Impressions de voyage et d’art, souvenirs du Bourbonnais/05

Impressions de voyage et d’art, souvenirs du Bourbonnais
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 2 (p. 638-670).
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IMPRESSIONS
DE VOYAGE ET D’ART

V.
SOUVENIRS DU FOREZ.

I. — ROANNE : TROIS PORTRAITS HISTORIQUES. — FEURS : LA STATUE DU COLONEL COMBES.

Roanne ouvre l’entrée du Forez du côté du Bourbonnais ; il nous suffira de nous y arrêter quelques minutes. Comme importance et population, Roanne est cependant la seconde ville de cette petite province, dont se compose aujourd’hui le département de la Loire; mais sa destinée a voulu qu’à toute époque elle n’eût jamais qu’un rôle historique assez effacé. Toutes les autres villes de la province ont eu tour à tour la suprématie forésienne, Roanne n’a jamais pu l’obtenir même lorsque les circonstances semblaient lui devoir être favorables. Aux époques féodale et seigneuriale (j’appelle de ce dernier nom l’époque qui va de la mort de Louis XI à la mort d’Henri IV), le mouvement et la vie étaient à Montbrison et dans les localités qui l’avoisinent; puis, lorsque l’époque industrielle arriva, ce fut vers Saint-Etienne, autrement riche en élémens de travail par la houille et le fer que lui livre son sol, que se portèrent l’influence et l’activité nouvelles. Roanne toutefois fit un effort pour profiter de ce courant et se créer un avenir; elle se mit à tisser des cotonnades, et, grâce à cette industrie, elle s’acquit une importance relativement considérable; mais cette importance même, elle n’a pu la conserver intacte, et, pendant le temps de mon séjour dans cette ville, il m’a fallu à plusieurs reprises entendre les plaintes mélancoliques des habitans sur la concurrence que leur fait dans le nord l’heureux Roubaix. Enfin il n’est pas jusqu’à la petite Feurs, où les lanternes n’ont pas encore pénétré, qui ne présente plus d’importance politique dans le passé et plus d’intérêt dans le présent que Roanne la cossue, toute brillante du moderne éclairage à gaz, tant il est vrai qu’il faut se garder de juger sur la mine les villes aussi bien que les gens.

Une gentille église, dédiée à saint Etienne, et dont le fronton est orné d’une statue moderne du martyr, d’une agréable exécution et d’un bon sentiment, un collège bâti par le célèbre père Cotton, édifice quelque peu lourd, mais bien distribué autour d’une spacieuse cour intérieure, voilà tous les monumens de Roanne. Quelques-uns des livres par moi consultés m’avaient promis des débris de thermes romains; j’ai le regret de les avoir cherchés en vain, et cependant ce n’est pas faute de les avoir réclamés auprès des habitans de la localité. Un hôtel de ville, aujourd’hui condamné et qui attend son successeur, contient un musée composé d’objets de provenance diverse, parmi lesquels sont trois portraits de Forésiens célèbres ; ces trois portraits sont les seules choses qui m’aient réellement intéressé à Roanne. Le premier est celui du jésuite Cotton, le confesseur d’Henri IV et de Louis XIII, figure qui arrête et fait réfléchir. Oh ! que voilà un visage qui est peu d’un rat d’église et qui est bien fait pour démentir ce type traditionnel du jésuite confit en mièvrerie dévotieuse et en doucereuse humilité que s’est forgé une certaine superstition philosophico-populaire. Une beauté réelle, qui est d’un dandy et d’un cavalier expert à toutes les adresses de l’équitation bien plutôt que d’un religieux, des traits noblement réguliers, arrêtés avec une précision toute classique, un port de tête plein de hauteur, une physionomie marquée d’une fermeté froide et souriante, où se révèle une volonté d’acier à la fois souple et pénétrante, voilà le père Cotton. En regardant ce visage, qui est celui d’un homme du monde accompli, je n’ai plus aucune peine à m’expliquer la séduction profonde et par suite l’influence considérable que Cotton exerça sur Henri IV, à qui l’imagination aurait peine à prêter un confesseur renfrogné et morose, de mine basse, de maintien humble et d’esprit strictement dévotieux. Tout ce qu’il fallait à un roi pareil, entente du monde, connaissance du jeu des passions, liberté de jugement dans l’appréciation des actes, le père Cotton le possédait, ou les traits de ce visage seraient fort menteurs. Il est évident qu’un tel homme épargnait au roi un des ennuis les plus mortels qu’il y ait, celui de changer de monde, ne fût-ce qu’un instant, de se dépayser, et que, lorsqu’il approchait son confesseur pour débattre les affaires de son âme, il devait se sentir aussi à l’aise que lorsqu’il demandait un conseil de prudence à Jeannin ou qu’il soumettait un ensemble de circonstances diplomatiques à l’examen de Villeroy. Comme les plus grandes choses de ce monde tiennent souvent à des causes singulièrement subtiles ou particulières, il est fort possible qu’il faille rapporter à la seule personne de Cotton la longue sécurité dont l’ordre auquel il appartenait a joui depuis Henri IV jusqu’au ministère de Choiseul, et par suite tout le développement de notre histoire religieuse au XVIIe et au XVIIIe siècle, car c’est à lui que la compagnie dut non-seulement son rétablissement, mais, service plus signalé, son affermissement en France. Le rétablissement, il l’obtint d’emblée de Henri IV, qui, nous dit l’évêque Péréfixe, fut charmé de la douceur de ses manières, et il l’obtint avec tous les honneurs, d’un retour triomphant, parmi lesquels le renversement de la pyramide élevée sur l’emplacement de la maison de Jean Châtel, où se lisaient diverses inscriptions accusatrices contre la compagnie. Ce rétablissement cependant, Henri IV l’aurait très certainement accordé même quand la demande lui en aurait été faite par un solliciteur de manières moins avenantes que Cotton, car cet acte rentrait dans le plan général de sa politique; mais le rétablissement n’était pas tout, il fallait obtenir la sécurité, et c’était là chose difficile. La partie de l’opinion qui s’était exprimée naguère par la Satire Ménippée était hostile et toujours prête à accueillir tous les bruits semés par la malveillance, le parlement était ennemi et toujours prêt à profiter des circonstances possibles pour demander la révocation de l’acte de rétablissement. Rien de pareil ne fut plus à craindre lorsque Cotton fut devenu confesseur du roi ; ce fut le second triomphe de ses façons polies, et ce fut le plus considérable. A la mort de Henri IV, l’affermissement était déjà assez solide pour que la société pût braver les accusations de complicité dans le crime commis par un ancien ligueur fanatique, et Louis XIII, dont la nature particulièrement dévotieuse est bien connue, n’était pas homme à troubler cette sécurité, qui à partir de ce moment ne fut plus sérieusement menacée. Que de choses dans notre histoire des XVIIe et XVIIIe siècles ont tenu peut-être à ces grâces polies de Cotton ! Les querelles du jansénisme auraient-elles été jamais aussi vives? le jansénisme lui-même se serait-il jamais élevé à la hauteur d’une secte? la constitution Unigenitus aurait-elle jamais eu de raison d’être?

C’est dans un état de société analogue à celui qu’évoque l’image du père Cotton que nous transporte le second de ces trois portraits, celui de Champagny, duc de Cadore, car ce que le gouvernement d’Henri IV fut pour la France des guerres religieuses, le gouvernement de Bonaparte le fut à nombre d’égards pour la France de la révolution,}} mais avec combien moins de sagesse, de prudence et de constance, hélas! C’est encore une image de mondain accompli, cette fois sans rien d’altier ni de volontaire; des traits fins et délicats, une physionomie où se mélangent également la dignité et la modestie, une expression de vive intelligence tempérée de réserve, des yeux doucement spirituels ouverts avec une sorte d’étonnement naïf comme s’ils étaient surpris de voir le peu que dure l’œuvre d’un diplomate, tel est ce portrait, bien d’accord par tous ses détails avec le rôle historique du duc de Cadore. Le troisième est celui d’un homme bien plus obscur que les deux précédens, on pourrait dire même tout à fait obscur, et dont le nom ne se rapporte à rien de général, mais qui m’intéresse ici plus particulièrement que les deux autres, car c’est celui de l’homme qui me sert principalement de guide historique dans ces régions du Forez, Antoine de La Mure, de son vivant chanoine à la collégiale de Montbrison, auteur de l’Histoire des comtes de Forez et des ducs de Bourbon, et d’une intéressante généalogie des d’Urfé. L’homme est sans génie, et il ne faut lui demander aucune de ces aimables qualités qui nous ont plu chez les érudits ecclésiastiques de la Bourgogne, Lebœuf et Courtépée; mais, si son érudition est mal présentée, elle est abondante, et il est encore le meilleur guide que nous puissions consulter pour la province où nous voici. La lèvre supérieure est ombragée de cette moustache que les ecclésiastiques portaient encore de son temps, c’est-à-dire dans la seconde moitié du XVIIe siècle; mais cet ornement ne lui communique rien de cavalier, ni d’aimable. La mine est morose et taciturne, l’aspect grognon, ou plutôt, pour parler comme les bonnes femmes, bougon; on dirait tout à fait un portrait satirique de quelque vieux membre de l’académie des inscriptions de l’ancienne école. Pendant que je le regarde, il me semble l’entendre me dire avec une expression fort rechignée que même les bouquins ne font pas le bonheur. Hélas ! à qui vous le dites, honnête chanoine!

Le Forez a cela de particulier que ses très anciennes villes, celles qui ont tenu historiquement le haut du pavé de la province, sont tombées dans un abandon à ne pas se relever. Comme Montbrison, comme Boën, Feurs est une ville déchue. Elle a été pourtant une manière de capitale, et, par sa position intermédiaire entre le haut et le bas Forez dans cette plaine que traverse la Loire, elle était faite pour rester capitale, si les mouvemens de l’histoire obéissaient toujours aux conditions de la nature; mais, hélas! c’est tout le contraire qui arrive d’ordinaire, et Feurs en a fait la triste expérience. Au moyen âge, alors que la vie était presque entièrement guerrière, il se trouva trop en plaine, et Montbrison, perché plus haut et capable de meilleure défense, confisqua sa suprématie ; aux époques plus pacifiques, il s’est trouvé trop loin des élémens de travail, et la vie s’est écoulée vers Saint-Étienne ; enfin, lorsque les anciennes divisions territoriales ont été abolies et que la vie générale a succédé à la vie locale, Feurs, si bien fait pour servir de centre à une population ramassée en tribu provinciale, s’est trouvé moins bien situé que Roanne pour servir d’entrepôt et d’intermédiaire au commerce. Pour retrouver Feurs dans tout son éclat, il faut remonter jusqu’à l’époque romaine, car c’est alors seulement qu’il a profité de tous les avantages de sa situation. Forum Segusianorum s’appelait-il à cette époque, le grand marché des Ségusiens, le lieu de foire central de toute cette région. Tout déchu qu’il est, Feurs n’en a pas moins la gloire d’avoir étendu son nom à toute la province qu’il commandait jadis, car ce même mot de Forum, qui par corruption est devenu Feurs, par une autre altération plus facile encore à saisir que cette première, a donné le nom de Forez, étymologie fort évidente, et sur laquelle pourtant les anciens érudits se sont trompés jusqu’au jour où elle fut mise en lumière par la sagacité d’Honoré d’Urfé, qui avait étudié non-seulement en poète, mais en critique, les origines et les antiquités de sa province natale. Naguère encore l’église de Feurs renfermait scellé dans un de ses murs un curieux souvenir de cette lointaine époque, une pierre gravée d’une inscription latine dédiée par les maîtres charpentiers au dieu Sylvain, patron naturel des charpentiers en sa qualité de dieu des forêts. Voilà une inscription qui n’aurait pas manqué de fournir à l’antiquaire de Walter Scott une preuve décisive que, cette province abondant plus particulièrement en bois, c’était bien dans la traduction française du mot latin sylvœ qu’il fallait chercher l’étymologie du nom de Forez. Et que de preuves il aurait pu citer à l’appui de cette opinion ! Par exemple, les écussons héraldiques de la province à la Diana de Montbrison ne présentent-ils pas les figures de faunes et d’hommes sauvages, habitans naturels des forêts? Malheureusement pour cette opinion, l’art héraldique ne s’est avisé de ce calembour que parce que le mot était déjà créé et qu’il se prêtait de lui-même au double sens. L’église de Feurs ayant été réparée il y a déjà un certain nombre d’années, cette pierre en fut retirée sans doute pour lui épargner cette toilette du badigeon qui a recouvert tant de souvenirs intéressans, et elle est aujourd’hui déposée dans une salle du petit hôtel de ville, destinée à recevoir un musée lapidaire. Il est bien vrai qu’une inscription au dieu Sylvain était singulièrement placée dans une église chrétienne, et cependant je regrette qu’elle en ait été enlevée. Dans un musée, ce n’est plus qu’une inscription latine, souvenir mort d’une société morte; dans l’église, c’était un souvenir vivant qui montrait comment le culte nouveau se reliait au culte ancien, et qui faisait subitement apparaître à l’imagination du promeneur lettré le spectacle de l’affection si prolongée des populations rurales pour les coutumes religieuses du paganisme, affection qui dut être plus particulièrement résistante dans ces régions du Forez. Ce n’est pas sans raison que dans ce célèbre roman de l’Astrée, dont il a placé la scène au Ve siècle de notre ère, le très érudit Honoré d’Urfé a tracé le tableau d’une société rustique dominée par le vieux druidisme, qu’il montre en querelle non avec le christianisme, mais avec le paganisme romain, qui est venu altérer les croyances gauloises et envelopper de symboles menteurs la nudité des anciens dogmes.

Si le Forez resta jadis quelque peu en retard avec le christianisme, la ville de Feurs l’est restée bien davantage avec les lanternes. Non-seulement, à cette date du XIXe siècle, le moderne éclairage au gaz n’y a pas encore pénétré, mais les simples réverbères de notre enfance, les réverbères d’avant 1789, y sont inconnus. Comme au temps du druide Adamas, les habitans de Feurs s’éclairent la nuit des rayons de la lune, et, lorsqu’il arrive à cet astre de passer la soirée chez Endymion, ces descendans des bergers de la Loire et du Lignon restent plongés dans l’obscurité la plus profonde. Notez que Feurs est une des localités considérables du département de la Loire, qu’elle compte plus de trois mille habitans, et qu’elle est à proximité des houillères de Saint-Etienne et de Rive-de-Gier, qui lui fourniraient, sans grands frais de transport, le combustible nécessaire à son éclairage. J’ai demandé si cette absence d’éclairage avait une cause, on m’a répondu que Feurs n’était pas une ville assez importante pour avoir une usine à gaz. Soit, mais au moins, ai-je fait observer, avec quatre ou cinq réverbères placés aux bons endroits, on aurait évité aux habitans le désagrément de se heurter de front dans l’obscurité ou le risque d’être écrasés par les camions qui descendent de la gare. — C’est vrai, m’a-t-on dit, aussi était-il venu, il y a six mois, un individu qui présentait un projet pour éclairer la ville, mais l’affaire n’a pas pu aboutir. Un fait historique fort intéressant résulte pour moi de cette absence de réverbères, c’est que, lorsque sous la révolution française les rares jacobins de Feurs s’avisaient de vociférer la fameuse chanson les aristocrates à la lanterne, ils parlaient pour la plupart sans bien savoir ce qu’ils disaient et d’une chose qu’ils ne connaissaient que par ouï-dire. C’est ici cependant qu’un des proconsuls de la terreur fit exécuter un nombre considérable d’habitans de Montbrison comme coupables de royalisme, mais il les fit exécuter par la guillotine, car, s’il avait dû les pendre, les réverbères de la ville n’auraient pu lui fournir ni un poteau ni une corde. Ce fut un des plus sanglans épisodes de la terreur en province que cette révolte de Montbrison, conséquence de la guerre civile qui désola le Lyonnais. Le proconsul, ex-huissier qui répondait au beau nom de Javogue, procéda à la répression avec toute la rigueur propre à sa profession formaliste; saisies, arrêts, exécutions, se succédèrent avec une impitoyable promptitude. Montbrison y perdit pour un temps et son rang de capitale et son nom, qui, par une raillerie sinistre, fut changé en celui de Montbrisé, et pour un temps aussi Feurs hérita des titres et apanages de la sanglante condamnée. A l’une des extrémités de la ville s’élève la chapelle expiatoire que le roi Louis XVIII fit élever sous la restauration en mémoire de ces victimes forésiennes. L’édifice est lourd et sans caractère comme tous ceux du même genre qui ont été construits à cette époque, car c’est une circonstance digne de remarque que la révolution n’a pu laisser aucun monument qui la rappelât avec grandeur et beauté, et que les vaincus ont aussi mal honoré leurs victimes que les vainqueurs ont mal glorifié leurs triomphes. Aux quatre coins du monument on a placé, par une fantaisie dont je ne me suis pas bien expliqué la raison, quatre très hautes pierres milliaires que les pluies et les années ont rendues entièrement indéchiffrables. Peut-être est-ce tout simplement pour utiliser ces pierres d’une manière quelconque qu’on en a flanqué cet édifice; quoi qu’il en soit, je leur dois quelques minutes de bien tristes rêveries, et les inscriptions illisibles m’ont parlé avec plus d’éloquence que si elles n’eussent pas été effacées. Nous sommes de vieilles sentinelles du temps, semblent-elles dire, et nous avons charge de vous apprendre qu’il n’est pas en ce monde de souvenir qui puisse échapper à l’oubli. Voyez plutôt, nous n’avons pu retenir nous-mêmes ce qui avait été confié à notre dur granit! Ainsi en adviendra-t-il un jour des événemens de cette époque terrible dont les grandeurs vous inspirent encore tant d’orgueil et les douleurs tant de pitié. Un jour viendra, jour bien lointain, mais infaillible, où ces victoires et ces conquêtes n’éveilleront pas plus d’échos dans la mémoire des hommes qui vivront alors que n’en éveillent aujourd’hui les conquêtes du roi Sésostris, où les cœurs resteront aussi froidement fermés au récit de ces infortunes que les vôtres au récit des vieilles infortunes du passé. Un jour viendra enfin où tout cela, comme nous-mêmes, n’intéressera plus que les rares érudits de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres de cette lointaine époque, où tout cela sera devenu de l’histoire ancienne, et sondez, si vous le pouvez, les abîmes de silence, de solitude et de ténèbres que recouvre ce mot ancien!

Feurs possède encore un autre souvenir de guerre et de mort, mais de guerre honorable cette fois et de mort faite pour inspirer l’amour et le respect de la vie. Sur la grande place de la ville, en face de l’église se dresse la statue du colonel Combes, tué à l’entrée des Français dans Constantine en 1837. Voilà un emploi de la sculpture monumentale contre lequel nous n’aurons pas cette fois envie de récriminer. Au contraire des savans et des artistes, qui continuent à vivre lorsqu’ils ne sont plus par les œuvres qu’ils laissent derrière eux, les héros, à moins qu’ils ne soient souverains ou qu’ils n’aient tenu la scène du monde pendant une longue suite d’années, sont condamnés à périr tout entiers, acteurs sublimes qu’ils sont, car leur héroïsme c’est leur personne vivante même. A plus forte raison en est-il ainsi lorsque, comme le colonel Combes, ils n’ont qu’un instant pour se révéler et que cet instant est précisément celui qui les anéantit. De ceux-là, il ne restera rien, pas même le souvenir, car la mémoire humaine est de substance lente et dure, et le temps qui fut donné aux héros de ce genre fut trop court pour qu’ils pussent y faire impression. Il y a là pour ceux qui sont témoins du spectacle rapide de ces subits météores d’héroïsme, ou pour ceux qui sentent à l’égal du héros, quelque chose de particulièrement amer qui porte le regret jusqu’à la vivacité de la souffrance. Une âme admirable était parmi nous, et nous ne la connaissions pas ou nous la soupçonnions à peine, et voilà que la minute où elle nous apparaît est celle-là même où elle nous quitte; le temps de la saluer au départ, et c’en est fait pour toujours! La sculpture monumentale n’a pas de destination plus légitime que celle de fixer de pareilles minutes fugitives et de donner à de semblables carrières héroïques ce qui leur a manqué, la durée. Les concitoyens du colonel Combes ont eu raison de ne pas vouloir que le souvenir d’une telle mort fût perdu; il y en a eu qui ont été entourées de circonstances plus brillantes, il n’y en a pas eu de plus stoïques, ni qui témoignent d’une trempe d’âme plus énergique. Voici comment elle est présentée dans les très beaux récits de la guerre d’Afrique laissés par le duc d’Orléans et publiés par ses fils il y a quelques années. « Atteint de deux balles en pleine poitrine, le colonel Combes donne encore ses derniers ordres, puis il vient dans la batterie de la brèche, debout et l’épée haute, rendre compte au général Valée et au duc de Nemours de la situation du combat. — Ceux qui ne sont pas blessés mortellement, ajoute-t-il ensuite, pourront se réjouir d’un aussi beau succès; pour moi, je suis heureux d’avoir pu faire encore quelque chose pour le roi et pour la France. — C’est alors seulement qu’on s’aperçoit qu’il est blessé. Calme et froid, il regagne seul son bivouac, s’y couche et meurt. » Une inscription gravée sur le socle de la statue nous apprend que, par une noble et légitime reconnaissance, le roi Louis-Philippe voulut que ce cœur si digne de battre longtemps et qui ne s’était arrêté qu’en prononçant son nom fût enseveli au-dessous du monument qui lui était destiné. Rarement héros a été mieux regretté et plus délicatement honoré.

Cette statue est de Foyatier, l’auteur du Spartacus des Tuileries, sculpteur à qui cette dernière œuvre a fait une réputation d’énergie, bien que sa nature le portât peut-être plus encore vers les sujets gracieux, ainsi que peuvent en témoigner plusieurs morceaux charmans que nous avons regardés avec plaisir au musée de Lyon. L’artiste a représenté le héros de Constantine dans tout le feu de l’action même où il reçut le coup mortel; la figure, pleine de vie et de véhémence, est lancée d’un mouvement plein d’énergie, des plis du manteau militaire l’épée jaillit soulevée par le bras d’un geste vif et ferme, la tête se retourne en arrière pour crier en avant, tandis que le corps, obéissant lui-même à cet ordre de la bouche, se précipite avec impétuosité dans la direction commandée. La furie du champ de bataille a été heureusement saisie et heureusement rendue; cependant, il faut bien le dire, ces qualités ont été payées du prix de réels défauts. Tout a été sacrifié à l’effet du mouvement, même la vérité, la nature, et ce que j’appellerai, faute d’un autre mot, la logique de l’anatomie. Il est absolument impossible que la tête qui se retourne n’entraîne pas une évolution analogue du reste du corps, et que les membres puissent marcher dans une direction si diamétralement opposée à celle du chef; on dirait une tête posée sur un pivot au-dessus du tronc, et pouvant tourner d’elle-même sans participation de son support. L’effet obtenu eût été peut-être d’une véhémence moins brusque, si la vérité anatomique eût été respectée; cependant je doute que l’artiste ait eu raison de n’en pas tenir compte, car il y a dans les attitudes commandées par cette logique en quelque sorte fatale du corps une harmonie de lignes dont toutes les violences faites à la nature ne compenseront jamais l’heureuse beauté. Peu importent ces défauts toutefois; cette œuvre possède un mérite plus haut qui les efface. Le sculpteur a intelligemment exprimé par cette figure l’originalité propre à notre armée d’Afrique à l’époque qu’on peut appeler l’époque héroïque, et le caractère particulier de cet assaut de Constantine, dont le roi Louis-Philippe put dire justement « que, si la victoire avait plus fait d’autres fois pour la puissance de la France, elle n’avait jamais élevé plus haut la gloire et l’honneur de ses armes. » Éloge mérité, car les Français de 1837 firent autant à Constantine qu’avaient fait leurs pères à Tarragone sous l’heureux Suchet. C’est à ce dernier siège en effet qu’on peut comparer sans crainte celui de Constantine pour l’énergie, l’opiniâtreté et la patience, s’il ne peut se comparer pour l’importance de la lutte et les proportions du théâtre à d’autres sièges mémorables. Ce qui distingua ce fait d’armes, c’est que ce fut une victoire non de soldats, mais d’officiers et de militaires gradés. La statue de Foyatier exprime à merveille ce caractère : le personnage que voici devant nous est à la fois un officier et un soldat; les hommes auxquels il commande, il les remplace au besoin; le levier de son autorité, c’est l’exemple qu’il donne; son moyen d’ordonner de marcher, c’est de marcher lui-même, et c’est ce que nous le voyons en train de faire dans ce mouvement plein d’impétuosité.

C’est à Feurs, ainsi que s’en souviennent les lecteurs de l’Astrée, que la belle Léonide, nymphe de premier rang auprès de la semi-déesse Galatée, vint chercher son oncle, le grand druide Adamas, pour le consulter sur le cas du berger Céladon; mais la réalité res- semble rarement au roman, hélas! Du temps même de la jeunesse de d’Urfé, pendant les guerres de religion et les batailles de la ligue, Feurs avait vu le Lignon et la Loire rouler d’autres corps que ceux d’amoureux évanouis, et nous venons de reconnaître que le cours de l’histoire s’est chargé d’y déposer depuis cette époque des souvenirs qui, même heureux, n’ont rien de commun avec la bucolique, et n’indiquent pas précisément que le règne de la déesse célébrée par d’Urfé, Astrée, mère de la paix, soit près de commencer parmi les hommes.


II. — SAINT-ETIENNE.

Le voyageur curieux d’effets pittoresques devra s’arranger pour ne débarquer à Saint-Etienne que de nuit, s’il veut se ménager le plaisir d’un spectacle qui lui paraîtra nouveau, même après en avoir vu les analogues dans les régions du nord. De tous côtés, les usines à gaz, les fours ouverts, les fourneaux incandescens, éclairent sa marche de leurs reflets puissans, mornes, sans rayonnement. Devant soi, on n’y voit goutte, et là-bas, à vingt pas, tous les objets se détachent sur ce fond rouge enveloppé d’ombre avec la force et le relief des tableaux présentés par la chambre noire. Comme ces feux se succèdent en nombre infini sur un très long parcours et que les établissemens où ils brûlent sont nécessairement tous grands ouverts, on dirait une ville formée d’habitations où l’atmosphère se composerait de flamme en place d’air; c’est tout à fait la capitale du royaume des salamandres, et l’on a envie de croire que les êtres que l’on voit s’agiter dans le lointain sont les laborieux citoyens de cette nation décrite par les démonologues. Ce spectacle est d’un effet violent à outrance, morose à force d’intensité, d’une ardeur presque sinistre; cependant il est loin d’être monotone : si le ton général reste invariablement sévère, les aspects varient beaucoup selon la qualité des nuits, le degré de transparence de l’air, la nature des ombres, et avec ces aspects varient aussi les visions qu’ils évoquent. Ainsi comme ces foyers, bien que singulièrement rapprochés les uns des autres, ne se confondent pas et restent chacun avec une individualité bien distincte, j’ai cru voir réalisée un certain soir la vision de l’enfer de sainte Thérèse, la plus effrayante certainement que jamais âme humaine ait eue, un enfer composé d’une longue suite de cachots cellulaires séparés par des cloisons épaisses, et dans chacune de ces cellules un damné brûlant en silence sans compagnon d’infortune avec lequel il puisse échanger les confidences de sa douleur. Un autre soir que la nuit était belle et que la lune, rendant les ombres moins épaisses, enlevait à ce spectacle une partie de sa violence sans lui rien enlever de sa sévérité, ma mémoire, sollicitée par le tableau qui flamboyait sous mes yeux, conduisit à mes lèvres ces vers de l’ode célèbre où Horace a peint les enchantemens du printemps romain :

…………. Dum graves Cyclopum
Vulcanus ardens urit officinas.

A la vérité, il manquait ici les nymphes jointes aux grâces dont le poète nous montre les danses sous la présidence de la lune, car il serait bien inutile de les demander à la campagne qui entoure immédiatement Saint-Etienne; mais, si j’avais pu à ce même moment me transporter à deux lieues de là, à Rochetaillée par exemple, j’aurais eu chance de compléter ce tableau d’Horace, dont je n’avais sous les yeux que le coin grave et fort. Quant à ce coin, il était rendu avec une telle réalité, une telle précision et une telle vigueur de coloris, que tout contraste n’aurait pu qu’en diminuer le caractère.

Saint-Etienne n’a pas précisément la réputation d’une ville aimable; cependant un soir que je suis perché sur l’impériale d’un omnibus, j’entends un de mes voisins, contre-maître de la grande usine de Terre-Noire, qui raconte que, lorsqu’il en est absent pendant quelques jours, il éprouve ce malaise et cette tristesse qui sont les signes de la nostalgie. « Quand je n’ai pas vu depuis quelques jours le feu des fourneaux, quand je ne sens plus l’odeur de la fumée, je me dis : Ça va mal, ça va mal, et je me hâte de revenir. » L’Islande est le plus beau pays que le soleil éclaire, disent aussi, au rapport des voyageurs, les modernes habitans de l’île des volcans et des geysers. Eh bien! cette affection n’a pour nous rien de grotesque, et nous comprenons qu’on aime Saint-Etienne. A défaut de charmes et d’attraits, cette ville a du caractère, et ce caractère est singulièrement robuste et sérieux. L’aspect en est mâle et populaire, même dans les quartiers nouveaux et qu’on pourrait appeler élégans. De grandes voies bien éclairées et cependant tristes, bruyamment animées et cependant mornes, des faubourgs spacieux, mais d’où toute joie est exilée, de hautes maisons bien bâties de physionomie grise, des églises sans architecture, des monumens sans goût et sans beauté, voilà Saint-Étienne. Répandez sur le tout un léger badigeon de fumée et semez le sol des grandes voies d’entrée d’un épais tapis de poussière de charbon, et vous aurez le tableau au complet. Si fort est ce caractère de virile vulgarité, qu’il a résisté et qu’il résiste à toutes les tentatives modernes d’embellissement. On a essayé de donner des monumens à Saint-Étienne, on lui a bâti un palais des arts pour loger ses collections; à la cime d’une élévation artificiellement creusée en forme de grotte, on lui a construit une école de dessin qui affecte des airs de palais et à laquelle on monte par deux rampes quasi royales, mais ces édifices, lourds et prétentieux, hors de proportion d’ailleurs avec leur destination, vont à Saint-Étienne comme un habit de fête à un laborieux artisan; la ville en est non embellie, mais endimanchée en quelque sorte. Telle la ville, telle la population. Le peuple de Saint-Étienne a la réputation d’être méchant; ce qui est certain, c’est que c’est un des plus moroses que j’aie vus. Je ne l’ai pas surpris à rire, et rarement je l’ai entendu chanter ou vociférer; cependant j’ai séjourné à Saint-Etienne une semaine entière. Cette disposition semble propre, il est vrai, non à Saint-Étienne particulièrement, mais à toute cette région du Lyonnais qu’il avoisine, car le peuple de Lyon, qui passe à trop bon droit, hélas! pour violent, est un des moins bruyans qui existent, et une des choses qui étonnent le plus le voyageur, c’est de trouver si peu tapageuse une cité si grande et où fermentent les volcans dont nous avons vu les explosions. Ajoutons qu’il n’y a rien dans le type physique du peuple de Saint-Étienne pour rehausser cette physionomie morose. Ce type est ingrat, et lorsque la fatigue ajoute ses stigmates à cette absence de beauté, l’aspect en est douloureux sans être attendrissant, car ce n’est que pour les chrétiens à outrance et pour les âmes forcenées de charité que la souffrance non relevée de grâce peut être intéressante. Certes voilà un tableau dur de formes, sec de coloris, sombre de ton; oui, mais l’âme du travail est ici partout présente et a marqué cette ville d’une empreinte ineffaçable, et ce cachet lui crée une originalité qui ne se laisse pas oublier. Bien des villes autrement coquettes, autrement avenantes, autrement gracieuses, ne mordront jamais sur le souvenir avec autant d’énergie, et lorsque la mémoire cherchera leurs images, elle s’étonnera de les trouver si effacées et de voir celle de Saint-Étienne conserver encore toute sa vigueur.

Parmi toutes les villes de France que je connais, il n’y en a qu’une qui ressemble à Saint-Etienne, c’est La Rochelle ; cette ressemblance est aussi étroite qu’elle peut l’être entre une ville du littoral et une ville de l’intérieur des terres. Comme Saint-Étienne, La Rochelle est remarquable par son absence complète de beauté, qui frappe d’autant plus que toutes les villes voisines de l’Angoumois et de la Saintonge sont remarquablement jolies. Pas plus que celle de Saint-Étienne, les enjolivemens modernes n’ont réussi à égayer la physionomie grave et soucieuse de La Rochelle. A la vérité, Saint-Étienne emporte la palme pour la laideur des monumens, car la nature de son emplacement lui refuse l’analogue de cette admirable entrée du port de La Rochelle, qui forme l’un des plus magnifiques sujets de paysages marins à la façon de Claude Lorrain et de Joseph Vernet qu’un grand peintre puisse rêver, et la fortune de son histoire lui a refusé l’analogue de ce noble hôtel de ville qui fait passer comme un courant de l’air vivifiant de la renaissance à travers l’atmosphère quelque peu lourde de la cité marchande ; en revanche, les églises de l’une et de l’autre ville n’ont rien à s’envier pour la mauvaise grâce et l’absence d’intérêt. Eh bien ! en dépit de tout, l’image de La Rochelle, comme celle de Saint-Étienne, s’enfonce profondément dans le souvenir, et, pour les mêmes raisons, elle a de la force et du caractère.

Le travail, voilà quel fut de tout temps le génie de Saint-Étienne; il serait vain d’en chercher un autre. Ce n’est pas que Saint-Étienne n’ait pas d’histoire, mais cette histoire est pour ainsi dire de contre-coup et de choc en retour; aucun des mouvemens de notre existence nationale n’est originairement parti de ces régions. Aussi la trace du passé y est-elle bien peu marquée, et a-t-on bientôt fait de glaner les quelques souvenirs qui y conservent encore existence de mânes. Entrons par exemple dans les églises, qui sont partout aujourd’hui en France des manières d’archives vivantes, les seules d’ailleurs que nous voulions consulter dans ces excursions, parce qu’elles sont les seules qui se lient à quelque chose ayant encore forme et couleur, ou palpitant encore d’un reste de grandeur et de passion. Dans la plus spacieuse, dédiée, je crois, à Notre-Dame, j’aperçois un pauvre bébé du peuple qui trotte de toute la vitesse de ses petits pieds nus pour aller baiser des reliques exposées à la vénération des fidèles ; ce sont celles de saint Ennemond, un vieux saint de l’époque mérovingienne, resté célèbre dans cette région, où plusieurs localités lui doivent leur origine et qui combattit le véritable bon combat de son temps, car il fut compagnon zélé du grand saint Léger dans sa lutte contre Ébroïn. Dans les églises dédiées à saint Louis et à saint Etienne, je rencontre le souvenir de religieux morts au XVIIe siècle en soignant les pestiférés, ce qui me rappelle que cette ville fut en effet visitée pendant plus d’un siècle par les épidémies avec une insistance particulièrement cruelle. C’est tout, et ce tout est peu, comme vous voyez; maintenant, si j’abandonne les témoignages des monumens pour repasser en ma mémoire les faits dont cette ville a été le théâtre, je n’en vois guère qu’un seul qui me présente quelque intérêt : c’est que Saint-Étienne est une des cités qui ont payé les frais de l’apprentissage militaire de Henri IV. Il était encore presque enfant, seize ans à peine, et servait dans l’armée de Coligny, qui croyait ne mener alors à sa suite que l’espoir du parti protestant, et ne se doutait pas qu’il veillait sur une bien plus grande fortune, celle de la France même. Quant à notre histoire morale et intellectuelle, je ne vois pas que Saint-Étienne y ait pris une part beaucoup plus grande qu’à notre histoire politique. Ceux de ses enfans qui se sont fait un nom dans les lettres et les arts sont peu nombreux et appartiennent tous à notre époque, Fauriel, Jules Janin, Antonin Moine. Encore est-il vrai de dire que, si les uns et les autres sont Stéphanois, ils le sont par le seul hasard de la naissance, et non par la nature du talent, car il est à peu près impossible de surprendre chez aucun l’influence du pays natal. On ne voit pas quels germes Saint-Étienne a jamais pu déposer dans une intelligence de la nature de celle de Fauriel, qu’on imaginerait Provençal ou Catalan encore mieux que Forésien, au moins à ne consulter que ses préférences littéraires. Pour les deux autres que nous avons cités, Jules Janin et Antonin Moine, un des caractères les plus marqués de leurs talens, c’est précisément l’absence complète de tout élément local. Rien chez eux ne sent particulièrement le terroir; l’un et l’autre se sont développés en jetant leurs racines à la façon de nénufars dans l’élément littéraire ambiant de leur époque, c’est-à-dire le courant romantique. Si Saint-Étienne est par hasard pour quelque chose dans la . verve fantasque de Janin et dans la grâce tourmentée d’Antonin Moine, cet atome est si subtil que nous renonçons à le distinguer.

En dépit de ces aptitudes très exclusivement industrielles, Saint-Étienne offre beaucoup plus de ressources aux curieux d’art qu’on ne pourrait le supposer. Ses églises sont fort laides comme architecture, cela est vrai, et la principale se présente même dans un tel état de délabrement qu’elle en est à la fois aussi indigne du culte que d’une grande cité. Elles n’en contiennent pas moins plus d’une œuvre agréable et intéressante. Dans l’une, celle qui précisément est si délabrée, je distingue une statue de la Vierge de M. Montagny, sculpteur stéphanois, d’une charmante exécution et d’une expression de pureté naturelle, de chasteté naïve et souriante, tout à fait conforme au type que peut se former une imagination pieuse et un peu populaire, qui ne cherche pas à mettre trop de philosophie dans sa croyance. Dans une autre, c’est une Vierge de M. Fabisch, le délicat artiste qui a tant fait pour la décoration de Lyon, où nous le rencontrerons si souvent, œuvre minutieusement étudiée, pleine de distinction comme toutes celles de ce sculpteur, et qui semble comme un reflet de quelqu’une des belles figures de Vierges de la renaissance italienne. Plusieurs des autels de ces églises sont très richement sculptés et ornés de bas-reliefs à la manière lyonnaise, car pour cette décoration intérieure des édifices sacrés Saint-Étienne a suivi l’inspiration et le goût du Lyonnais, dont il est d’ailleurs si proche. Un de ces autels, dédié à saint Charles Borromée, présente en bas-reliefs quelques-uns des épisodes de la vie du saint, entre autres la communion des pestiférés de Milan, composition dont nous admirerions la pathétique ordonnance, si nous ne nous apercevions qu’elle n’est qu’une traduction par la sculpture d’un superbe tableau de Gaspard de Grayer que possède le musée de Nancy. Toutes les œuvres de ces églises sont exclusivement modernes ; quant aux œuvres anciennes, Saint-Étienne n’en possède pas à proprement parler ; mais, à défaut d’œuvres, elle a su réunir dans son musée une très riche collection de précieux débris du passé qui mérite plus d’une visite.

Ce musée est double en quelque sorte, ou du moins se compose de deux sections bien tranchées. L’une, particulièrement intéressante dans cette cité traditionnelle des armuriers, est une belle collection d’armes de toutes époques et de tous pays, dont le noyau principal, cadeau du maréchal Oudinot, est formé de pièces rassemblées par la curiosité militaire de cet illustre homme de guerre. Comme la plupart de ces pièces sont des armes de luxe et de grands seigneurs, et par conséquent travaillées avec un soin excessif, on peut y prendre une notion très complète des arts particuliers de l’armurerie aux trois derniers siècles : ciselures des poignées, sculptures des crosses, incrustations d’ivoire, damasquinage des lames ; mais ce qui est plus curieux encore, c’est de voir à quel point les génies des différens peuples sont restés fidèles à eux-mêmes dans ces arts de détail. Entre une arme allemande, une arme italienne et une arme française, il n’y a d’autre ressemblance que leur destination commune, qui, pour toutes les trois, est de donner la mort avec le plus de certitude possible. Les armes allemandes, de forme généralement forte et lourde, sont ornées d’incrustations et de figurines raides et naïvement gauches, d’un goût gothique, où l’on reconnaît les compatriotes d’Albert Dürer. Les armes italiennes, simples de forme ou compliquées par un seul détail sur lequel la pensée du fabricant s’est portée isolément, sont ornées de riches arabesques et quelquefois de simples figurines dans le style des décorations de la renaissance. Les armes françaises, conformes au goût français traditionnel, sont légères de forme et embellies d’incrustations et de ciselures qui cherchent surtout la grâce et l’élégance, et qui sont comme réglées par une fantaisie sobre. La seconde section de ce musée est une collection rétrospective d’objets de toute provenance des industries d’art d’autrefois, meubles et coffres, faïences et porcelaines, ivoires et tapisseries. La collection céramique, qui est fort belle, se partage à peu près également entre les faïences provençales, fort gaies avec leurs paysages en miniature se détachant sur un fond d’une blancheur éclatante, tout à fait comme les villages et les aspects de ces beaux pays se détachent sur le fond lumineux du ciel méridional, et les faïences de vieux Rouen, celle de toutes les anciennes fabriques qui a le mieux compris à mon gré le genre de décoration à la fois riche et sensé que comportent des vases qui, pour si soignés qu’on les veuille, sont destinés cependant à un service commun et journalier.

Parmi cette foule d’objets divers, il en est deux que nous voulons distinguer de préférence, non parce qu’ils sont parmi les plus beaux, mais parce que quelques atomes de notre âme nationale y sont restés attachés en quelque sorte et qu’ils ont provoqué en nous un retour de quelques instans sur la vie morale de nos pères et les destinées que leur firent les croyances qu’ils adoptèrent avec tant d’enthousiasme. L’un est un meuble du dernier siècle dont les deux battans sont ornés de deux petits tableaux de genre qui ressemblent à des Meissonier sculptés sur bois. Sur l’un des battans, un jeune seigneur en jabot de dentelle et en perruque correctement frisée est assis, écrivant sur un pupitre chargé de papiers et surmonté de quelques rayons de bibliothèque. C’est un des élégans laboratoires où les nobles esprits de l’époque s’occupent à rechercher les moyens de créer la lumière afin de la répandre sur le monde avec une générosité que n’avaient pas connue les âges passés. Sur l’autre battant, nous revoyons le même laborieux sanctuaire, mais occupé par un hôte tout différent, un jeune homme en costume populaire, peut-être un serviteur, peut-être même un frère de lait familier dans la maison, car il a l’air d’être là comme chez lui. Les lumières se propagent, vous le voyez : du jeune seigneur du premier battant, elles sont descendues au jeune plébéien du second; lui aussi connaît maintenant le prix de la science, lui aussi veut savoir ce que contiennent les livres de son maître. L’incroyable enthousiasme moral et la généreuse illusion de l’époque Louis XVI ressuscitent dans l’âme en contemplant ce meuble, devant lequel on se sent pour quelques minutes le contemporain de Turgot, de Franklin et du Voltaire des derniers jours. Temps de sainte lubie qu’on ne peut s’empêcher de respecter tout en en souriant et surtout d’envier, car il eut ce double bonheur d’avoir oublié ce qu’est la nature humaine et de n’avoir pas eu encore la douleur de le réapprendre! Temps de chimère fatale, mais si noble que, même lorsqu’on en est désabusé, on ne veut pas perdre tout espoir en elle! Le peuple répondit avec ardeur à cette invitation de ses sages, et nous le voyons en effet fort curieux de s’instruire à cette fin du siècle, ainsi qu’en témoigne certaine anecdote racontée par Besenval, qu’aucun historien semble n’avoir aperçue et qui en dit cependant fort long sur l’état des esprits au début de la révolution. C’était dans les jours qui précédèrent la prise de la Bastille, et, comme on sentait venir l’orage, Besenval ne cessait d’aller et de venir entre le maréchal de Broglie et Louis XVI. Un soir, il entre chez le roi et lui remet un message que ce dernier reçoit et décachette debout; or à ce moment le valet de pied qui l’avait introduit et qui n’était pas sorti de l’appartement avance la tête par-dessus l’épaule du roi pour tâcher de lire la teneur du message. Le roi vit le geste, dit Besenval, et s’arma des pincettes; puis ses yeux se remplirent de larmes.

Le second objet présente la nature humaine sous un jour diamétralement opposé; c’est une grande tapisserie qui appartient au XVIIIe siècle, mais qui ne s’est inspirée que des côtés cyniques et de la fantaisie philosophico-libertine de cette époque. Cette tapisserie représente une forêt des régions tropicales peuplée de singes, qui s’y abandonnent à tout l’enjouement de leur pétulante nature. Quelques-uns grimpent aux arbres et s’y suspendent dans toute sorte de postures effrontées, d’autres s’agacent de caresses amoureuses, d’autres encore se tiennent assis, prenant le frais au seuil de leur antre, et jacassent ensemble comme de bons voisins par un soir d’été. Au milieu de tous ces jeux se détache un épisode assez obscur, mais fort spirituel, quelle qu’en soit la signification. Un homme d’âge mûr et de physionomie douce et respectable, une sorte de philosophe, ou, comme on disait alors, d’ami de la nature et des hommes, le dos chargé d’une grande cage remplie de singes, monte péniblement une côte en s’aidant d’un long bâton. Il est assez difficile de dire si ce sont les singes qui sont les captifs de l’homme, ou si c’est l’homme qui est le captif des singes. Je penche plus volontiers pour cette dernière opinion; ce sont évidemment les singes qui se font voiturer pour leur plaisir à travers la campagne par le moyen de ce philosophe, attelage d’un pied moins sûr que celui d’une bonne mule, mais de caractère beaucoup plus docile. Cette cage est leur carrosse, on le voit bien à leurs mines joyeuses; des captifs auraient l’air plus abattu ou plus courroucé. Il me semble qu’on lit assez facilement dans cette allégorie une leçon épigrammatique à l’usage des philosophes et des philanthropes, qui si souvent croient transporter des hommes et ne transportent que des singes. Probablement encore y a-t-il ici un souvenir transformé de la terrible peinture que l’amer Swift, au début de ce même XVIIIe siècle, traça du peuple des Yahos, peinture qui, lorsqu’elle parut, fit frissonner les uns d’épouvante et souleva les colères des autres, mais que Sarah, duchesse de Marlborough, n’en déclara pas moins le portrait le plus vrai qu’on eût tracé de la nature humaine, et elle s’y connaissait, car elle avait vu les Yahos sous toutes les formes et sous tous les costumes, en velours et en dentelles à la cour de la reine Anne, et sous les vêtemens des mariniers de la Tamise, lorsqu’elle était descendue par jeu dans les rues de Londres déguisée en marchande d’oranges.

Des grands établissemens industriels de Saint-Étienne, je n’ai visité que les deux plus considérables, la manufacture d’armes et l’usine de Terre-Noire. M, le commandant Marduel, à qui j’étais recommandé, a bien voulu me servir de guide à travers ces grands ateliers, dont il a la direction, et dont le spectacle est curieux à d’autres points de vue encore que celui de la fabrication des armes. Ce spectacle est celui d’un peuple de machines servi par un peuple d’ouvriers. Ce n’est pas sans raison que je m’exprime ainsi, car là les machines sont les ouvriers véritables et les hommes ne sont que leurs auxiliaires. Chacune de ces machines a sa spécialité dont elle s’acquitte à merveille. Celle-ci coupe le fer du canon à la longueur voulue, celle-là lui donne la première façon, cette autre achève la forme, cette quatrième le rabote, cette cinquième le lime et le polit, cette sixième le perfore, cette septième le creuse, cette huitième y marque les rayures, cette neuvième les complète, et il faut voir avec quelle intelligence elles accomplissent leur tâche, avec quelle précision ce lourd mouton tombe sur le fer en détonant comme un bruit d’artillerie, avec quelle adresse cette machine bien dentée tire du canon de longs et délicats rubans d’acier, avec quelle impassibilité cette autre scie le dur métal ! Même chose pour les pièces qui composent l’âme et le jeu du fusil, même chose pour le sabre-baïonnette qui lui est adjoint, même chose pour le bois de la crosse. En toute opération, la machine se charge du plus difficile et ne demande à l’homme que le minimum le plus réduit d’intelligence : c’est le triomphe le plus complet de la méthode de la division du travail. Aussi n’ai-je éprouvé aucune surprise en apprenant que parmi cette multitude d’ouvriers il n’y en a qu’un très petit nombre qui fussent capables de monter un fusil et qui soient véritablement armuriers; quant aux autres, c’est à peine s’ils peuvent dire qu’ils savent travailler le fer, car pour la besogne qu’ils ont à faire il a suffi de l’apprentissage le plus sommaire. Un fait qui me causa beaucoup plus d’étonnement, c’est que, malgré la rapidité d’exécution obtenue par cette extrême division du travail, il s’écoule cependant plus de cinq mois entre le moment où un fusil est commencé et le moment où il est achevé; mais M. le commandant Marduel m’expliqua très clairement cette singularité en me montrant comment on est obligé de procéder par grandes masses, en sorte que, bien que l’opération de chaque machine soit pour chaque pièce de quelques minutes seulement, comme on est obligé de la répéter sur une très grande quantité de pièces à la fois, afin que le travail n’ait jamais de temps d’arrêt, il s’ensuit nécessairement une série de retards. Par exemple, il ne suffit pas qu’un canon ait reçu sa forme pour passer à l’opération suivante, il lui faut attendre que tous les canons de la masse dont il fait partie aient successivement reçu les leurs. Les nécessités de la distribution du travail retardent donc l’exécution en même temps que la division du travail l’accélère ; mais c’est sur la masse des produits obtenus que les avantages de cette méthode sont sensibles.

Comme j’avais également pour Terre-Noire un guide aimable et complaisant, M. de Chavigné, sous-chef du laboratoire de chimie dans cette grande usine, j’ai pu suivre dans tous ses détails l’opération d’ailleurs fort simple de la production de l’acier, ou plutôt du fer aciéré, selon la méthode Bessemer. Beaucoup de nos lecteurs savent certainement en quoi consiste cette méthode mieux qu’ingénieuse, car elle relève d’un esprit véritablement scientifique. Étant donnée une fonte d’une nature déterminée, il s’agit de la transformer en acier en la débarrassant des élémens qui empêchent la conversion, ce qui se fait en introduisant dans le récipient où est versé le métal un courant d’air amené par une soufflerie qui produit l’inflagration et la combustion des élémens hostiles ou rebelles, puis en ajoutant, selon les cas et selon la nature de la fonte, une certaine quantité de matières aciéreuses. C’est un spectacle pyrotechnique de la plus grande splendeur. D’abord la fonte descend des hauts-fourneaux, fleuve de feu liquide, d’où les gaz s’échappent sous forme de flammes rouges et bleues, tout à fait comparable au Phlégéton de l’enfer classique, — qui dut probablement son origine à quelque phénomène de ce genre, — ou mieux encore à quelque courant de notre planète alors qu’elle n’était qu’un immense océan de métal en fusion. La fonte une fois descendue, on la transporte dans le récipient bien nommé le convertisseur ; on chauffe, on souffle, et alors se produit un ravissant feu d’artifice : des milliers d’étincelles métalliques se dégagent du récipient, chacune de ces étincelles se divisant en parties toujours égales qui se disposent dans un ordre toujours identique, et prennent la forme invariable d’une étoile, au moins telle que l’éloignement et l’erreur de nos sens nous la figurent, ou plus exactement encore la forme d’une croix de la Légion d’honneur ; c’est dans de vastes proportions le même spectacle que celui de ces légères fusées, dites fusées japonaises, aux étincelles courtes, sèches et étoilées, dont les salons de Paris s’amusaient il y a quelques années. À ce fourmillement d’étincelles viennent bientôt s’ajouter les jets d’une flamme bizarre, d’un violet à la fois vif et pâle, tirant sur la nuance des pierres d’améthyste de choix; mais plus bizarre que sa couleur est sa forme : elle s’élance du métal, nette, rigide, tranchante et perçante comme la pointe d’une épée bien aiguisée ou le fer d’une lance, tout à fait semblable dans sa subtilité à cet acier d’où elle se dégage. Enfin les derniers élémens étrangers sont éliminés, le métal est affiné au degré voulu, on vide le convertisseur, et l’acier descend en nappes d’une blancheur éblouissante comme le rayonnement d’un soleil sans impuretés ni alliages; pour la première fois, en le regardant couler, je comprends dans toute sa vérité cette comparaison de l’Apocalypse, dans la description du fils de l’homme à la bouche armée des deux épées : « et ses pieds étaient pareils à l’airain fin qui sort de la fournaise. »

J’ai été curieux de savoir quels étaient les salaires des ouvriers employés à cette opération; on m’a répondu qu’ils pouvaient varier entre 12 et 14 francs par jour. Le métier est dur, fatigant, et il n’est pas sans dangers, les explosions sont possibles, la plus légère éclaboussure de ce métal embrasé est irrémédiable; ces jolies étincelles dont nous admirions tout à l’heure la forme et le jeu peuvent aveugler; néanmoins on peut dire que voilà un beau salaire en échange d’un honnête travail. Remarquez en effet que des diverses conditions qui contribuent à élever plus ou moins les salaires des diverses professions, — la participation de l’intelligence au travail, la longue durée de l’apprentissage, le capital plus ou moins considérable exigé pour l’éducation, le jeu des chances favorables ou défavorables qui font ou ne font pas réussir dans la profession adoptée, enfin les risques du métier, — il ne s’en rencontre ici qu’une seule, la dernière, encore ces risques ne sont-ils pas de telle nature qu’on ne puisse les éviter avec un peu d’attention et de prudence. Ce salaire s’élève donc, et de beaucoup, non-seulement au-dessus de la moyenne des salaires des métiers qui doivent réunir les conditions diverses, difficiles et coûteuses énumérées ci-dessus, mais de la moyenne des salaires des professions dites libérales. Rien n’indique mieux l’esprit et le courant de l’époque que ce renversement radical et désormais définitivement accompli entre les salaires des diverses professions; ce sont celles qui exigent le moins de conditions qui l’emportent. L’équilibre aujourd’hui rompu se rétablira-t-il jamais? J’en doute fort; mais ce qui est certain, c’est qu’il faut qu’il se rétablisse, sous peine de déchéance rapide, car au fond le maintien de cet équilibre, — on s’en apercevra un jour, on s’en aperçoit peut-être déjà, — n’est pas autre chose que le maintien même de la civilisation. Non-seulement c’en serait fait de la civilisation, si cet équilibre devait être rompu pour toujours, mais c’en serait fait d’une chose plus restreinte et moins importante, c’est-à-dire de la démocratie elle-même, qui serait la première emportée par un pareil état social.

Il est évident en effet que, le jour où l’on reconnaîtrait que les professions les plus difficiles subissent un désavantage trop marqué, ces professions se verraient de plus en plus abandonnées, que la masse du peuple cesserait de fournir des candidats aux professions intellectuelles et s’interdirait de courir les chances redoutables de ces carrières libérales, dont le jeu ne vaudrait pas la chandelle, et que les paysans eux-mêmes refuseraient de faire des prêtres, ce qui est encore aujourd’hui le but suprême de leur ambition. Le peuple resterait donc avec ses beaux salaires, et les fonctions sociales de toute nature, les emplois de l’intelligence, aussi petits qu’ils fussent, retourneraient nécessairement, fatalement, aux seuls riches et aux très rares individus qui présenteraient, soit par le fait de la naissance, soit par le fait de la faveur capricieuse de la fortune, une très forte assiette sociale. On aimait naguère à parler de questions sociales, sans bien se demander où elles étaient; cette fièvre s’est aujourd’hui quelque peu calmée, et l’orateur le plus intelligent de la démocratie, fatigué sans doute de récriminations dangereuses que démentaient les faits, a pu même déclarer un certain jour qu’il n’y avait pas de questions sociales ; il y en a cependant, seulement elles ne sont pas toujours là où on les cherchait. Peu importe au reste, tout travail est digne de salaire, et tout individu est en droit de tirer de son travail le plus d’avantages possible; mais alors il faut supposer que par compensation la paix sociale est d’autant mieux assurée que le mécontentement et l’indignation ont moins de raisons d’être légitimes, que le bien-être et l’aisance sont plus également répartis, et que la richesse générale s’est accrue dans de plus grandes proportions. Sans doute les haines entre les classes sont inconnues, les diverses conditions, satisfaites de leur sort, ignorent l’antagonisme et l’envie, les hommes sont plus disposés à la justice, les individus comprennent et observent mieux le respect qu’ils se doivent mutuellement. Il en doit être certainement comme nous venons de le dire, car, s’il n’en est pas ainsi, où est le profit social de cette plus grande équité dans la rétribution du travail, et où est pour l’individu le profit moral, le progrès d’âme? Toutes les fois que je rencontre un fait analogue à celui que je viens de signaler dans mes courses à travers cette France si absolument démocratique, et où la paix devrait avoir si peu de raisons sérieuses d’être troublée entre ses enfans, j’achète pour le prix modeste de 50 centimes une édition populaire des Lettres persanes de Montesquieu, et je relis pour la centième fois l’histoire de ces Troglodytes qui n’avaient pour richesses que leur amour de la justice, leur haine du mal, et le mutuel respect qu’ils se portaient les uns aux autres.

Les guides m’ont manqué malheureusement pour les houillères de Ricamarie et de Firminy; aussi n’ai-je pu, à mon grand regret, pénétrer dans les mines. J’ai dû me contenter de regarder monter et descendre la longue chaîne des bannes qui portent le charbon, et d’assister aux opérations du triage des diverses qualités de houille et du tamisage des charbons réduits en fragmens ou en poussière, spectacle monotone, salissant et peu intéressant. En allant et en revenant, je vois un peuple de femmes et d’enfans munis de paniers, essaimes sur ces tertres énormes que forment si rapidement autour des mines et des usines les débris des forges et les scories de toute nature du travail; ils y font le glanage des fragmens de houille et de coke qui restent mêlés à ces amas, comme en d’autres régions les pauvres gens font le glanage du bois mort et la récolte des bruyères. Ainsi il ne se perd pour ainsi dire pas un atome de la précieuse substance; mais que peuvent bien devenir ces amas de matière stérilisée sur lesquels ils recueillent leur chauffage? Ils ne laissent pas que d’être embarrassans, car à certains endroits ils forment de véritables montagnes, et chaque jour, dans toutes les régions industrielles de l’Europe, il en naît de nouvelles. Il est difficile de croire que la vie reparaisse jamais dans ces débris d’où tous les élémens créateurs ont été soutirés, ou bien la transformation serait si lente que le monde aurait le temps de cesser d’être avant qu’elle ne fût accomplie. Nous assassinons notre planète lentement, mais sûrement; chaque jour nous lui retirons une partie de sa matière vivante, et nous lui rendons en échange une matière plus que morte, c’est-à-dire stérilisée. Jusqu’à nos jours, ce meurtre de notre planète a été si lent que c’est à peine si les coups ont marqué à sa surface et fait plaie à ses flancs; mais, comme il a pris de notre siècle une activité fébrile qui désormais non-seulement ne connaîtra pas de temps d’arrêt, mais ira s’augmentant d’année en année, il est impossible que quelque redoutable catastrophe ne réponde pas un jour à tant de laborieuse violence. Peut-être abrégeons-nous à notre insu la durée de notre race? Peut-être, dans notre ardeur d’augmenter les ressources de la vie, réalisons-nous ce vers du poète latin :

Et propter vitam vivendi perdere causas.

Et la nature de cette région? Dans la préface de son Arcadie, curieux chapitre d’autobiographie personnelle mêlé de critique, Bernardin de Saint-Pierre rapporte le fragment suivant d’une conversation qu’il eut un jour avec Jean-Jacques Rousseau. « A propos des bergers du Lignon, dit Rousseau, j’ai fait une fois le voyage du Forez tout exprès pour voir les pays de Céladon et d’Astrée dont d’Urfé nous a fait de si charmans tableaux. Au lieu de bergers amoureux, je ne vis sur les bords du Lignon que des maréchaux, des forgerons et des taillandiers. Ce n’est qu’un pays de forges. Ce fut ce voyage du Forez qui m’ôta mon illusion. Jusqu’à ce temps, il ne se passait pas d’années que je ne relusse l’Astrée d’un bout à l’autre; j’étais familiarisé avec tous ses personnages. Ainsi la science nous ôte nos plaisirs. » Que voilà bien l’âme de Jean-Jacques, aussi prompte à s’enthousiasmer que prompte à se rebuter ! Que voilà bien ses amours de tête et ses injustes mépris! Probablement il n’a pas bien cherché, ou s’est désenchanté dès le premier aspect et le premier jour, car outre que dans le pays proprement dit d’Astrée et de Céladon, c’est-à-dire Montbrison et ses environs, les forges devaient être assez peu abondantes à son époque, ne l’étant pas encore beaucoup de la nôtre, il aurait pu trouver dans la région industrielle même plus d’un paysage harmonieusement sauvage qui lui aurait rappelé sans désavantage sa Suisse et sa Savoie. Tel est par exemple aux environs de Saint-Étienne le paysage que l’on traverse pour aller au barrage du Furens, ingénieux ouvrage qui a permis d’emmagasiner ou, pour mieux dire, de capitaliser les eaux capricieuses de ce torrent qui allaient trop souvent s’éparpillant sans profit, car nous sommes ici au point le plus élevé du bassin de la Loire, et la ville était souvent à sec. La route court tout le long des flancs d’une montagne qu’elle coupe à peu près aux deux tiers de sa hauteur. La partie de la montagne qui domine le voyageur est l’aridité même, rien que rochers et maigre terre où poussent à grand’peine quelques touffes de triste bruyère; mais au-dessous de la route la fertilité, qui se montre d’abord timidement, va en augmentant toujours davantage à mesure que l’on approche du ravin, et sur le versant opposé de ravissantes prairies en pente, où paissent des troupeaux rapetisses par la distance, font contraste à cette stérilité. En contemplant du haut de l’altière, mais morne éminence où l’on est placé, ce tableau charmant, on se prend à envier le sort de ces heureux troupeaux qui paissent dans ces profondeurs, et l’on se dit que dans la nature, comme dans le monde, le bonheur est dans la vallée et les lieux bas couverts d’ombres. Quel thème mieux approprié au génie de Jean-Jacques que celui que nous indiquons, et que n’aurait pas manqué de lui fournir ce paysage, s’il l’avait vu? Tout à coup, au moment où l’on va toucher la crête de la montagne, le spectacle d’un poste de guerre des anciens jours surgit devant vos yeux avec le relief puissant de sa porte encore intacte et de sa forteresse ruinée, bâtie sur un rocher qui sert de diadème à cette élévation. C’est le village bien nommé de Rochetaillée, village tout féodal et qui n’a pas à craindre de perdre son caractère, car il ne fait qu’un avec son rocher, qui lui impose sa forme et ses limites, et ne lui permet ni de monter plus haut, ni de descendre plus bas. Au sommet du rocher, le château ; sur une éminence inférieure et formant plateau, l’église; autour de ses flancs, des sentiers de courte étendue, mais montueux à l’excès, ce sont les rues du village. Ostium non hostibus, ce n’est pas là une porte qui s’ouvre aux ennemis, lit-on encore à l’entrée de ce village fait à souhait pour la guerre; rarement devise dut être mieux justifiée. Au-dessous de Rochetaillée, on descend à la gorge qui mène à la cascade du Furens, et l’on suit avec délices un paysage d’une sauvagerie complète, où l’on s’attarde sans se lasser. Tant qu’il reste une heure de jour au ciel et un souffle de chaleur dans l’air, on veut contempler cette montagne fauve aux tournans brusques et bien dessinés, chargée de plus aux aiguilles d’un vert sombre, on veut jouir de cette solitude rafraîchissante dont ne parviennent à troubler le silence ni la cascade du Furens à la faible voix, ni le bruit des habitations placées sous vos pieds dans les profondeurs du ravin. Certes, s’il avait fait ce voyage, Jean-Jacques Rousseau n’aurait pas eu à se désenchanter de l’Astrée, car il aurait dû reconnaître que les bergers de d’Urfé ne purent jamais trouver de théâtre plus propre à leurs méditations amoureuses que ces gorges charmantes, que Polémas et Clidamant ne purent jamais posséder de forteresse mieux assise que Rochetaillée, et que le druide Adamas ne connut jamais de lieu de retraite plus favorable aux soliloques d’une âme pieuse que cette solitude de la cascade du Furens.


III. — MONTBRISON. — LE TOMBEAU DE GUY IV. — LA DIANA.

La colline où s’élève Montbrison était sous les vieux Gaulois consacrée à la déesse des songes, et le plus joli monument de la ville, par une de ces altérations de mots dues à cette heureuse ignorance populaire qui a produit parfois des noms si poétiques, s’appelle la Diana. Il n’a tenu qu’à moi pendant mon séjour à Montbrison de croire que ces antiques et toujours jeunes déesses avaient voulu me faire les honneurs de leur ville, car j’y ai été favorisé d’une succession de clairs de lune admirables dont je n’avais pas vu les pareils depuis vingt-cinq ans ; j’en ai joui comme si j’étais encore à cet âge où j’aurais pu me figurer que c’était pour moi qu’ils brillaient. Enfin je les revois, ces clairs de lune du printemps et de l’automne de mes régions d’Aquitaine, ces clairs de lune à la si douce splendeur, dont la lumière, comme heureuse de traverser un air plus pur, pénètre tout atome de ce cristal impalpable, fluide et vivant qui nous enveloppe ! Ce n’est pas la mélancolie rêveuse et élégiaque des clairs de lune des régions du nord, ce n’est pas la vigueur lumineuse aux fortes ombres des belles nuits d’Italie, toute pareille à une beauté du Titien ou de Véronèse ressortant avec éclat des flots d’un riche velours noir : c’est quelque chose de limpide, de transparent, de gai et de jeune, de moins fait pour la rêverie que pour la réalité du bonheur, de moins fait pour le repos songeur que pour l’activité du plaisir. Ce n’est pas de ces clairs de lune que Lorenzo aurait pu dire à Jessica : « Regarde comme le clair de lune s’est assoupi sur ce banc de gazon, » car ils sont au contraire fort éveillés, et paient même cette vivacité par une certaine absence de mollesse et de langueur. Ils sont trop francs peut-être aussi, trop sans mystères, trop complaisans à répandre sur tous objets une pâleur intéressante : une si douce lumière transformerait tout Ragotin en un sympathique Pierrot blafard, et le visage de Maritorne elle-même en acquerrait la morbidesse d’une figure d’Hébert. Du long boulevard planté d’arbres qui entoure la ville, ils ont fait un beau parc seigneurial, aux allées profondes et aux nobles massifs, où les réverbères à gaz brillent comme les lustres d’une fête qui serait présidée par Diane elle-même, car la vieille déesse est ici tellement présente que chaque soir, en me promenant de longues heures sur ce boulevard où je suis seul à me rafraîchir de sa lumière, l’invocation du petit Medoro, cherchant le roi sarrasin, son ami, parmi les guerriers morts, s’échappe de mes lèvres comme une prière involontaire :

O santa dea che dagli antiqui nostri
Debitamonte sei detta triforme,
Ch’in cielo, in terra, et nell’inferni mostri
L’alta bellezza tua sotto più forme,
E nelle selve, di fere e di monstri
Val cacciatrice seguitando l’orme;
Mostrami ove ’l mio re giaccia fra tanti,
Che vivendo imitò tuoi studi santi.

Cette stance de l’Arioste n’a pas voulu me sortir de l’esprit pendant tout le temps de mon séjour à Montbrison; l’image de cette ville restera maintenant pour toujours dans ma mémoire associée à cette prière de Médor et enveloppée de la douce lumière de ce clair de lune persistant. La physionomie de Montbrison est très particulière, et nous voudrions en bien marquer la nuance. Ce n’est pas celle d’une ville antique, car elle est d’origine fort moderne ; ce n’est pas celle d’une ville autrefois vivante et maintenant morte, car même à l’époque de sa plus grande splendeur elle ne dut jamais être beaucoup plus bruyante qu’aujourd’hui ; c’est celle d’une ville qui a doucement vieilli, et qui s’est retirée de bonne heure des affaires de l’histoire. Telle a été en effet la destinée de Montbrison : entrée tard dans la carrière, cette ville en est sortie tôt. Montbrison est entièrement une création de la féodalité, et encore de la féodalité de la seconde époque, car elle ne vint au monde que lorsque les comtes issus de la maison fameuse des dauphins du Viennois eurent succédé d’une manière stable aux dominations plus ou moins passagères qui gouvernèrent la province pendant la longue période d’anarchie qui va de la dissolution de l’empire carlovingien à l’établissement assuré de la dynastie capétienne, comtes de Lyon, comtes de Gévaudan, etc. Jusqu’alors, ainsi que nous l’avons déjà dit, Feurs avait été la capitale du Forez ; mais, lorsque commencèrent les temps de guerres féodales, les désavantages de la situation de cette ville se firent sentir aux maîtres de la province, comme siège du pouvoir militaire, et ils s’appliquèrent à chercher un lieu de meilleure défense. Ils crurent d’abord l’avoir trouvé à Sury-le-Comtal, gentille petite ville que l’on aperçoit en allant de Saint-Étienne à Montbrison, assise au pied d’une colline coquette, couronnée de la pittoresque carcasse d’un vieux prieuré : le surnom de cette ville garde d’une manière durable le souvenir du séjour passager qu’y firent les comtes forésiens. Enfin au XIIe siècle les maîtres du Forez, sans abandonner Sury, firent choix plus particulièrement de Montbrison, et alors naquit la ville, qui prit son extension complète au XIIIe siècle. Son éclat dura deux cents ans, après quoi ayant été enclavée, par suite du mariage du duc Louis II avec l’héritière du Forez, dans les états des ducs de Bourbon, elle perdit son autonomie propre, et passa dans une condition de demi-dépendance dont ne put que médiocrement la consoler le titre de capitale du Forez, que lui donna, vers le milieu du XVe siècle, le duc Charles Ier de Bourbon. C’était lorsqu’elle n’en portait pas le titre qu’elle avait été réellement capitale ; mais dans les choses de l’histoire combien de fois le titre arrive lorsque la puissance n’est déjà plus ! Ce titre de capitale, déjà fort illusoire à l’époque où il lui fut officiellement donné, le devint bien davantage quatre-vingts ans plus tard, lorsque le Forez fut étroitement rattaché à la couronne par la confiscation des domaines des ducs de Bourbon, conséquence de la défection du connétable. Montbrison ne fut plus dès lors qu’une ville de province, mais, se souvenant de son origine, il se montra toujours fort attaché aux choses du passé, car rien ne rattache davantage au passé que d’être obligé de se tourner vers lui pour y trouver ses jours de puissance, et ce fut là le cas de cette ville. Aux deux périodes les plus importantes de notre histoire moderne, Montbrison témoigna vaillamment de son esprit conservateur. Pendant les guerres religieuses, cette ville fut ligueuse à toute outrance, et ligueuse même passé la dernière heure et lorsqu’il n’y avait plus de ligue; toutes les cités rebelles s’étaient rendues successivement à Henri IV, Mayenne en avait fini depuis longtemps avec ses tergiversations tortueuses et sa diplomatie à triple jeu, Mercœur lui-même avait déjà entamé des pourparlers avec le roi, que Montbrison tenait encore sous le jeune Nemours avec une obstination digne d’une cause plus sensée. Un fait intéressant pour notre histoire littéraire se rattache à cette défense enragée de Montbrison, car nous verrons qu’il y faut très vraisemblablement chercher la cause première qui donna naissance à l’Astrée. Sous la révolution, Montbrison se montra aussi royaliste qu’il avait été ligueur au XVIe siècle, et lutta contre la terreur avec autant d’énergie qu’il avait lutté contre le premier roi bourbon; mais cette énergie lui fut plus fatale, l’huissier Javogue n’ayant pas précisément le même cœur que Henri IV. Cette robuste origine première et cet attachement constant aux traditions établies ont marqué Montbrison de leurs empreintes; par ses monumens, c’est une ville féodale de la plus belle époque; par sa physionomie, c’est une ville de l’ancien régime monarchique dans ce qu’il eut de meilleur et de plus aimable. Ce caractère très prononcé est encore beaucoup plus sensible lorsqu’on arrive directement d’une ville appartenant tout entière au mouvement contemporain, comme Saint-Étienne par exemple; alors le contraste entre ces deux genres de population s’accentue à merveille, et l’on éprouve un sentiment de repos à se trouver au milieu de braves gens dont la bonhomie de ton et la simplicité d’habitudes compensent quelque peu de lenteur dans les mouvemens et quelque gaucherie dans les façons. Il est si bon, par le temps où nous vivons, d’habiter parmi des gens qui ne sont jamais pressés ; on est au moins rassuré par là contre toute témérité agressive et toute ridicule présomption. L’Astrée, dont les personnages agissent avec une lenteur si marquée et n’osent jamais prendre une résolution qu’après des hésitations prolongées, donne précisément ce même sentiment de sécurité et de repos, et de nos jours cet esprit traditionnel de Montbrison, fait de douceur d’habitudes et de piété envers le passé, a trouvé son expression dans la poésie à demi familière, à demi mystique de M. de Laprade.

Les monumens de Montbrison, ai-je dit déjà, nous font remonter directement à l’époque d’adolescence et de jeunesse de cette ville, sous la domination de ces comtes issus des dauphins du Viennois qui dura près de trois siècles. De tous ces princes, un seul nous importe aujourd’hui, Guy IV, parce qu’il est le seul dont le souvenir reste debout. Il est vrai que le souvenir est considérable, car ce n’est rien moins que la belle collégiale de Notre-Dame, et son tombeau, ou du moins ce que les huguenots et les jacobins en ont épargné, se voit encore au chevet de l’église, sur l’un des côtés du chœur. Nous l’avons déjà rencontré sans le nommer dans nos excursions précédentes; ce comte de Forez dont nous avons mentionné la domination passagère en énumérant les maîtres successifs du Nivernais, c’est lui. Quoiqu’il soit mort très jeune, il eut le temps d’être marié trois fois, avec une héritière de Bourbon, avec une héritière d’Auvergne, et enfin avec Mathilde, héritière de la maison quasi royale de Courtenay et veuve d’un usurpateur féodal heureux, Hervé de Donzy, comte de Nevers, qui, dans ces temps d’incessantes guerres de clochers, l’avait acquise, comme son domaine, à la pointe d’une épée vaillante et sans scrupules. C’est par ce dernier mariage que Guy se trouva comte de Nevers, titre qu’il ne transmit pas à ses descendans. Guy fut contemporain de la naissance de la nationalité française, et nous trouvons son nom associé pour sa petite part à cette heure mémorable qui fut saluée par les populations d’alors avec un trépignement de joie dont peuvent à peine donner une idée les acclamations les plus bruyantes qui depuis aient jamais salué parmi nous l’avènement des régimes les plus populaires. Guy s’était mis en route pour venir combattre sous la bannière de Philippe-Auguste lorsque ce grand roi fut assailli par la formidable coalition de Ferrand, comte de Flandre, du comte de Boulogne et de l’empereur Othon IV; mais le roi lui fit rebrousser chemin, « ayant été averti, dit l’historien du Forez, que l’oncle dudit Ferrand, nommé par le vulgaire le bougre d’Avignon, remontait par la Provence avec de grosses troupes qui devaient fondre sur le Lyonnais et le Forez, et de là passer dans d’autres pays pour aller joindre celles de Ferrand[1]. » S’il ne prit pas directement part à la journée de Bouvines, il la facilita en arrêtant sur son propre domaine ces forces qui allaient grossir la coalition. Le bougre fut défait et amené prisonnier à Paris, où se trouvait déjà en captivité son neveu Ferrand, et où il put entendre et prendre sa part des quolibets ironiques dont le peuple saluait le comte de Flandre chaque fois qu’il l’apercevait : « Le roi vous a ferré, comte Ferrand.» Guy prit également part à l’autre très grand événement de cette époque, la croisade contre les albigeois, événement sanglant et lamentable, mais sur lequel, même aujourd’hui, un jugement droit ne se sent pas libre de prononcer condamnation, car il servait la même cause que nous venons de voir triompher à Bouvines. Si nous avons salué à Bouvines l’aurore de la nationalité française, il nous faut bien reconnaître, malgré les larmes, dans le meurtre exécuté avec une si atroce énergie de la charmante civilisation du midi, le premier pas décisif et vigoureux vers la formation de l’unité française. Guy n’assista pas en personne à cette sanglante croisade, qui eut cela de très caractéristique, que tous les seigneurs du pays de France y contribuèrent par leurs troupes, mais en s’excusant autant qu’ils purent d’y coopérer par eux-mêmes, ou en profitant de la plus légère circonstance pour s’en retourner chez eux, ce qui est à peu près comme s’ils avaient dit : « Bonne cause, vilains moyens; j’approuve l’entreprise, mais j’aime autant que ce soient d’autres que moi qui l’exécutent. » Ce sentiment nous paraît expliquer en partie ces désertions si rapides et si souvent répétées des chefs croisés, que nous entendons le fanatique chroniqueur Pierre de Vaulx-Cernay nous dénoncer avec indignation, et la quasi-solitude où nous voyons que fut réduit plusieurs fois Simon de Montfort. Quel que soit le motif qui l’ait retenu dans son domaine, Guy se contenta d’envoyer ses hommes qu’il confia à son cousin, Humbert VI, comte de Beaujolais, issu comme lui des dauphins du Viennois; ce furent ces troupes forésiennes qui prirent Castelsarrasin.

Le tombeau de Guy IV semble avoir été d’une extrême magnificence. Six figures ou cariatides soutenaient la table de ce monument, placé dans le milieu du chœur. Mutilé par les huguenots du trop fameux baron des Adrets lorsqu’ils entrèrent dans la ville, réparé en partie après les guerres religieuses, il est sorti de la révolution réduit à la table de pierre sur laquelle est étendue la statue funèbre du comte. Cette statue est sans mutilations apparentes; seulement, comme elle a été réparée plusieurs fois, il est assez difficile de distinguer, surtout sous la couche de badigeon blanc qui la recouvre, jusqu’à quel point elle a pu être altérée. Toutefois l’œuvre est encore assez belle, même dans l’état où nous la voyons, pour nous permettre de reconnaître qu’elle ne fut pas indigne de la seconde moitié de ce grand XIIIe siècle, auquel elle appartient; elle offre en outre plusieurs particularités intéressantes.

Le comte est étendu, dans toute la raideur de la mort; le visage, qui est d’un homme très jeune encore, — Guy avait trente-huit ans lorsqu’il mourut, — présente des traits de la plus grande beauté, et ces traits, par une singularité remarquable qui est à noter et à retenir, sont exactement ceux de Philibert le Beau de Savoie, tels que nous les montre le monument de Brou à Bourg. Guy et Philibert sont séparés par un intervalle de deux siècles et demi; mais, comme nous savons que dès cette époque il y avait eu des mariages entre la maison de Savoie et la maison du Dauphiné, il est plus que probable que c’est à l’action d’un même sang qu’il faut attribuer cette ressemblance entre les deux princes. L’effigie de Guy, — comme celle de beaucoup de seigneurs de cette époque, — est revêtue non de l’armure de guerre, mais d’une simple tunique d’étoffe, collante au corps, descendant à peine jusqu’aux genoux et se plissant à la jupe en petits tuyaux, vêtement assez analogue en somme à l’uniforme d’un de nos officiers d’infanterie. Cette tunique est serrée à la taille par un ceinturon auquel est accrochée l’épée du mort, serrée étroitement dans sa gaîne et descendant tout le long de la cuisse ; gaîne et ceinturon sont semés de la manière la plus familière et la plus amusante d’innombrables petits poissons qui sont là pour représenter le blason parlant du comte, mais qui ressemblent plus à de petites carpes qu’à des dauphins. Aux deux côtés de Guy, deux anges sont agenouillés : l’un soulève un reste de guirlande, l’autre soulevait un encensoir, aujourd’hui séparé de sa main. Ces anges, qui dans les deux siècles suivans vont devenir un des ornemens ordinaires des monumens funèbres, mais qui sont beaucoup moins communs dans les tombeaux de cette époque, ont ici plus qu’une valeur d’ornement, ils ont charge de rappeler la piété de Guy, de son vivant grand donateur et fondateur d’établissemens religieux, tels que l’abbaye de Valbenoîte, près de Saint-Étienne, et cette collégiale même de Notre-Dame. Enfin l’œuvre, prise dans son ensemble, est remarquable par sa conformité avec la condition du mort qu’elle précise avec honnêteté, sans exagération d’orgueil et sans pointe de vanité princière; le rang du comte dans l’échelle de la souveraineté féodale s’y révèle avec exactitude; c’est la statue d’un vassal puissant et non celle d’un suzerain véritable, d’un chef militaire et politique du premier rang plutôt que celle d’un prince. Avant de nous éloigner de cette statue de Guy, n’oublions pas de jeter un regard sur un autre tombeau de la fin du XIIIe siècle qui lui fait face. Ce monument, plus digne d’être remarqué qu’il ne semble l’avoir été jusqu’à présent, est celui d’un vieux légiste ecclésiastique, Pierre ou Jean de Verneto. Il est d’une exécution simple, mais habile dans sa modestie, qui dit bien que l’homme dont il présente l’image fut un des studieux, non un des puissans de ce monde, et d’une expression pieuse où règne cette douceur souriante que l’imagination aime à prêter aux honnêtes morts et qui s’y rencontre quelquefois.

C’est en 1223 que sur l’invitation de son oncle et tuteur, Renaud de Forez, archevêque de Lyon, Guy jeta les fondemens de cette église de Notre-Dame de l’Espérance où il fut enseveli, et dont il confia le gouvernement à un collège de chanoines; mais l’œuvre mit plus de deux siècles à se compléter, ce-qui peut expliquer comment ce bel édifice offre beaucoup plutôt les caractères du gothique des époques qui suivirent que ceux de l’époque où elle fut fondée, si j’essaie de formuler l’impression qu’elle m’a laissée, je trouve qu’à tort ou à raison c’est la même que laissent les belles églises de style plantagenet, c’est-à-dire une impression d’ampleur lumineuse, d’aisance noble et de majesté princière. Dans un voyage au Forez où nombre de détails propres à cette province ont été bien saisis et bien rendus, publié par un jeune écrivain connu dans la presse parisienne[2], je rencontre une impression tout opposée. « Du pavé à la voûte, c’est comme un élan irrésistible, une sorte de furia lyrique. » J’en demande bien pardon au jeune écrivain, mais il me semble qu’il s’est trompé sur la nature de cette hardiesse qu’il dénonce très justement. L’effet très grand que cette église produit sur le spectateur est le résultat de deux causes, l’espèce de liberté que les nefs doivent au vaste espace qu’elles enserrent, et l’absence de transept qui leur permet de se prolonger sans interruption jusqu’à l’extrémité de l’édifice comme des avenues royales. Si ce n’est pas la plus sublime, c’est la moins étouffée des églises, caractère que n’atteignent pas toujours les édifices même de dimensions pareilles ; de l’air, de la lumière, de l’espace à flots. La hauteur, il est vrai, est en proportion de cette largeur, mais cette hauteur reste plus purement matérielle, et ce n’est pas en elle qu’il faut chercher le secret de l’effet moral produit. Ces colonnes montent vers la voûte avec vaillance plutôt qu’avec amour, et cette vaillance est confiante, assurée en elle-même, sans impétuosité téméraire ni élancement. Pour me résumer en un seul mot, cette église ne vole pas, elle se dilate ; il semble voir un immense cétacé de formes pures et de proportions harmonieuses dans leur énormité qui, gonflant ses flancs et soulevant sa poitrine, respire avec une régularité aussi puissante que bien rhythmée. Quant à l’extérieur de l’église, sans être à dédaigner, il est loin d’être en rapport avec l’admirable beauté de cet intérieur ; le portail a été construit au milieu du XVe siècle seulement par le duc Charles Ier de Bourbon ; il est généralement loué pour la finesse et la sobriété de son architecture, c’est la partie de l’édifice qui nous en plaît cependant le moins ; il est simple sans être grand et sobre sans être sévère, ne charme pas l’œil et laisse l’imagination dans le plus tranquille repos.

Par derrière la collégiale s’élève un ravissant petit édifice qui communiquait autrefois avec elle par un cloître aujourd’hui détruit, c’est l’ancienne salle capitulaire, ou salle du décanat, devenue la Diana par une de ces altérations populaires qui donnent si souvent aux choses un nom poétique, en transformant celui que leur avait donné leur destination. Cette salle capitulaire a vu d’autres réunions que celles des chanoines, car la noblesse du Forez y tenait ses assemblées sous la présidence de ses comtes, et de fait c’est ce dernier usage qui a donné à l’édifice, sinon son architecture première, au moins sa décoration et le caractère avec lequel il est arrivé jusqu’à nous. Ce bijou architectural est très particulièrement aristocratique. La façade, à la fois mignonne et forte comme une belle fille de la noblesse rustique et provinciale, tranche par sa décoration d’une originalité robuste avec la délicate décoration gothique; rien de fleuri, ni de fouillé, quelques ornemens, mais pleins et parlans. Au centre, une rosace environnée de jolies lucarnes qui lui font cortège comme une étoile environnée de petits satellites; au-dessous de la rosace, les armoiries des comtes de Forez avec leur poisson bizarre; au-dessous des lucarnes, quelques figurines humaines très en relief, et tout au sommet de l’édifice, comme suprême couronnement, deux grands lévriers bien allongés dans une attitude de repos, de l’effet le plus inattendu et le plus charmant, décoration qui, comme vous le voyez, répond au nom de l’édifice. C’est bien la Diana, ces deux lévriers en font foi. Entrons maintenant dans la salle; c’est tout à fait le local approprié à des réunions de caste, dont les membres sont comptés, aussi nombreux qu’ils soient, et n’ont pas à craindre d’être augmentés par un hasard de curiosité d’un surcroît de visiteurs. Voûtée en ogive et cependant formant berceau comme une longue tonnelle, elle m’a rappelé la forme de ce temple rustique élevé par Céladon à sa déesse Astrée en rapprochant les cimes des arbrisseaux encore flexibles. La décoration de cette voûte, imaginée au commencement du XIVe siècle par le duc Jean Ier, est entièrement héraldique. La surface est divisée en quarante-huit bandes, et chacune de ces bandes est coupée à son tour en trente-six petits carrés. Ces quarante-huit bandes représentent les quarante-huit maisons appartenant à la noblesse du Forez, ou ayant des droits ou des intérêts majeurs dans la province, et le blason de chacune de ces maisons est répété trente-six fois par les carrés de la bande qui lui appartient. Sur la muraille, au point de départ de l’ogive, une longue bande de décorations se déroule tout le long de la salle comme une bordure peinte autour d’une tapisserie; ce sont, comme toujours, des figures héraldiques, des dauphins, — de vrais dauphins cette fois, et non plus de vulgaires poissons, ce qui suffirait pour indiquer que cette décoration est déjà bien loin du temps grossier où le blason des comtes forésiens prit naissance, — des centaures encapuchonnés, des satyres, blason de la province même et non plus de ses maîtres. Une chose à remarquer dans cette bordure, c’est qu’elle n’a rien de gothique et qu’elle rappelle jusqu’à un certain point, par la manière dont elle est traitée, quelques-unes des variétés des décorations antiques ; en tout cas, le système des arabesques de la renaissance est déjà là tout formé. Enfin au centre, au-dessus d’une belle cheminée gothique, les armes des comtes, des ducs de Bourbon et de la province de Forez sont distribuées entre plusieurs grands écussons. Si jamais salle de parlement fut aristocratique, c’est bien celle-là ; la féodalité est encore là très vivante et très parlante.

« Il y a maintenant bien de ces maisons qui n’existent plus, » me dit, pendant que mes yeux errent sur les blasons de la voûte, le concierge de la Diana, ami des traditions, comme il convient que le soit d’ailleurs le gardien d’un tel édifice ; puis il conclut par cet axiome de l’économie sociale propre au peuple quand il est conservateur : « ce qui est dommage, parce que d’une grande maison il y a plus à tirer que d’une petite. » Du temps de d’Urfé, nombre de ces familles n’existaient en effet déjà plus ; depuis lors, les d’Urfé eux-mêmes ont disparu et bien d’autres à leur suite. Cependant la plupart de ces noms éteints n’appartiennent pas à la noblesse proprement dite du Forez et du Lyonnais, car les familles forésiennes ne figurent qu’en nombre restreint sur la voûte de la Diana, où il faut chercher surtout les blasons des maisons de toute province et même de toute contrée alliées aux comtes de Forez. Les plus puissantes et les plus considérées des familles du Forez à l’époque où fut décorée la Diana y occupent seules un rang ; de ces vieux blasons forésiens particulièrement favorisés, un de ceux qui me semblent subsister encore aujourd’hui de la manière la plus certaine est celui de la maison de Damas. Il s’en est fallu de bien peu que la reliure ne suivît le livre, c’est-à-dire que ce joli édifice de la Diana ne suivît dans la mort et l’oubli ces dominations éteintes et ces noms effacés dont elle conserve les insignes. Je vois, par une note du livre publié en 1839 par M. Auguste Bernard sur les d’Urfé, qu’à cette date la Diana menaçait ruine, et même qu’elle appartenait à un particulier qui parlait de la démolir. Heureusement il s’est rencontré pour cet édifice un protecteur excentrique et puissant. C’est dans cette salle que, sous le dernier règne, M. de Persigny venait exposer chaque année ces théories du pouvoir césarien et de la monarchie démocratique qui lui étaient particulières ; son influence aida le bon vouloir des nombreux habitans de Montbrison qui regrettaient la dégradation d’un si intéressant édifice, et la Diana, restaurée par M. Viollet-Le-Duc avec le soin et le goût qui sont propres à cet habile homme, et accaparée par les lettrés de la province qui ont voulu se former en société littéraire sous l’invocation de son nom, fut désormais à l’abri de la ruine et des brutalités du hasard.


ÉMILE MONTÉGUT.

  1. Antoine de La Mure, Histoire des comtes de Forez et des ducs de Bourbon, édition de M. de Chantelauze.
  2. Voyage au pays de l’Astrée, par Mario Proth, livre d’une lecture agréable et qui le serait bien davantage encore, si l’auteur n’en avait pas employé les deux tiers en polémiques acharnées contre les jésuites et les universitaires, qui probablement ne lui ont rien fait.