus que ne les connaissent d’ailleurs celles de Moulins, fait exceptionnel et qu’on ne rencontrerait au même degré dans aucun autre département. C’est avec les familles de la Creuse qu’elles contractent leurs alliances, qu’elles ont leurs relations de plaisir et de société. Si vous allez à Vichy, vous y rencontrerez le même fait; les habitans de cette partie de la province sont aussi étrangers aux habitans de Moulins que le sont ceux de Montluçon. Ce sont des groupes très différens qui ne se sont pas pénétrés. » S’ils ne se sont pas pénétrés, étant rapprochés depuis si longtemps, c’est qu’il y a sans doute une raison à cela, et cette raison, c’est que ces groupes, appartenant par nature à d’autres provinces que celle dont ils font partie, continuent de chercher leur centre de vie là où la nature l’avait placé.

Montluçon, c’est donc la Marche, mais pour ainsi dire avec indépendance, car elle s’en détache par des nuances qu’il est plus facile de sentir que d’exprimer. Tout ce district a bien sa physionomie propre qui en fait un pays distinct. Aussi n’est-on pas étonné qu’il ait formé aux premiers siècles de la féodalité une seigneurie particulière, seigneurie qu’un mariage fit passer de bonne heure sous la domination de l’un des Archambault de Bourbon, En observant cette nuance, je suis frappé d’un fait sur lequel la réflexion ne s’est pas assez portée, c’est que la première féodalité, dans ce fractionnement infini qu’elle fit du pays, respecta beaucoup plus qu’on ne pourrait croire les divisions naturelles du sol. Chacun de ces lots de terre qui formèrent les premiers grands fiefs, considéré avec attention, se présente bien d’ordinaire comme un tout qui a son caractère propre et ses limites précises. C’est plus tard, lorsque les fiefs s’étendirent, et que les accidens des mariages ou l’enchevêtrement des intérêts firent passer les terres de leurs premiers maîtres à des maîtres lointains, que se montrèrent les bizarreries et les monstruosités que l’on a justement reprochées aux divisions féodales; mais à l’origine ces divisions furent très suffisamment précises et fondées sur la nature : la preuve en est dans ce fief primitif de Bourbon, premier noyau du Bourbonnais, qui ne présente aucune ressemblance avec les pays circonvoisins qu’il s’incorpora successivement; la preuve en est dans cette ancienne seigneurie de Montluçon, qui eut sa raison d’être, puisque nous sommes obligés de reconnaître encore aujourd’hui à cette région une originalité propre.

Il y a deux villes dans le Montluçon actuel, une ville féodale et une ville industrielle. La ville féodale est encore debout presque tout entière ; le château-fort autour duquel elle se groupait a dis- paru et a fait place à une très belle caserne, mais les rues avec leurs pauvres maisons de bois continuent à serpenter autour du sommet de la colline et à grimper le long des rampes de la forteresse, tout comme si le maître auquel elles prêtaient aide et dont elles recevaient protection était encore là. À l’exception des hauts quartiers de Loches, je n’ai encore rien vu qui donne aussi nettement l’idée d’une ville française du moyen âge; ici l’imagination n’a nul effort à faire pour évoquer une vision du passé au moyen de vestiges et de restes, car c’est la réalité du moyen âge lui-même qui est venue jusqu’à nous en état parfait de conservation. Que Montluçon ait été une place féodale de la plus grande importance, sa position suffit amplement à l’expliquer. Elle commande l’entrée de la Marche, elle forme l’arrière-protection du Bourbonnais, et ferme, de ce côté au moins, l’accès de l’Auvergne. Aussi est-ce une des villes de cette région qui ont été le plus disputées pendant cette longue occupation de l’Aquitaine par l’Angleterre, qui naquit de l’impolitique et désastreux divorce de Louis le Jeune, qui, en dépit des victoires de Philippe-Auguste et de saint Louis, n’y cessa jamais entièrement, et qui, renouvelée et aggravée lorsque Edouard III étendit ses prétentions à la France entière, ne prit fin qu’avec le triomphe de Charles VII. Le lecteur qui serait curieux de cette vieille histoire apprendra, par la chronique de Guillaume le Breton et par celle de Rigord, comment Philippe-Auguste enleva cette ville au roi Henri II d’Angleterre, et, par les historiens du XIVe siècle, comment le duc Louis II, qui y résidait fréquemment, la défendit contre les capitaines anglais. Les temps sont radicalement changés, et l’importance de Montluçon est aujourd’hui d’un ordre tout pacifique; cependant ses habitans semblent avoir été industrieux même à cette époque guerrière, seulement leur industrie, en rapport avec les préoccupations de l’époque, avait encore la guerre pour objet. Les bonnes lames de Montluçon étaient célèbres au XVe et au XVIe siècle presqu’à l’égal des lames espagnoles de Tolède et de Bilbao; mais le règne des armes blanches était alors à son agonie, cette fabrication tomba bientôt, et alors Montluçon, perdant à la fois et son importance militaire, qui n’avait plus de raison d’être dans un pays arraché par l’ordre monarchique aux guerres féodales, et son industrie, entra dans une période d’obscur repos, d’où il ne sortit qu’au commencement de ce siècle.

C’est moins par son initiative propre, il faut bien le dire, que par un concours de circonstances favorables que Montluçon s’est relevé; seulement sa situation est si heureuse que, dès que ces circonstances se sont présentées, Montluçon est devenu ce qu’il devait être. Et d’abord il a bénéficié de la transformation complète qu’opéra à la fin du dernier siècle dans les sauvages districts voisins un homme éminent par ses connaissances métallurgiques et ses aptitudes industrielles, M. Rambourg. Grâce à ses explorations, qui eurent pour résultat de constater les richesses géologiques de la contrée, houilles et minerais de fer, les premières forges furent établies, et l’industrie moderne commença. M. Rambourg laissa après lui une famille qui continua et agrandit son œuvre, et par l’activité de cette famille une ville nouvelle, celle de Commentry, sortit de terre aux portes mêmes de Montluçon; puis vinrent les voies nouvelles de transport, chemins de fer, canal du Cher, qui la mirent en communication avec le Berry et le centre de la France. Cependant, en dépit de toutes ces circonstances heureuses, Montluçon ne grandissait que lentement lorsqu’il s’en est présenté une dernière, qui lui a ouvert un immense avenir. Montluçon n’a pris sa croissance définitive que lorsqu’une voie ferrée, traversant la Marche, l’a relié au Limousin, tant la Marche est le véritable champ d’action de cette ville. En quelques années, sa population a presque quadruplé, une très belle ville, entièrement nouvelle, s’est construite sur le vaste espace qui sépare l’embarcadère de la vieille colline féodale, et Montluçon, dès aujourd’hui la cité la plus considérable du Bourbonnais, arrache le sceptre de la prééminence à Moulins, qui est bien autrement intéressant pour l’artiste et l’historien, mais qui, n’ayant pu se renouveler à temps, reste doucement endormi dans les habitudes de son passé. Moulins est comparable à un vieux gentilhomme qui conserve intacte sa condition, tout en voyant sa fortune décroître d’année en année; Montluçon est un bourgeois d’autrefois qui, n’ayant pas à espérer de conserver sa condition en perdant sa fortune, a bravement endossé la casaque du travailleur, s’est mis à forger du fer, à extraire de la houille, à polir des glaces, et qui en ce faisant a conquis la prospérité dans le présent et, ce qui vaut mieux encore, l’espérance pour l’avenir.

En dehors de la physionomie pittoresque de ses hauts quartiers, Montluçon n’offre d’autre pâture à la curiosité du promeneur qu’une très belle église de style roman placée sous l’invocation de saint Pierre. La partie haute de cette église est d’une grande originalité. Le chœur, le sanctuaire et l’abside ou plutôt les absides ne forment qu’un seul tout, nettement séparé de la nef et presque clos par les dispositions architecturales comme un lieu réservé et interdit aux fidèles. Deux piliers énormes, singulièrement rapprochés l’un de l’autre, surmontés d’un arc roman étroit à l’excès et qui paraît un fardeau bien léger pour deux pareils athlètes, ouvrent l’entrée de ce sanctuaire; par derrière, deux autres piliers, encore plus énormes et surmontés d’un arc encore plus étroit, complètent ce porche fort resserré, mais que le diamètre presque monstrueux des piliers fait paraître plus resserré qu’il ne l’est. On dirait des géans chargés de défendre l’accès du sanctuaire, qui se sont écartés un instant pour offrir au visiteur un passage qu’ils mesurent avec avarice, et qui n’auraient qu’un léger mouvement à faire pour le fermer entièrement. Un autre effet très curieux est l’effet de profondeur qui résulte de l’inégalité des deux arcs posés sur ces piliers. J’ai dit autrefois en parlant de Cluny que ce qui restait de la célèbre église prouvait que l’art roman pouvait se prêter tout autant que l’art gothique à la sublimité religieuse et à l’élévation mystique; ce qui est plus sûr encore, c’est qu’il est beaucoup plus apte que le gothique à créer la profondeur : cette entrée que je viens de décrire en est un témoignage. Trois ou quatre arcs cintrés placés à la suite l’un de l’autre vont faire croire qu’ils sont en succession infinie, tant le lointain obtenu est profond. Pour compléter l’impression de mystère de ce sanctuaire, un clair-obscur très sombre y règne, et ce clair-obscur semble avoir été voulu et calculé, car la lumière ne pénètre que par deux chapelles absidales placées aux deux côtés de l’autel, et que l’on ne découvre que lorsqu’on a franchi les redoutables piliers. Je n’ai rien vu qui donne mieux le sentiment de cette magie que le vulgaire est incliné à attribuer aux cérémonies du culte, rien qui dise mieux « n’approchez qu’avec respect et crainte.» Montluçon possède une seconde église, Notre-Dame, édifice gothique de la dernière période, resté inachevé et dont la seule partie qui ait été construite est elle-même incomplète. En dépit de quelques curiosités, par exemple de vieilles peintures sur bois représentant la vie de la Vierge, cette église est sans intérêt véritable, et Saint-Pierre accapare pour lui seul toute la dose d’admiration que le voyageur peut trouver à dépenser à Montluçon.

Il faut encore moins demander à Gannat qu’à Montluçon sous le rapport des plaisirs archéologiques. Cependant cette petite ville possède une très belle église, construite de siècle en siècle dans des styles très divers, mais qui se sont si bien soudés que ces disparates n’apparaissent qu’à l’examen détaillé, et que l’ensemble de tous ces styles a produit un résultat bien rhythmé et sans dissonances. C’est une église brillante, par l’architecture et les ornemens s’entend, car, pour la lumière, elle est aussi ténébreuse que des yeux malades peuvent la désirer. Ce crépuscule épais n’est pas sans charme; pourtant il ne laisse pas que d’être gênant pour l’examen des objets d’art que contient l’église, et il y en a plusieurs qui seraient dignes d’attention, si la vue humaine possédait les aptitudes nocturnes des yeux des chats-huans. Celui que nous avons le mieux distingué est un tableau d’un beau coloris, à la fois éclatant et sombre, tout semblable vraiment à la lumière crépusculaire de l’église où il est placé. Au bas de ce tableau, qui représente la Nativité, se trouve cette signature : Guido Franciscus, Aniciensis 1635, signature qui doit se traduire probablement ainsi : François Guidon, du Puy-en-Velay. À ce propos, un touriste voyageant en Bourbonnais s’est demandé si ce nom de Guido ne permettrait pas de rapporter ce tableau au célèbre Italien Guido Reni, et s’est ingénié pour découvrir dans cette toile les qualités propres au peintre de l’Aurore, La seule chose qui l’ait embarrassé, c’est ce titre d’enfant du Puy-en-Velay, Aniciensis, que le peintre s’est attribué. Nous pouvons calmer les incertitudes de l’ingénieux touriste, car, outre que le peintre s’est chargé de nous informer du lieu de sa naissance, lequel n’a rien de commun avec Bologne, outre qu’à cette date de 1635 Guido Reni était déjà avancé en âge et qu’il avait probablement ralenti cette rage de production à laquelle le poussa la fureur du jeu, le tableau de l’église de Gannat ressemble à un tableau du Guide à peu près comme un Caravage ressemble à un Raphaël. La vérité est que cela rappelle de très près notre Valentin, dont c’est précisément l’époque, et que cette toile est due très probablement à quelque artiste du temps, admirateur de ses œuvres, son élève peut-être, et qui aux qualités fondamentales du maître français a su joindre un très léger reflet de l’école flamande. C’était sans doute un peintre de province, comme l’ancienne France en a tant produit d’un mérite réel, — car ce nom d’artiste de province n’entraînait pas alors la défaveur qui s’y attache aujourd’hui, — et dont la renommée n’avait pas dépassé les montagnes de ces régions d’Auvergne. C’est un produit du pays fourni par un artiste du pays ; mais ce cru auvergnat est bon, et les yeux le goûtent avec plaisir.

L’intérêt de Gannat, pas plus que celui de Montluçon, n’est dans les curiosités archéologiques, il est tout entier dans le fait que nous avons essayé d’expliquer en commençant ce chapitre. Gannat, c’est l’Auvergne, comme Montluçon est la Marche, si bien l’Auvergne que ce district en faisait partie autrefois; c’est Philippe-Auguste qui l’en détacha dans les premières années du XIIIe siècle en punition de je ne sais quelle révolte du comte d’Auvergne d’alors. C’est l’Auvergne, cette petite église que nous venons de quitter nous en avertit par tous ses caractères, par son intérieur ténébreux, par sa tour carrée qui du pied de l’édifice s’élève avec modération et se couronne à son sommet d’un élégant balcon, par la jolie tourelle cylindrique engagée dans le flanc de cette tour et qui la suit dans toute son étendue. Mieux que l’histoire, mieux que les arts, la nature enfin se charge de nous apprendre que nous sommes ici dans un nouveau pays. Ce sont encore et toujours des gorges et des mamelons; mais que ces gorges verdoyantes, où le soleil fait descendre à flots l’or de ses rayons et d’où les eaux font monter la gaze légère de leurs vapeurs, sont différentes des gris précipices de Néris, et que ces mamelons, à la sauvagerie provocante, qui vous invitent à tenter l’escalade, diffèrent des collines noires, hargneuses, hérissées, de Commentry, qui font peur au regard et invitent à fuir! La stérile, mais belle végétation des régions montagneuses m’accompagne partout sur ma route, et devient encore plus épaisse à mesure que j’approche de Gannat, si épaisse qu’elle envahit même les terres cultivées, et résiste par la force secrète du sol aux efforts de l’homme. Le genêt aux charmantes fleurs jaunes usurpe des champs entiers en plus grande abondance qu’on ne le rencontre ailleurs, même dans les bruyères les plus arides, ou se suspend en fourrés aux flancs des gorges; mais il faut voir comme aux heures du crépuscule le jaune de ces jolies fleurs sauvages, triomphant par le départ de la lumière, brille d’un éclat vif et doux. Toutes les autres couleurs se sont éteintes, assombries, dénaturées, celle-là seule résiste, et, faisant sur la terre une sorte de lumière, permet à l’œil de prolonger ses visions du jour lorsque tout à l’entour est déjà, pour ainsi dire, revêtu de nuit. Voilà le paysage en-deçà de Gannat; au-delà, dès que nous dépassons les faubourgs, c’est la frange même de l’Auvergne, ou mieux encore le pan flottant de son vert manteau que nous foulons. Quelques tours de roue, et nous voici à Aigueperse, au sein de la Limagne au renom de fertilité. Eh! sans doute l’œil chercherait en vain dans cette plaine fameuse, au moins dans la partie que nous avons parcourue, cet infini de moissons que célébrait dans les jours anciens l’évêque arverne Sidoine Apollinaire, car la moderne variété des cultures prive l’œil de la majestueuse douceur du spectacle de cette mer d’épis ondoyante sous les souffles de l’air; néanmoins le pays conserve un caractère pittoresque, seulement ce pittoresque s’humanise un instant avant de reprendre sa sauvagerie. Ici la végétation fertile triomphe, opulente de feuillages, modeste de formes. Quelle jolie rangée de peupliers par exemple que celle que l’on rencontre à moins de demi-heure de Gannat, et comme leur feuillage caresse le regard de l’éclat mat et soyeux de sa verdure! De loin, on dirait que la route est tendue de deux longues bandes de velours vert que le vent soulève, et dont il varie en les soulevant les reflets nuancés. Pourtant, en dépit de la riante modestie du paysage, c’est bien l’Auvergne, car voici à l’horizon le Puy-de-Dôme qui dresse sa tête pointue et la gigantesque bosse de son épaule. Où qu’on aille dans cette région, on ne peut l’éviter; sur la route d’Aigueperse, sur celle d’Effiat, de la terrasse du château de Randan, partout nous l’apercevons qui semble nous faire signe d’entrer dans cette terre promise du pittoresque dont il est le gardien.

La petite ville d’Aigueperse se compose de deux lignes parallèles dont une grande route forme l’intervalle, disposition fréquente en Limousin, dans la Marche, en Auvergne, et qui ne laisse pas que d’être un peu bizarre dans sa simplicité, d’ailleurs plus salubre, plus propre et plus riante que toute autre, puisqu’elle rend inutiles les entassemens de maisons, les ruelles obscures ou infectes, et laisse triomphalement circuler la lumière. Aigueperse contient plusieurs choses dignes d’intérêt. La plus célèbre et la plus visitée est un de ces petits édifices religieux connus sous le nom de saintes chapelles, qui contient deux jolies statues de la renaissance, l’une représentant la Vierge et l’autre un roi de France que la tradition nomme saint Louis, en quoi la tradition a tort, car ce roi porte au cou le collier de l’ordre de Saint-Michel. D’autres veulent y voir une effigie de Charles VIII; ceux-là ont moins tort que la tradition, mais je crois qu’ils se trompent, car cette chapelle rappelle d’une manière très précise les rois de France qui ont été particulièrement dévots à la Vierge. Or tous ces rois, par une coïncidence bizarre, ont porté le nom de Louis, saint Louis, Louis XI, Louis XIII : c’est donc vraisemblablement parmi les Louis qu’il faut chercher le nom de cette royale effigie; l’ornement du collier de Saint-Michel ne laisse le choix qu’entre Louis XI et Louis XII, et comme les traits de la statue se rapprochent singulièrement de ceux de Louis XII, c’est du nom de ce dernier qu’il la faut désigner.

Moins célèbre que cette chapelle des derniers jours du gothique, la jolie église de Notre-Dame, avec ses proportions modestes et ses formes compliquées, sa façade pleine, que perce comme un énorme œil-de-bœuf une bizarre rosace, et ses fluettes tourelles brodées à leur sommet d’un balcon de pierre, nous a plu davantage, d’abord parce qu’elle est supérieure au premier édifice, ensuite et surtout parce qu’elle nous a procuré ce plaisir de l’inattendu dont rien ne peut égaler la vivacité. Nombre de charmantes épaves de l’art sont venues s’échouer là, le plus grand nombre saines et sauves. Sous l’enfoncement d’une chapelle, je découvre les restes d’un groupe en pierre de grande dimension consacré à la sainte famille. La mutilation l’a fort défiguré, pas si bien cependant qu’on ne puisse en reconnaître l’ordonnance principale. Il représentait les trois personnages de saint Joseph, de la Vierge et de l’enfant étendus et endormis, sujet mainte fois traité par la peinture, surtout à partir de l’école des Carrache, qui en peuvent être dits véritablement les inventeurs, mais dont il ne me souvient pas que la sculpture se soit jamais emparée; ce groupe constituait donc une exception, et je le signale à titre de curiosité. Un fort remarquable groupe en bois sculpté du XVIe siècle, ou peut-être même antérieur, représentant une scène de la passion, nous fournit l’occasion de placer une remarque qui a son importance, c’est que la science n’a peut-être pas encore interrogé les œuvres de l’art autant qu’elle l’aurait dû pour constater ses théories soit sur la persistance, soit sur la fluidité des races. Elle ne s’en est guère servie que pour les très grandes races ou pour les très antiques civilisations; mais elle n’en a pas tiré pour les diverses familles des peuples tous les renseignemens que ces œuvres peuvent fournir. Ce n’est pas aux très grands artistes qu’il faut s’adresser pour obtenir des informations à cet égard, car les très grands artistes, toujours préoccupés d’ordinaire d’universaliser et d’idéaliser leurs types, dédaignent les différences des familles parmi lesquelles ils vivent, et n’en prennent que les traits les plus généraux; c’est aux artistes qu’on peut dire locaux et aux œuvres qui ont été faites pour les localités. Eh bien ! ces œuvres, regardées avec une attention même moyenne, nous disent que depuis des siècles les types des diverses provinces n’ont subi aucune modification, aussi petite qu’elle soit. Prenons pour exemple cette sculpture, visiblement faite pour la localité et par un artiste du pays même, dont les modèles ont été auvergnats. S’il revenait au monde, pour les retrouver exactement tels qu’ils ont posé devant lui, il n’aurait qu’à se promener dans les alentours. Peut-être ne reconnaîtrait-il plus les paysages qui lui furent familiers, mais il en reconnaîtrait certainement les habitans, car la nature, sous son apparence immuable, a beaucoup plus changé que l’homme. Un de ces personnages surtout, un riche bourgeois ou une sorte d’échevin de Jérusalem, attire particulièrement l’attention, et de qui croyez-vous que ce personnage soit le portrait le plus ressemblant? De celle de nos notabilités auvergnates qui a été le plus en vue de notre temps. Cet échevin de Jérusalem, c’est M. Rouher transporté tout vif, en chair et en os, à une distance de quatre siècles en arrière; même rondeur de visage, mêmes traits, même taille, même forme ramassée et trapue, même tendance à l’obésité. Or nous sommes à Aigueperse, et M. Rouher est de Riom, qui n’est qu’à quelques lieues de là. J’avais été très souvent frappé de ce fait dans mes pérégrinations, mais jamais autant que cet été, à Saint-Mihiel en Lorraine, où je m’étais arrêté pour voir différentes sculptures de Ligier Richier, entre autres un saint-sépulcre célèbre et digne de l’être. En sortant de l’église où ce groupe admirable est placé, j’en reconnaissais un à un dans la rue tous les personnages. Pas un n’y manquait, et ils sont fort nombreux, si bien que j’aurais pu recomposer un groupe vivant absolument identique au groupe de pierre avec les personnes actuellement existantes dans la petite ville. Ainsi non-seulement le type provincial persiste, mais encore le type local le plus microscopique résiste au sein de la province. Ce groupe me disait de la manière la plus authentique, la plus irréfutable, que depuis plus de trois siècles le type lorrain de Saint-Mihiel n’a pas plus varié que le type lorrain général, et la sculpture d’Aigueperse nous affirme le même fait pour la population de ce district de l’Auvergne.

Une des chapelles contient un Mantegna représentant le Martyre de saint Sébastien, œuvre remarquable de second ordre, détachée probablement de quelque musée Campana ou de quelque grenier du Louvre et donnée par l’état. Malgré son mérite réel, cette toile avec sa composition quelque peu théâtrale et ses représentations d’architecture italienne fait médiocrement plaisir à voir dans cette rustique Auvergne où elle a l’air d’être égarée comme le serait un académicien parmi des pâtres. Tout autre est l’impression que laisse une petite toile d’origine italienne aussi, mais dont le caractère et le sentiment s’accordent mieux avec ceux de la contrée, et qui, selon toute probabilité, fut faite pour elle et sur place. C’est une Nativité datant de la seconde moitié du XVe siècle et signée de Benedetto Ghirlandajo, un des frères de l’illustre peintre florentin de ce nom. Aux deux côtés de la sainte famille qui occupe le centre du tableau, deux ravissantes escouades d’anges revêtus d’ornemens ecclésiastiques, tous jolis à croquer et vrais petits gentilshommes du ciel, présentent agenouillés leurs hommages à l’enfant divin, cependant qu’accoudés sur la muraille qui les sépare de la crèche les pauvres bergers contemplent avec ébahissement ce charmant spectacle, comme des manans regardent en dehors d’une palissade ou d’une grille une fête qui ne se donne pas pour eux. D’acteurs principaux qu’ils avaient été dans la scène joyeuse de la Nativité, Benedetto Ghirlandajo a fait des bergers de simples spectateurs, que dis-je, moins que cela, de purs comparses. Si ce n’est pas les bergers que Ghirlandajo a voulu représenter, c’est au moins leurs proches, les gens de l’écurie et de l’auberge qui assistèrent à la nativité. Il y a dans cette disposition quelque chose qui me toucha comme une dureté et qui m’émut presque jusqu’aux larmes. C’est en vain que je me disais que cette disposition n’est pas précisément rare dans les peintures de la première renaissance, que presque toujours les acteurs des scènes célestes y sont représentés séparés de leur cour, par exemple dans les couronnemens de la Vierge, la cruelle et inévitable loi qui régit toutes les doctrines en ce monde m’apparaissait dans cette démarcation féodale. Voilà bien l’image du spectacle que dut présenter l’église à la fin du moyen âge, quand, éloignée par le cours des longs siècles de son origine populaire, elle s’était alliée à tout ce que le monde renfermait de grand et d’illustre, et que les petits regardaient passer avec curiosité des pompes auxquelles ils ne se mêlaient pas. C’était pourtant à eux que l’ange avait annoncé la bonne nouvelle, c’étaient eux qui les premiers, bien avant les rois mages et les docteurs, étaient accourus saluer l’enfant prophétique, et c’était de leur sein même que cet enfant était sorti. Hélas ! telle est la loi absolue, inexorable, fatale, de toutes les doctrines, de toutes les idées, de toutes les révolutions : elles peuvent bien sortir du peuple, et presque toujours elles y prennent naissance ; mais elles ne peuvent vivre et grandir qu’en s’éloignant de lui, elles ne peuvent se consolider qu’en se séparant de lui, elles ne peuvent dominer qu’en se superposant à lui. Pour se purifier de leurs confusions et de leurs scories, il leur faut passer par les creusets des docteurs, — pour se défendre et trouver appui, il leur faut contracter alliance avec les représentans des forces organisées, en sorte que chacun de leurs progrès n’est qu’un pas qui les éloigne de leur origine, et que chacune de leurs victoires n’est qu’une défaite pour ceux qui les engendrèrent. Hélas! pensai-je, cette loi fatale, notre peuple actuel ne la soupçonne guère, mais ses arrière-petits-fils la connaîtront, ou plutôt ils n’y penseront même pas, tant le cours des événemens les aura entraînés loin des espérances de leurs pères, et tant les idées par lesquelles ils avaient cru s’assurer de la possession de la terre auront subi d’étranges métamorphoses.

Il n’y a guère qu’une heure et demie de chemin d’Aigueperse au château de Randan, ancienne propriété de Madame Adélaïde et propriété actuelle de M. le duc de Montpensier; allons-y faire notre dernière étape. C’est un manoir d’aspect imposant, mais d’une architecture quelque peu lourde, il faut bien l’avouer, noyée, étouffée qu’elle est par les pavillons et les énormes tours qui flanquent les façades de l’édifice. L’état intérieur de cette habitation se ressent nécessairement de la longue absence de ses maîtres légitimes, et aussi des changemens de main assez nombreux qu’elle a subis depuis quelques années. Lors de la confiscation des biens de la famille d’Orléans, le château fut acheté par M. le duc de Galliera, qui paraît n’y avoir jamais fait séjour, et qui à la rentrée des princes le rendit à M. le duc de Montpensier. Le duc de Montpensier à son tour le céda au duc d’Aumale, son frère, qui l’a possédé un instant; enfin il a fait définitivement retour à l’héritier de Madame Adélaïde. Aussi n’est-on point étonné en parcourant cette suite infinie d’appartemens de les trouver en grande partie démeublés ou garnis d’un mobilier tout moderne, mais de formes déjà démodées, car il est remarquable que les ameublemens modernes deviennent rapidement surannés, et, tandis que les mobiliers du temps passé en avaient pour environ un demi-siècle, ceux d’aujourd’hui résistent à peine quinze ans. De tous les objets amassés par Madame Adélaïde ou ses neveux, il n’est resté, sauf quelques meubles en tapisserie qu’on m’a dit avoir été brodés par les princesses, que les moins précieux, quelques curiosités exotiques rapportées de ses voyages par M. le prince de Joinville, une collection, assez curieuse à revoir aujourd’hui d’ensemble, des charges sculptées de Dantan, enfin quelques portraits des princes d’Orléans ou de leurs serviteurs et de leurs amis, parmi lesquels un portrait, de Mme de Genlis déjà sur le retour, une brune piquante qui se dispose à devenir vieille et qui ne sait pas trop comment elle s’y prendra, ce qui explique la vivacité un peu songeuse et mélancolique de son regard. Bref, il n’est à peu près resté à Randan que ce qui était indispensable pour qu’une telle demeure ne fût pas absolument dégarnie et vide.

Plusieurs parties de ce château de Randan sont dignes de la plus sérieuse admiration; de ce nombre sont la salle de réception, qui est bien aussi, si nos souvenirs sont exacts, la salle à manger, et les cuisines. La grande salle est un vaste carré allongé, divisé par des piliers aux surfaces revêtues de stuc, comme le sont aussi les parois des murailles, d’un aspect vraiment royal, qui fait un curieux contraste avec la modestie relative et la réelle simplicité des appartemens destinés à l’usage particulier des habitans du château. Les cuisines destinées à préparer les festins servis dans cette salle ne lui cèdent en rien en beauté, il est bien entendu seulement que cette beauté est du genre qui convient à des cuisines. C’est un vaste sous-sol composé d’une longue succession d’offices claires et admirablement aérées qui s’ouvrent sur une sorte de large rue légèrement circulaire qui permet aux serviteurs d’aller de l’une à l’autre, ou d’aller à celle où ils ont particulièrement affaire sans en traverser aucune. Le travail culinaire se trouve ainsi divisé avec une méthode d’une perfection irréprochable, de manière que les divers emplois qu’exige cette branche de l’activité humaine soient isolés, et ne puissent se confondre et se nuire, de manière aussi (disposition importante et bien comprise) que les émanations contraires et ennemies résultant de ces diverses préparations gastronomiques ne puissent se mêler et altérer la saveur propre à chacune. Jamais on n’a eu à ce point le sentiment de ce que doivent être des offices, et il n’y a rien à citer en ce genre à côté des cuisines de Randan, sauf les cuisines de Chenonceaux, qui sont aussi belles, plus belles même peut-être comme construction, mais qui sont bien loin d’être aussi merveilleusement adaptées à leur but. Pendant que le domestique qui me montre le château m’ouvre cette succession d’offices en me désignant chacune par le nom de son emploi, boulangerie, rôtisserie, pâtisserie, confiserie, etc., je pense aux noces du riche Gamache et aux festins asiatiques célèbres par la Bible, et je me dis que ces banquets fameux n’ont jamais été préparés dans des cuisines aussi parfaitement tendues.

Le château, qui est d’origine très ancienne et qui a été successivement possédé par plusieurs familles nobles, entre autres celle des Polignac, n’a cependant pas d’histoire ; au moins ma mémoire ne me présente aucun souvenir réellement intéressant, si ce n’est l’anecdote amusante, que raconte sur une certaine vieille dame de Randan Marguerite de Valois, la première femme d’Henri IV, au début de ses mémoires. Cette dame, ayant perdu son mari, perdit si bien en même temps toute coquetterie féminine, que, ne se regardant plus au miroir, elle en oublia son visage, en sorte que se regardant un jour à l’improviste dans une glace, elle se retourna pour demander quelle était cette dame. Voilà certes un mari qui a été regretté d’une manière originale ; mais cette vieille dame était-elle une châtelaine de Randan? Cela est très probable, car Marguerite, qui vécut souvent et longtemps dans ces régions de l’Auvergne et du Forez, où D’Urfé nous l’a représentée dans son célèbre roman de l’Astrêe, sous le nom de Galathée, amoureuse du berger Céladon (un Lignerac quelconque), avait eu le temps d’apprendre par le menu tous les commérages traditionnels concernant les maisons de ces provinces. Entrons cependant dans la très belle chapelle du château, nous y rencontrerons ces souvenirs historiques que nous cherchons, souvenirs bien modernes, il est vrai, mais par cela même plus intéressans pour nous.

Le duc de Montpensier actuel y a fait déposer les fac-simile fort bien exécutés des monumens funèbres des deux jeunes frères du roi Louis-Philippe, le duc de Montpensier et le comte de Beaujolais, compagnons de cachot pendant la longue captivité de la révolution et tous deux morts en exil. Le comte de Beaujolais, le plus jeune des deux frères, mort d’une affection de poitrine, non pas, comme je le lis quelque part, en Sicile, mais à Malte, est représenté renversé, les regards et le bras tendus vers l’ennemi invisible qui le terrasse. Il y a, il faut bien le dire, quelque chose d’un peu théâtral et déclamatoire dans la pose de cette statue funèbre, empruntée aux attitudes mises à la mode par l’école de David, pose d’ailleurs peu justifiée, car les maladies de poitrine ne sont pas de celles qui terrassent, elles minent lentement, et la mort qu’elles apportent chemine à tout petits pas. Une pose moins dramatique et plus élégiaque eût mieux convenu que cette attitude violente, qui fait croire à une brusquerie quelconque de la mort, coup de foudre ou coup de feu. Ce monument est le moins remarquable des deux; il est cependant curieux comme exemple d’une mode qui s’est prolongée assez tard, car je la rencontre encore sous la restauration dans un monument commémoratif de la mort du duc de Berry, élevé à Saint-Germain d’Auxerre; le monument est mauvais, mais au moins là l’attitude est bien en situation. Le monument du duc de Montpensier, dont l’original est à l’abbaye de Westminster, où le prince fut enterré, est une œuvre de mérite du sculpteur anglais Westmacott. Il rappelle d’une manière frappante les beaux monumens du XVe siècle, et dans le fait l’artiste s’en est inspiré avec un bon goût parfait pour mettre son œuvre en harmonie avec le caractère des tombes royales. Le prince est représenté étendu, dans l’inertie du sommeil, le diadème au front, et enveloppé dans le manteau royal. Le visage charmant, un peu replet, sourit doucement à la mort, comme lui sourient les jeunes gens qui la voient et la laissent approcher d’eux sans soupçonner son nom, surtout les jeunes gens atteints de cette même lente consomption qui enleva le duc de Montpensier comme elle avait enlevé son frère. C’est un monument bien conçu, où tout est en harmonie, attitude, expression, représentation de la réalité.

Le prince qu’il recouvre est l’auteur de Mémoires consacrés à la longue captivité de quatre années qu’il subit à Marseille, au fort de Notre-Dame-de-la-Garde, en compagnie du comte de Beaujolais ; ils sont entre les plus remarquables que nous ait laissés la fin du dernier siècle. Il n’en est pas qui peignent plus au vif et mettent mieux en relief le genre de cruauté que la révolution mit au monde, cruauté gratuite, inutile, moins fanatique que bêtement taquine, et moins féroce que brutale. Ce récit d’une grande beauté, simple, net, sans phrases et sans déclamations (elles auraient été cependant quelquefois assez bien justifiées), où les faits parlent seuls, forme la plus complète antithèse de ton, de style, de sentiment que l’on puisse imaginer avec les autres mémoires de la révolution, qui tous, de quelque plume qu’ils soient sortis, de quelque parti qu’ils nous viennent, portent la marque de l’emphase, de la déclamation sentimentale, des figures de rhétorique à outrance, hyperbole, invective ou apostrophe. Cette simplicité, d’autant plus remarquable qu’elle émane d’un âge qui d’ordinaire connaît peu et goûte encore moins la simplicité, suffit à elle seule pour trahir d’une manière certaine un esprit supérieur ; mais là n’est pas tout le mérite de ces mémoires. De l’ensemble de ces faits présentés avec une émotion contenue se dégagent une couleur sombre et une lugubre poésie qui sont la propre couleur et la propre poésie du sujet. C’est un véritable poème de geôle et de cachot, exécuté avec une si parfaite unité que l’imagination du lecteur, ramenée sans cesse au sujet lugubre et sans issue d’aucune sorte pour lui échapper, est comme mise sous les verrous et forcée de partager la captivité de l’auteur. Rien que des images et des spectacles de prison, hautes murailles arides au regard qu’elles privent de la lumière, cachots noirs séjour de la nuit, bruits de ferraille, grincement de gonds et de clés, échos prolongés de patrouilles qui s’éloignent, pas sourds de rondes de nuit qui s’approchent, brusques appels nocturnes, sursauts de terreur, clameurs de détresse de prisonniers privés de leur raison, et pas un souffle d’air pur pour chasser ces vapeurs humides, pas un coin de ciel entrevu pour distraire de ces ténèbres, pas un oiseau, pas une fleur, pas une cime d’arbre pour rassurer l’imagination et lui dire que la nature existe encore ! En suivant le lent crescendo d’horreurs de tout genre qui commence avec cette première visite du geôlier où le prince est informé que la loi ne lui passe pas de chandelle jusqu’à l’effroyable scène du massacre des jacobins emprisonnés en représailles de leurs exploits du même genre pendant la terreur, on croit parcourir les cercles de l’enfer dantesque, et les vers du grand poète reviennent au souvenir comme l’expression naturelle des scènes que l’on contemple et des discours qu’on entend :

Diverse lingue, orribili favelle,
Parole di dolore, accenti d’ira,
Voci alti et fioche, et suon di man con elle,
Facevano un tumulto, il quai s’aggira
Sempre in quell’ aria senza tempo tinta…


Les orribili favelle surtout abondent, épaisses comme la vermine dans un bouge, multipliées comme des limaçons après un orage. Ce serait à en prendre en horreur la nature humaine, et cependant le sentiment de la misanthropie n’agite pas une seule fois le cœur du jeune duc de Montpensier, et son récit ne l’inspire pas une seule fois au lecteur. Le monstrueux traitement que subit le prince ne parvient ni à fausser son jugement ni à pervertir sa sensibilité ; il reste en possession d’une liberté morale assez entière pour lui permettre de surprendre au milieu de tant de brutalités les marques d’humaine sympathie et les secrets sentimens de pitié chez les âmes qui l’approchent, et son cœur conserve assez de ressort pour en être reconnaissant. Il n’y a guère de récit où la nature humaine apparaisse plus à son désavantage, et il n’y en a pas qui la calomnie moins, — nouvelle preuve, et celle-là tout à fait décisive, que nous avons affaire ici à un esprit supérieur. Trop souvent les épitaphes sont menteuses ou flatteuses, mais les mémoires du duc de Montpensier sont là pour témoigner qu’il en est au moins une dont les éloges ne sont que l’expression presque affaiblie de la vérité, et celle-là, c’est celle que nous lisons gravée sur le monument du prince dans cette chapelle de Randan.


EMILE MONTEGUT.

  1. L’église de Souvigny est encore en assez bon état de conservation, cependant certaines réparations, sans être urgentes, seraient nécessaires. Pendant que j’étais à Souvigny, on m’a rapporté qu’il y a quelques années des sollicitations avaient été adressées à la direction des monumens historiques en faveur de cette église, mais qu’il avait été répondu qu’il fallait perdre tout espoir. Si cela est, cette impuissance de l’état est vraiment fâcheuse, car il n’y a pas de monument qui soit plus réellement historique que celui-là ; mais, si l’état ne peut rien, le clergé de l’Allier ne pourrait-il faire pour Souvigny ce que les clergés de tant de départemens ont fait pour une foule d’édifices relevés par leur soin ?