Impressions d’un combattant, notes de route/03

Impressions d’un combattant, notes de route
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 26 (p. 319-338).
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IMPRESSIONS D'UN COMBATTANT

NOTES DE ROUTE
III[1]

Des événemens qui, dans ce temps où l’imprévu est banal, trouvent moyen d’être tout à fait romanesques, m’ont privé, depuis plusieurs mois, du plaisir de continuer pour mes lecteurs ces petites « impressions de guerre » que je leur avais envoyées d’Alsace. Ce n’est point que les impressions m’aient manqué depuis lors ; elles ont été au contraire à tel point nombreuses et intenses que le temps m’a fait défaut pour les écrire et presque pour les penser. Les choses sont si étrangement organisées sur cette planète que la pensée, du moins la pensée spéculative, et l’action sont presque exclusives l’une de l’autre. De là vient que les hommes qui vivent les aventures les plus étonnantes n’ont point le loisir de les narrer, et que ceux à qui est dévolu l’honneur d’en faire le récit, n’en ont la possibilité que parce qu’ils n’y ont guère été mêlés. Je tâcherai quelque jour de faire une exception à cette règle et l’histoire que je dirai alors tiendra à la fois d’un conte de Voltaire et d’un roman de Jules Verne, — avec, hélas ! le talent en moins. A défaut de cela, ce conte, ce roman aura du moins l’avantage d’avoir été réellement vécu. En attendant, je vais tâcher de donner ici quelques-unes de ces choses vues, quelques-uns de ces tableaux vivans que la guerre fait défiler chaque jour devant mes yeux. Je me garderai d’ailleurs, dans un sentiment facile à comprendre, de toute indication précise sur les lieux où j’ai passé, sur les détachemens dont j’ai fait partie et sur celui que j’ai maintenant l’honneur de commander.


On a beaucoup parlé, depuis le commencement de cette guerre, des avantages de notre artillerie, de ses effets foudroyans, des causes de sa supériorité. Notre 75, en particulier, est devenu une sorte de génie populaire et merveilleux qui fait un peu tort peut-être à ses grands frères, le 105, le 155, le 120, à ses aînés, le 90, le 95. Je demande la permission, avant d’aller plus loin, de définir, d’après ce que j’en ai moi-même observé, quelles sont les causes probables de notre supériorité en artillerie, et pourquoi elle fait des ravages bien plus considérables que l’artillerie ennemie. Je le ferai en m’abstenant autant que possible de toute discussion trop technique. Il n’est rien d’ailleurs, pas plus en artillerie qu’en aucune autre science, — l’artillerie est bien une science, — qu’on ne puisse exposer clairement aux gens les moins avertis, lorsqu’on le conçoit lucidement.

Rien n’est plus joli que de voir fonctionner une batterie de 75, comme celle que nous actionnons ici même. Les quatre pièces sont là, parallèles, à une douzaine de mètres l’une de l’autre, la crosse et les freins de roues solidement enchâssés par le recul dans la terre grasse d’un champ de betteraves. Pauvres betteraves ! Combien de millions êtes-vous, dans ce coin de France, que nulle main de fraîche paysanne ne déterrera cette année, et qui pourrirez sur place, à peine honorées parfois du coup de dent dédaigneux d’un sous-verge ou d’un porteur, loin des cuves fumeuses où l’on cristallisa vos aînées en parallélipipèdes de sucre odorant. Pour l’instant, les rudes semelles des canonniers vous meurtrissent de leurs clous ; les longues douilles de cuivre éjectées des culasses fumantes vous écorchent en bondissant. C’est dans le coin le plus creux du champ de betteraves que sont accroupies les quatre pièces ; car, aujourd’hui, ce n’est plus sur les sommets qu’on se met pour tirer, mais dans les plis les plus profonds du terrain, où l’on ne peut pas voir le but sur lequel on tire ; car, si on le voyait, on en serait vu, on n’en serait pas défilé. Voilà le grand mot lâché ! Se défiler, être défilé, c’est presque tout l’alpha et l’oméga de l’artillerie moderne. Dans cet art étrange de lancer à grande distance des masses de fer ornementées de cuivre sur l’adversaire, le tout, ou presque, est que celui-ci ne sache pas où envoyer sa riposte. Et, pourtant, il faut un œil à la batterie ; cet œil, c’est le capitaine qui, placé sur une éminence voisine, dans un fourré derrière un buisson, voit le but à la jumelle et règle son tir en donnant ses ordres par téléphone à ses chefs de pièce. Le canonnier ne voit donc pas en général le but sur lequel il tire ; il n’a point la satisfaction du sabreur ou du fantassin, qui sait les hommes qu’il tue ; masqué de l’horizon, frappant sur l’invisible, recevant des projectiles qui tombent d’on ne sait où, il lui faut plus qu’à tout autre le courage passif, il lui faut plus qu’à tout autre la confiance en son chef, qui seul voit et sait.

C’est donc par téléphone que le capitaine donne ses ordres à la batterie. A cet égard comme à beaucoup d’autres, la guerre a modifié les habitudes réglementaires, et on ne voit plus guère, si même on en voit encore, de ces canonniers « signaleurs, » pareils à des télégraphes Chappe qui seraient bottés de cuir, et transmettant de 100 en 100 mètres, par des gestes énormes et un peu ridicules des bras, la pensée directrice du chef. A l’école des Boches[2], nous avons vite appris à nous servir du téléphone que certains techniciens misonéistes vouaient naguère au mépris. Il faut même avouer que, parmi les téléphones de batteries, ceux que nous avons pris à l’ennemi sont entre les meilleurs. Il n’est plus aujourd’hui une batterie qui ne soit reliée téléphoniquement à son poste d’observation, à son groupe, à son colonel, et quand tout va pour le mieux, à l’infanterie qui la couvre. Tout cela fait un immense réseau, qui court tout le long du front, portant partout les ordres et les renseignemens, synchronisant les actions et, pareil à ces longues toiles d’araignées qui, dans les maisons abandonnées, — il en est beaucoup, hélas ! en ce moment, — bordent les vitres brisées.

Tout à côté de chaque pièce, le caisson est là, vêtu de fer gris comme elle, rabattu vers le sol et ouvrant largement les volets blindés de ses armoires où, comme les bouteilles de vin vieux dans un cellier, les obus reluisans s’étagent dans leurs logemens circulaires et profonds. Les six servans sont à leur poste ; c’est de l’exacte coordination de leurs mouvemens que dépendent l’exactitude et la vitesse du tir : les deux pourvoyeurs agenouillés par terre, chacun derrière une des armoires du caisson, le déboucheur entre les deux ; ils placent continuellement les obus qu’ils saisissent dans les ogives du débouchoir. — Mais il faut que j’ouvre ici une parenthèse, car il est à craindre que ceux de mes lecteurs et lectrices qui n’ont pas été artilleurs ne comprennent rien à ce charabia. Voici donc ce qu’est le débouchoir et à quoi il sert : nul n’ignore que les projectiles d’artillerie ont aujourd’hui à peu près la forme d’un cylindre terminé par une pointe ogivale. Jadis ils étaient de forme ronde, et on peut remarquer à ce propos qu’ils ont suivi dans leur évolution la même marche que le style architectural des églises dont les cintres, d’abord ronds dans le style roman, se sont allongés en ogive dans le gothique. Donc les projectiles sont aujourd’hui gothiques, et l’ogive qui les termine porte à son extrémité la fusée. Celle-ci est une petite merveille de mécanique, qui déclenchera, au moment voulu, l’explosion de l’obus. — Je suis d’ailleurs obligé d’ouvrir ici une nouvelle parenthèse pour distinguer les diverses sortes d’obus ; pendant ce temps, notre batterie aura le temps de tirer des milliers de projectiles, mais nous la retrouverons quand même, puisqu’elle est depuis des mois immobile à la même place.

L’obus fusant ou shrapnell, du nom de l’officier anglais qui, dit-on, l’imagina, est destiné à éclater en l’air à une certaine hauteur au-dessus de l’objectif[3] et à projeter sur lui les balles de plomb dont il est rempli. Le shrapnell est donc lui-même une sorte de petit canon en miniature qui se promène dans l’espace à une très grande vitesse et, arrivé à une certaine hauteur au-dessus de l’ennemi, projette sur lui en une gerbe meurtrière les petits projectiles dont il est chargé et dont la vitesse propre, s’ajoutant à celle de l’obus lui-même, est suffisante pour perforer la tête la plus solide et la plus carrée qui soit.

Le mécanisme de la fusée a pour but de faire éclater le shrapnell au moment voulu et à la hauteur la plus convenable. Sans entrer dans aucun détail, il nous suffira de dire que ce mécanisme est déclenché par des ressorts qui s’arment automatiquement au moment du départ du coup, et par un petit cordon de poudre qui brûle dès ce moment-là, met le feu quelques instans après à la chambre de poudre placée au fond de l’obus et fait éclater celui-ci. Le nombre de ces instans, c’est-à-dire le temps qui sépare le départ de l’obus de son éclatement, dépend uniquement de la longueur utile de ce petit cordon de poudre. On règle à volonté celle-ci au moyen d’un trou que l’on perce dans la fusée et qui la débouche, c’est à dire la met, à cet endroit, en communication directe avec l’amorce qui enflammera le cordon de poudre, sans qu’il soit besoin de la combustion du reste du petit cordon. Le débouchage de la fusée se faisait jadis à la main au moyen d’un emporte-pièce, et suivant les indications du capitaine ; le débouchoir est un merveilleux appareil que manie le déboucheur et qui fait maintenant cette opération automatiquement, avec une précision et une vitesse bien supérieures. Dans l’artillerie de campagne allemande, on continue à déboucher à la main ; on n’y a pas le débouchoir, et c’est une des raisons de la supériorité de la nôtre.

Il est doux de battre l’ennemi avec les armes qu’il a forgées lui-même ; et c’est pourquoi nos téléphones de batteries boches nous sont si précieux. Il faut jouir de ce qu’il a pu faire de bien et le mettre hors d’état de faire autre chose. Si nous voulons écraser à jamais l’Allemagne sanguinaire et sa tyrannie belliqueuse, c’est peut-être, en un certain sens, parce que la musique allemande nous a été parfois agréable. Tout justement depuis 1870, depuis qu’elle s’est lancée dans sa mégalomanie bardée de fer, l’Allemagne n’a réellement plus produit ni un grand musicien, ni un grand penseur. En lui rognant pour toujours ses ongles tachés de sang innocent, en muselant sa mâchoire féroce, en l’empêchant de consacrer jamais dans l’avenir son activité à d’autres choses qu’aux arts de la paix, qu’aux choses utiles où elle excellait jadis : la fabrication de la musique et de la bière, nous lui voulons presque autant de bien qu’à nous-mêmes.

Mais je reviens âmes moutons, qui sont souvent des moutons enragés, — à mes canonniers, veux-je dire. Voilà donc les deux pourvoyeurs et le déboucheur derrière leur caisson, tout le corps immobile et les mains seules actives ; devant eux ils n’ont pour horizon que leur caisson petit à petit vidé, près d’eux, les obus allemands éclatent, ils ne bougent pas, sauf pour tomber quand ils sont atteints, tout à leur besogne mécanique. En voyant dans des momens critiques ces pauvres soldats stoïques et comme indifférens, je m’imagine parfois que leur humble caisson est l’autel même de la patrie, et que c’est un sentiment religieux qui les a jetés là agenouillés et silencieux dans le parfum d’encens que fait la poudre. A côté d’eux, les trois servans de la pièce, le chargeur, le tireur, le pointeur, sont derrière celle-ci. Le premier prend rapidement des mains du déboucheur l’obus qu’il lui tend, et, solidement campé sur ses jambes écartées, d’un geste rapide et large qui sème… qui sème la mort, le projette dans la culasse que le tireur a ouverte. Vite celui-ci la referme en claquant, saisit le tire-feu et le laisse retomber, puis immédiatement rouvre la culasse dont la douille de l’obus s’éjecte instantanément. Au début de la campagne, nous abandonnions les douilles sur les champs de bataille ; maintenant, on les recueille précieusement, non pas que nous soyons, comme l’Allemagne, à la veille de manquer de cuivre, mais parce que ces douilles toutes prêtes serviront demain à fabriquer plus vite de nouveaux obus. Pendant ce temps, le pointeur, qui est le regard même de la pièce, courbé à gauche de celle-ci, l’œil à son collimateur de pointage, la main à une vis ou à une manivelle, modifie, suivant les données du capitaine, la direction, ou ramène instantanément, après chaque coup, la pièce à sa position. Pour cette dernière besogne d’ailleurs, son rôle est plutôt de contrôle que d’action. Grâce au frein hydropneumatique, solidaire du canon, et qui avec celui-ci recule après chaque coup dans une glissière sur l’affût, le 75 revient à peu près rigoureusement dans sa position après chaque coup. Le pointeur se borne à vérifier qu’il en est bien ainsi en visant un but auxiliaire, toujours le même, un arbre ou une maison lointaine, par exemple, et en corrigeant d’un léger mouvement de vis de rappel le petit déréglage, s’il y a lieu. L’artillerie de campagne allemande, au contraire, n’a pour ramener le canon sur l’affût qu’un frein à ressort et, après chaque coup, il faut refaire le pointage exact. De là chez nous une bien plus grande exactitude et une plus grande rapidité de tir, et ceci est encore une des causes de la supériorité du 75.

Avec des servans bien dressés, on arrive à tirer ainsi facilement une trentaine de coups par minute et par pièce. On conçoit que, pour faire en deux secondes toutes les opérations dont je ne viens de décrire que les plus importantes, il faille une coordination parfaite, un synchronisme complet entre les mouvemens des servans. Pour compléter ce tableau, mettez, derrière le groupe des servans en action et, à quelques pas, le maréchal des logis, chef de pièce, qui surveille tout, rectifie au besoin un détail, remplace le servant qui tombe, mettez sur la pièce et le caisson des branchages destinés à les dissimuler à la vue des avions, imaginez derrière chaque canon une sorte de terrier recouvert de rotins et de gazon où les hommes se réfugieront à l’occasion, multipliez par quatre ce premier tableau en mettant à la gueule de chaque pièce une brève langue de flamme intermittente et un très ténu panache de fumée, et vous aurez l’image d’une batterie de 75 dans le feu de l’action. Voilà ce qu’on voit. Voici maintenant ce qu’on entend : tout d’abord les commandemens qui, du capitaine par le téléphoniste vont aux chefs de section, et qu’il serait trop long d’expliquer ici : « Par la droite par batterie, correcteur 18, 3500… Augmentez l’échelonnement de 5, correcteur 18, 3 900… Tir progressif, correcteur 20, fauchez double !… etc. » Voilà pour les hommes. Je ne parle pas des cris des blessés, nos blessés ne crient pas, et c’est encore une des choses les plus étonnantes de cette guerre que je n’ai jamais entendu un blessé se plaindre. J’en ai vu des centaines râler, divaguer même, j’ai entendu les hoquets lamentables des pauvres poitrines trouées et où le sang qu’elles vomissent ne laisse plus passage à l’air ; mais je n’ai jamais entendu un blessé se plaindre. C’est incroyable, et cela est. Voici maintenant la musique que font les choses : c’est d’abord le claquement périodique des culasses qui s’ouvrent et se ferment, le bruit métallique des douilles éjectées tombant sur le sol ou la crosse du canon ; c’est surtout le coup de canon lui-même. Il est pour le 75 bref et coupant comme un coup de fouet et douloureux aux tympans non aguerris ; puis, de suite, c’est le long sifflement grave que fait l’obus dans les airs ; on dirait un hululement lugubre de la bise et, lorsque les pièces tirent ensemble, c’est un peu comme une longue rafale bruissante dans une forêt d’automne sans feuillage. Puis le grave sifflement s’atténue, et c’est soudain le roulement sourd de l’obus, qui éclate là-bas chez l’ennemi. Le son de l’éclatement est très différent de celui du départ ; avec un peu d’exercice on ne s’y trompe pas ; autant celui-ci est bref, décisif et catégorique, autant l’éclatement est prolongé, disséqué en grondemens juxtaposés, comme si chacun des éclats de l’obus apportait sa note à cette grave symphonie.

Mais voilà que les Boches ripostent ; ils ont mal repéré la batterie, car leurs obus passent au-dessus de nos têtes et vont éclater 200 mètres en arrière de nous. Nous pouvons donc analyser à notre aise, et en amateurs, l’âpre défilé des « marmites » et des « crapouillots. » — C’est par ces expressions imagées que nos hommes désignent les obus ennemis, surtout les obus de gros calibres. D’où viennent ces termes nouveaux en artillerie, je l’ignore ; il y a même toute une terminologie qui en dérive ; on raconte maintenant couramment le soir qu’on a été « crapouilloté. » Voilà un néologisme qui n’est peut-être pas près d’entrer au Dictionnaire de l’Académie. Pourtant il a bien gagné ses lettres de grande naturalisation. Quant aux « marmites, » on ne sait pas davantage d’où dérive cette appellation. Certaines personnes en mal d’explication ont prétendu que les obus allemands de gros calibres ont la forme de soupières. C’est apparemment qu’elles n’en ont jamais vu de près, et je les en félicite sans les envier. Je croirais plutôt que le mot vient de ce que les Allemands, qui ne sont pas, surtout depuis quelques semaines, très riches en munitions, ont pris l’habitude en nombre d’endroits de nous faire leur expédition journalière de fer (en grande vitesse, s’il vous plaît), de préférence à l’heure où dans les cantonnemens, les tranchées, les batteries, il y a le plus de circulation, le plus d’hommes non abrités, c’est-à-dire à l’heure de la soupe. Ce sont donc des marmites pour la soupe qui arrivent à propos. Si maintenant on s’imagine que cette régularité dans les heures d’ « arrosage crapouillotesque » a jamais fait qu’une escouade ou une pièce ait retardé ou avancé d’une demi-heure les.heures habituelles de la soupe, c’est qu’on connaît mal la charmante et dédaigneuse insouciance du danger qui caractérise nos soldats.

J’en reviens donc à l’arrivée des marmites allemandes. Ces grosses personnes s’annoncent par des bruits variés qui permettent de les identifier assez facilement d’avance. C’est d’abord le petit et négligeable 77, le petit obus de campagne boche, je dis petit, parce que, plus grand que notre 75 par les dimensions, il est bien plus petit par les effets. Celui-là s’annonce par un sifflement assez aigu et continu. Au contraire, les grosses marmites allemandes, celles qui ont 15 centimètres, ou 22 ou 30 de diamètre à la base, celles qui pèsent une centaine de kilos ou davantage s’annoncent par un sifflement beaucoup plus grave et qui a ceci de très particulier d’être intermittent : ch… ch… ch… ch… on dirait de grosses locomotives poussives qui avancent péniblement. Cela fait peine à entendre, et nous sommes tous dans des transes que les pauvres n’arrivent jamais à destination et restent suspendues entre ciel et terre.

Je dis que les obus allemands (comme sans doute aussi les nôtres, pour les gens qui sont de l’autre côté de la barricade) s’annoncent par leur sifflement dans l’air. On entend ce sifflement souvent assez longtemps (jusqu’à une dizaine de secondes) avant l’arrivée du projectile ; la raison en est simple : le sifflement de l’obus est produit par son frottement contre l’air ; ce bruit nous arrive à travers l’atmosphère en ligne droite avec la vitesse du son qui est d’environ 340 mètres par seconde. Le projectile, lui, nous arrive moins vite, d’abord parce qu’il ne se propage pas suivant une ligne droite, mais suivant une courbe, ensuite et surtout parce que, à la fin de leur trajectoire, les obus ont en général une vitesse moyenne bien inférieure à celle du son. Cela dépend d’ailleurs de la nature de la pièce et de la distance à laquelle on tire. Si la pièce est un obusier, c’est-à-dire à une longueur faible par rapport à son calibre, la vitesse moyenne du projectile est inférieure à celle du son presque dès sa sortie de la pièce ; il n’en est pas de même avec les pièces à longue portée qui sont, proportionnellement à leur calibre, beaucoup plus longues[4]. Pour fixer les idées, je citerai une remarque que j’ai faite plusieurs fois : lorsque notre pièce de 90 (notre ancienne pièce de campagne qui rend actuellement de réels services) tire à 3 400 mètres, j’ai constaté, étant près de la pièce, qu’il s’écoule environ 20 secondes entre le départ du coup et le moment où on entend son éclatement. Le bruit de celui-ci mettant environ 10 secondes à me parvenir (puisque 3400 mètres égale dix fois la vitesse du son), il s’ensuit que le projectile met un temps égal à parcourir 3 400 mètres. Il s’ensuit donc que si une pièce analogue au canon de 90 (et il représente assez bien comme portée utilisable la moyenne des pièces employées dans cette guerre) tire sur moi, à une distance inférieure à 3400 mètres, le projectile me viendra du canon plus vite que le son, et je recevrai l’obus ou plutôt, — et de préférence, — je l’entendrai éclater près de moi, avant d’avoir entendu le départ du coup. Si, au contraire, il tire sur moi à distance plus grande, j’entendrai d’abord le départ du coup, et, quelque temps après, l’arrivée de l’obus, ce temps étant d’ailleurs d’autant plus long que la distance est plus grande. Or, en fait et en général, surtout dans la guerre telle qu’elle se poursuit depuis quelques semaines, on tire à des distances beaucoup plus considérables. Lors donc qu’une batterie allemande tire sur nous et s’est signalée par l’arrivée d’un premier obus, on a généralement le temps, dès qu’on entend partir le coup suivant, de se mettre dans les abris qui sont creusés un peu partout, bien avant qu’il n’arrive. Si même on n’entend pas le départ du coup, le sifflement de l’obus, en vertu des mêmes phénomènes, précède celui-ci assez longtemps pour qu’on puisse prendre ses précautions. Lorsque le coin où ils se trouvent est particulièrement visé, j’ai vu les hommes prendre, suivant les cas, dans cette circonstance, les attitudes les plus variées ; les uns, quand il y a des abris, s’y blottissent tranquillement ; d’autres ne daignent pas même changer de place ; d’autres, qui sont à cheval, en descendent sans hâte pour être plus près du sol ; d’autres se couchent sur le ventre ou sur le dos. Il y a en effet grand intérêt à dépasser le moins possible la surface du sol, lorsqu’un obus, du moins ; un obus explosif, arrive. — Mais je suis obligé d’ouvrir ici une nouvelle parenthèse pour expliquer d’un mot ce qu’est cet obus.

Nous avons vu que l’obus fusant est construit de façon à éclater en projetant les balles qu’il enferme, à une certaine hauteur au-dessus du sol. L’obus explosif au contraire est fait, ainsi que sa fusée, de manière à n’éclater que lorsqu’il rencontre un obstacle solide (le sol, un mur, un arbre, etc.). Cet obus contient une forte charge de poudre qui le fait éclater en un grand nombre de fragmens et ce sont ces fragmens projetés de tous côtés qui font les affreuses blessures d’obus si difficiles à guérir, à cause de leurs formes déchiquetés comme celle de l’éclat perforant qui les a produites. Lors donc qu’un obus explosif allemand arrive sur le sol (je ne parle que de l’obus allemand, car le nôtre se comporte différemment, comme nous verrons), il éclate dans tous les sens, mais une grande partie de ses éclats entre dans la terre et agrandit seulement le trou formé par le poids de l’obus en tombant ; de la sorte, les éclats qui sont projetés en l’air arrivent à ne former qu’une gerbe conique assez étroite. Si on est à quelques mètres de cette gerbe, on a des chances de n’être pas atteint et d’être seulement éclaboussé de terre et peut-être projeté sur le sol par le déplacement d’air. Si on est plus près et dans la zone de la gerbe, il n’y a plus qu’à faire avancer les brancardiers. Mais la gerbe d’éclatement est évidemment étroite à la base et va en s’évasant vers le haut ; on a donc d’autant moins de chance d’être touché par elle qu’on est moins haut au-dessus du sol, et c’est pourquoi, dans ces conjonctures, un grand nombre de soldats se couchent. Il est arrivé ainsi que de grosses marmites boches tombent à moins de 1 mètre de soldats couchés sans les atteindre. Par exemple, si elles tombent exactement sur eux, on n’aura pas la peine de chercher leur médaille d’identité…

Quant à moi, j’ai toujours trouvé que le sifflement avertisseur d’un obus boche qui s’avance est un bruit désagréable, et je préférerais n’être point averti. Rien n’est plus agaçant, surtout lorsqu’on a l’honneur de commander des soldats de France, et que l’exemple qu’on leur doit donner et le souci de ne point surmener son brosseur vous interdisent de vous vautrer dans la boue, rien n’est plus désagréable que ce bruit de tuyau d’orgue qui s’avance vers vous pas très vite. « Tombera-t-il à gauche, à droite, en avant, en arrière… ou juste sur moi ? » C’est une charade acoustique qu’on ne se résout point à ne point pouvoir résoudre.

Il y a pourtant des exceptions à la règle, qui font que généralement on est averti de l’arrivée des obus allemands par le départ du coup : il nous a été donné plusieurs fois d’avoir affaire à des batteries très rapprochées tirant d’un tir tendu et dont on n’entendait partir le projectile qu’après l’avoir entendu éclater à son arrivée. C’est un paradoxe acoustique bizarre, mais tout n’est-il pas, peu ou prou, paradoxal en ce moment ?

Mais ce qu’il y a de plus étourdissant dans la musique infernale d’un combat d’artillerie, c’est, sans concurrence possible, l’éclatement tout proche d’une grosse marmite boche. Toutes les grosses caisses, toutes les cymbales réunies du plus wagnérien des orchestres n’en pourraient donner qu’une pauvre idée. Les gros obus d’outre-Rhin font toujours bien du fracas, s’ils ne fracassent pas toujours.

Lorsqu’on a la chance, comme cela nous est arrivé parfois, que le sifflement des balles se mette de la partie, alors la symphonie est complète. Le « pftt » flûte et furtif des balles est presque une douceur à côté de la grosse pétarade, et il m’a souvent incité à des remarques curieuses sur la physique, — car si, à l’heure qu’il est, on ne peut faire en morale que des réflexions un peu attristantes, il n’en est pas de même en physique. Par exemple, tous ceux qui ont entendu siffler les balles à quelques centimètres de leur oreille ont remarqué que le sifflement commence par être très aigu, puis prend brusquement un timbre beaucoup plus grave avant de s’évanouir. La raison en est simple : pendant que la balle se rapproche de l’oreille, la longueur des ondes sonores qu’elle nous envoie est diminuée de sa vitesse ; les ondes sont donc plus courtes que si la balle était immobile, donc le son plus aigu. Au contraire, lorsque la balle nous a dépassé et s’éloigne, sa vitesse s’ajoute à la longueur des ondes sonores qu’elle nous envoie, donc ces ondes sont plus longues, et le son est plus grave. C’est le même phénomène qui fait que, lorsqu’un express traverse une gare à toute vitesse en sifflant, les voyageurs placés sur le quai remarquent que le son du sifflet devient brusquement plus grave dès que la locomotive les a dépassés.

Lors donc que le son d’une balle qui siffle devient plus grave, c’est que cette balle nous a déjà dépassé ; ce n’est pas celle-là qui nous tuera. Il y a dans cette remarque de quoi abréger d’un temps non négligeable, — quelques centièmes de secondes, — l’angoisse de ceux qui n’aiment pas beaucoup le sifflement, pourtant si musical et discret, des balles à leur oreille.

Départs enflammés et tonitruans de nos obus, leur long hululement de bise dans le6 airs, leur éclatement joyeux sur l’ennemi, riposte de ses gros obusiers, sifflement intermittent ou continu des obus de divers calibres qui approchent, leur éclatement fantastique, le petit bruit de flûte des balles qui filent entre leurs grandes sœurs, les marmites, comme font les astéroïdes parmi les grosses planètes ; au milieu de tout cela, des ordres brefs et le cliquetis des culasses et des douilles, telle est la musique étrange et magnifique de la bataille, fanfare énorme et violente, hymne de folie, de douleurs et d’espérances.


Au début de la guerre, lorsque les armées se déplaçaient rapidement, notre 75 a dû une bonne partie de sa supériorité à sa rapidité de tir provenant, comme nous venons de le voir, surtout du frein hydropneumatique d’une part, du débouchoir de l’autre. Mais cette supériorité avait d’autres causes encore que l’on oublie, ou que l’on ignore généralement, dont participent aussi nos autres canons de tous calibres et qui peuvent se résumer d’un mot : nos projectiles sont, toutes choses égales d’ailleurs, bien plus efficaces que les projectiles allemands. Nous allons expliquer pourquoi, d’après les constatations mêmes que nous avons faites sur les champs de bataille. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que les écrivains militaires aient l’habitude d’attribuer exclusivement la supériorité du 75 à sa maniabilité et à sa vitesse de tir, cette supériorité-là résultant immédiatement de la comparaison de matériels adverses qui, en temps de paix, pouvait seule être faite. Quant à la comparaison des effets produits, elle ne pouvait être faite qu’in anima vili. Elle prouve, ainsi que nous allons voir, que si notre artillerie de campagne conserve sa supériorité, même lorsqu’elle n’use pas de son tir rapide, comme c’est souvent le cas dans la guerre de siège actuelle, et si d’autre part notre artillerie lourde n’est pas inférieure à celle de l’ennemi pourtant plus nombreuse, c’est dû surtout à la qualité de nos projectiles et de nos explosifs.

Considérons successivement à cet égard le shrapnell et l’obus explosif. Le premier est exclusivement employé contre les objectifs vivans (hommes, chevaux) sur lesquels il projette à bonne hauteur sa gerbe de balles. Or, deux choses assurent, à calibre équivalent, une supériorité nette à notre shrapnell sur celui des Allemands. D’une part, les petites balles de plomb de celui-ci (en particulier pour l’obus de 77) sont d’un diamètre et partant d’une masse bien inférieure à nos balles de shrapnell. Il est évident, dans ces conditions, que leur force vive est moindre, et que les blessures causées par elles sont beaucoup moins étendues et partant moins graves. D’autre part, et surtout, le corps de notre obus à balles est beaucoup mieux fait que celui de l’obus allemand : pour produire son effet maximum, le petit canon aérien qu’est le shrapnell doit naturellement projeter sa charge de balles, vers l’avant, avec la plus grande force possible. Pour cela, il doit rester intact et ne s’ouvrir qu’à son extrémité antérieure. Si la poudre qu’il contient et qui ne doit faire éclater que l’extrémité ogivale de l’obus et chasser, par l’ouverture produite, les balles ; si cette poudre fait éclater en même temps le corps de l’obus lui-même, il est évident qu’une faible partie seulement de la force explosive projettera les balles à l’extérieur. D’autre part, celles-ci n’étant plus projetées toutes vers l’avant, c’est-à-dire dans la direction où la vitesse de l’obus s’ajoute exactement à la force explosive de la poudre, elles n’auront pas leur maximum d’effet meurtrier. Un shrapnell dont le corps d’obus éclate est comparable à un canon qui éclaterait au moment du tir : ses effets seront beaucoup moins grands. Or, un très grand nombre de shrapnells dont les Boches nous font de temps en temps l’envoi gracieux éclatent complètement au moment de fuser. Nous en avons ramassé des quantités autour de nous, dont le corps était tout déchiqueté ; cela tient à ce que leur charge de poudre est mal calculée, à ce que les parois de l’obus sont trop minces, ou surtout à ce qu’elles sont en acier de mauvaise qualité. Camelote allemande 1 Nos shrapnells au contraire, à de rares exceptions près, n’éclatent pas, et nous avons souvent le plaisir, lorsque nous les suivons sur le terrain qu’ils nous ont conquis, de trouver leurs minces cylindres intacts, tout juste décapités de leur ogive et pleins de la bonne terre de France dont ils ont gavé leur corps élégant en touchant le sol. Si on y jetait quelques graines, cela ferait dans quelques semaines de bien jolis pots de fleurs sur les cheminées.

Mais c’est surtout dans nos terribles obus explosifs que réside l’efficacité terrifiante de l’artillerie française. Nous avons vu que les « marmites » allemandes forment fougasse en tombant sur le sol et y creusent un entonnoir dont les bords limitent étroitement la gerbe explosive vers l’extérieur ; il s’ensuit que cette gerbe constitue une zone dangereuse assez limitée. Rien de plus élégant d’ailleurs, — lorsqu’on la voit à un nombre de mètres suffisant pour que le sentiment esthétique ne soit mélangé d’aucune autre préoccupation plus terre à terre, — rien de plus élégant que cette gerbe élancée et s’évasant vers le haut comme un long calice de primevère. Mais malheur à ceux dont la bouche a touché ce calice ! Lorsque la marmite éclate le long d’un mur, il arrive que ses éclats y dessinent avec exactitude la forme parabolique de la gerbe qu’ils forment, et j’en ai vu parfois, de ces paraboles meurtrières tracées comme au burin sur la blancheur d’un mur et assez pareilles à certaines queues de comètes. Nos obus explosifs se comportent de façon très différente : leur fusée est construite de telle sorte que l’éclatement ne se produit pas à l’instant précis où l’obus touche le sol, mais seulement un peu après. Pour un tir assez tendu comme est celui du 75, l’obus arrivant à terre sous une faible inclinaison y creuse seulement un léger sillon et rebondit en l’air. La fusée est faite de manière que l’explosion ait lieu à cet instant même. Les éclats du projectile sont alors disséminés dans tous les sens et surtout vers le bas et dans un grand rayon en produisant le terrible coup de hache du 75, qui fauche et déchiquette tout ce qui est dans son cône d’action. Les obus explosifs allemands projettent leur gerbe vers le haut du fond d’un trou qui en limite la zone efficace. Les nôtres, au contraire, projettent la leur de plusieurs mètres de haut vers le sol et aucun angle mort, — je devrais dire aucun angle de vie, mais le langage a de ces bizarreries, — n’arrête son extension dans tous les sens. Et c’est pourquoi la ruse ulysséenne qui fait coucher nos hommes à l’arrivée des marmites ennemies ne réussirait pas aux Boches quand tombent nos obus explosifs. Au contraire, la surface vulnérable offerte à ceux-ci n’en serait qu’augmentée.

Ce n’est pas tout. On a signalé depuis longtemps, et nous avons souvent remarqué qu’un grand nombre de cadavres allemands victimes de nos canons n’offrent aucune blessure apparente. Ils offrent seulement ce caractère d’avoir la figure presque entièrement noire, et ce masque ténébreux qu’il impose aux faces ennemies est comme la signature immédiatement reconnaissable de notre obus explosif. Je m’excuse de ces détails macabres ; j’en pourrais donner bien d’autres à faire frémir, mais tout le monde n’a point cette accoutumance à l’horrible qu’on acquiert si vite sur les champs de guerre, et qui est elle-même aussi quelque chose d’horrible, quand on y réfléchit… Mais mieux vaut ne pas réfléchir trop sur ces choses.

Donc un grand nombre d’hommes tombent sous nos canons sans avoir été vraiment touchés par nos projectiles. Leur mort doit être instantanée et sans douleur, car on les trouve dans les poses les plus vives, comme figés dans quelque geste familier qui ne s’est pas achevé. J’en ai vu plusieurs dont l’attitude était celle d’hommes vivans et on dirait un instant immobilisés devant le « ne bougeons plus ! » du photographe. Généralement.en outre, leur sombre visage n’offre point l’expression de la souffrance, mais plutôt celle d’un calme repos.

A quoi peuvent être dus ces effets parfois contestés et pourtant incontestables de nos canons ? On a donné déjà diverses explications de ce phénomène qui évoque le fameux « vent du boulet » des combats d’antan. Aucune ne m’a paru scientifiquement défendable, et je crois qu’on pourrait expliquer bien plus simplement la chose.

Un exemple nous montrera comment.

Chacun connaît les cloches à plongeurs, ces sortes de chambres que l’on plonge dans le fond d’une rivière et où l’on introduit de l’extérieur de l’air comprimé qui les empêche d’être envahies par l’eau dont il contre-balance la pression. Des ouvriers peuvent y travailler commodément, et on n’a pas oublié que c’est par ce procédé que furent creusées, dans le lit de la Seine entre la place Saint-Michel et la rive droite, les excavations dans lesquelles le tunnel du Métro prit peu à peu sa place. C’étaient les caissons métalliques eux-mêmes destinés à former le tunnel qui constituaient les cloches à plongeurs et ils s’enfonçaient peu à peu sous la Seine, à mesure que les ouvriers qui y travaillaient creusaient le lit de celle-ci. Les ouvriers ne passaient point brusquement de l’atmosphère extérieure à l’air comprimé des caissons. Ils séjournaient d’abord un certain temps dans une chambre intermédiaire où l’on augmentait peu à peu la pression de l’air, de telle sorte que la transition fût progressive et non pas brusque. On opérait en somme comme dans les écluses où, pour faire passer un bateau du niveau le plus élevé au plus bas, on le place dans un bassin qui, parti de l’un des niveaux, se met peu à peu à l’autre par une vanne entr’ouverte.On faisait l’opération inverse lorsque, leur travail terminé, les ouvriers regagnaient l’extérieur. Or il est arrivé parfois que certains d’entre eux furent malades parce que cette transition n’avait pas été établie assez lentement ; ils éprouvaient alors des malaises pareils à ceux dont souffrent dans des circonstances semblables les scaphandriers, ou à ceux que ressentent les aviateurs lorsqu’ils montent à une certaine altitude ou en descendent trop vite. Les effets étonnans de nos obus explosifs appartiennent, à mon avis, à la même catégorie de phénomènes et relèvent des mêmes causes qui sont sans doute les suivantes.

Les liquides dans lesquels baigne notre organisme — et notre sang en particulier — sont contenus dans des vaisseaux et des tissus assez légers et élastiques, de telle sorte que la pression exercée sur ces vaisseaux par l’atmosphère extérieure est à peu près équilibrée par celle des liquides inclus. Si, pour une raison quelconque, l’atmosphère extérieure se raréfie brusquement, les vaisseaux seront soudain distendus par la pression, devenue prépondérante, des liquides inclus, et ils risqueront d’éclater. Les parois des veines et des artères ne suffiront plus, n’étant plus étayées par la pression atmosphérique, à maintenir la pression sanguine et elles courront le risque d’être rompues, d’autant plus que le gaz dissous dans le sang et en particulier l’air qu’y amène la circulation pulmonaire, se dégageront brusquement, comme font les gaz d’une bouteille de Champagne lorsqu’on la débouche. Des phénomènes analogues auront lieu si, au lieu de diminuer, la pression atmosphérique augmente brusquement : les vaisseaux se comporteront alors comme ces cornets de papier sur lesquels les enfans, après avoir insufflé de l’air, appliquent un coup de poing qui les fait éclater.

Mais il faut, pour que ces phénomènes physiologiques aient toute leur intensité, que la variation de pression soit brusque, soudaine. Si en effet elle n’a lieu que lentement, nos vaisseaux ont le temps, par leurs réactions naturelles de s’équilibrer avec la nouvelle pression extérieure. Par exemple si la pression atmosphérique diminue lentement, le sang abaissera la sienne peu à peu par osmose à travers les capillaires, en rendant à l’atmosphère une partie des gaz qu’il inclut et par d’autres processus dont l’organisme dispose. Car nous sommes merveilleusement outillés par la nature pour nous adapter aux conditions les plus variées, pourvu que cette adaptation soit lente, pourvu que nous ayons le temps de nous y acclimater.

Revenons maintenant à nos obus ; lorsque l’un d’eux éclata lorsque l’explosion de la poudre qu’il contient a lieu, cette explosion dégage brusquement une grande masse de gaz qui, dans le voisinage de l’obus, augmente soudain la pression atmosphérique. Cette augmentation de pression est énorme et elle s’exerce dans un assez grand rayon avec les explosifs modernes, ceux des Allemands comme les nôtres ; d’autre part, elle est extrêmement soudaine, extrêmement brusque, bien plus soudaine, bien plus instantanée pour les explosifs français que pour ceux de l’ennemi. Cette soudaineté est telle dans le cas de nos poudres actuelles que la rupture d’équilibre causée par leurs déflagrations dans les organismes voisins soumis à cet effet suffit à causer instantanément la mort. Effectivement, à l’autopsie des ennemis tués sans blessure apparente par nos obus de 75, on trouve généralement les poumons éclatés. C’est une sorte de congestion pulmonaire instantanée qui a fait son œuvre et qui est causée par l’extrême vitesse de déflagration de nos explosifs.


Ainsi la supériorité de nos projectiles provient surtout d’un phénomène chimique. Et ce n’est pas un des moindres paradoxes de cette guerre que de voir la chimie, cette chimie dont nos ennemis étaient si fiers et qu’ils considéraient presque comme leur monopole, comme un des pavois incontestés de leur supériorité, nous donner sur eux un avantage décisif en artillerie. Belle matière à philosopher sur la science en général, et la science allemande en particulier, sur leur rôle dans l’art de s’entre-massacrer et leur influence sur le bonheur de l’espèce humaine.

Nous qui lisons les journaux entre deux alertes, car ils nous arrivent maintenant assez régulièrement, nous avons vu depuis quelque temps, sur ces thèmes, pas mal de dissertations éloquentes et spécieuses. Elles nous auraient amusés si elles ne se ressentaient un peu trop des préoccupations de l’ « arrière » et si on n’y voyait réapparaître à tout propos et hors de propos cette tendance à tirer, pour et surtout contre telle ou telle conception philosophique, argument des faits que grave sur la page frémissante de chaque jour l’héroïque souffrance de nos soldats. En ranimant ainsi les malignes controverses qui rendaient parfois la paix si odieuse, on risque de blesser à travers leur idéal meurtri plus d’un de ceux qui se battent ; et ces blessures sont de celles qui ne se guérissent point. Quelle tristesse en particulier quelques-uns d’entre nous n’ont-ils pas ressentie en voyant proclamer à nouveau à- propos de cette guerre la prétendue « faillite de la science ! » Des plumes éloquentes, identifiant la pédante Allemagne et la science elle-même, ont pu écrire récemment que le XXe siècle, gavé pour ainsi dire de découvertes scientifiques, cesserait d’adorer la fée qui a suscité tant de miracles sans éteindre la haine parmi les hommes. Mais pourquoi d’abord considérer l’Allemagne comme le tabernacle même de la science ? Quand on met en regard ce que l’Allemagne a fait pour les progrès de nos connaissances avec ce qu’ont fait la France ou l’Angleterre, il est facile de voir que sa part n’est pas la plus belle, ni surtout la plus originale, comme Ta démontré naguère éloquemment M. Appell, président de l’Académie des Sciences. La théorie même dont l’Allemagne intellectuelle se réclame pour justifier ses crimes collectifs, la théorie de l’évolution est tout entière l’œuvre d’un Français, Lamarck et d’un Anglais, Darwin ; et c’est tout justement parce qu’il l’a mal comprise et vue seulement à travers ses épaisses lunettes de myope que le professeur Knatscke ose en tirer les corollaires monstrueux qui sont l’évangile nouveau du « bon Dieu Allemand. » Les Nietzsche, les Treitschke, les Bernhardi et tous les autres pédans d’universités germaniques qui leur emboîtent le pas n’ont pu conclure de la théorie évolutionniste à leurs criminelles doctrines que par une sophistication et une incompréhension puériles. La guerre découle si peu de la sélection naturelle qu’elle aboutit exactement au contraire de celle-ci. N’est-ce pas en effet la destruction des plus aptes, des jeunes, des forts, des courageux et parallèlement la conservation parfaite des déchets des nations qui sont le résultat immédiat des guerres ? Celles-ci font non pas une sélection naturelle, mais une sélection à l’envers, une sélection contre nature. Les « savans » allemands sont donc mal venus à prétendre raisonner scientifiquement à cet égard, et rien ne permet de solidariser la science avec leurs sophismes sauvages.

Quant aux moyens de destruction perfectionnés que la science a mis entre les mains des chevaliers de la « Kultur, » il ne faut pas trop les maudire puisqu’ils nous donnent, de l’autre côté de la barricade, les moyens de défendre la cause de l’idéal, et puisque ce sont eux précisément qui nous permettent de dominer dans l’artillerie. Conclure du perfectionnement désarmemens modernes pour ou contre la science, c’est un peu comme si on déclarait que le sabre de M. Prudhomme fut l’ennemi de la Constitution. C’était vrai quand il servait à la combattre, faux quand il la défendait.

La vérité, c’est qu’il est puéril et, en ce moment, malfaisant de ranimer de vieilles polémiques d’amphithéâtre pendant que les soldats se battent. La science n’est ni morale, ni immorale ; on l’a démontré cent fois, et nul ne l’a fait mieux que Henri Poincaré, avec son lumineux génie ; elle ne l’est ni plus, ni moins que la musique par exemple. La morale ne repose pas sur des systèmes ; et la preuve, c’est qu’il y a en ce moment beaucoup de systèmes et qu’il n’y a que très peu de morale.

Laissons à ceux qui se battent la paix du cœur, à défaut de l’autre. Que celui qui porte dans son âme un idéal religieux, que celui qui porte l’amour ardent de la science, que celui plus heureux qu’illumine l’une et l’autre de ces torches intérieures, que chacun d’eux puisse croire, sans l’angoisse du doute, qu’en se battant pour la France, il se bat aussi pour l’étoile idéale qui guide ses pensées. Cela sera vrai pour tous, quelles que soient leurs conceptions diverses, si cette guerre fait fleurir entre les Français cette chose divine que l’insolente Allemagne prétend supprimer parmi les nations : l’harmonie des contrastes, la tolérance, la liberté de n’être point cristallisés tous dans les mêmes formes.


CHARLES NORDMANN,

au *** régiment d’artillerie de campagne.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre et du 1er novembre 1914.
  2. On dit que ce mot a le don d’exaspérer nos ennemis. Malgré cela…, ou pour cela, je me permettrai de l’employer ici, d’abord parce qu’il est bref et je ne sais pourquoi expressif, ensuite parce qu’il n’a rien de grossier ni d’injurieux, sa signification exacte n’étant même pas connue et les étymologistes eux-mêmes y ayant perdu leur latin.
  3. Voici encore un mot qui revient comme un leitmotiv wagnérien dans les Conversations d’artilleurs. Un régiment, un convoi, une batterie, un ouvrage ennemis sont, à des titres divers, des objectifs, c’est-à-dire des objets destinés à être démolis par les canons. Cette façon de considérer des choses aussi diverses uniquement sous l’angle de celui qui tire est réellement la moins objective qui soit. bizarreries du langage ! Rien de plus pittoresque que d’entendre mon colonel racontant une certaine journée de septembre où ses canons en deux heures démolirent cinq mille soldats de la Garde prussienne s’avançant en rangs serrés, et dont pas un n’échappa ; rien de plus amusant que de l’entendre dire avec un grand sang-froid : « Jamais je n’avais vu un aussi magnifique objectif… »
  4. En somme, il y a à peu près la même différence entre l’obusier et la pièce à longue portée qu’entre le revolver et le fusil ; dans l’un et l’autre cas, le rapport de la longueur au calibre augmente de la première arme à la seconde, et partant sa portée. (J’entends ce dernier mot dans son sens ordinaire, car, en artillerie, le mot portée veut dire tout autre chose.)