Impressions d’un combattant, notes de route/02

Impressions d’un combattant, notes de route
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 16-29).
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IMPRESSIONS D’UN COMBATTANT

NOTES DE ROUTE
II.[1]

J’en étais resté au milieu du mois d’août, à l’instant où, arrivant de la Chapelle-sous-Rougemont, nous venions de pénétrer dans notre Alsace ; …ou plutôt j’y avais laissé mes lecteurs, car j’ai moi-même, depuis lors, dévoré un nombre respectable de kilomètres. Que de choses enferme cette petite ligne fictive que nous venons de franchir et qu’on appelle « la frontière ! » Bien dans les champs, dans les bois qu’elle traverse, sur la route qu’elle coupe ne décèle sa trace invisible. Nos montures viennent de la franchir, et elle a été moins sensible à leur robuste poitrail que n’est le mince fil de soie que les coureurs à pied dans le Stade heurtent et brisent lorsqu’ils arrivent au but. Pourtant une émotion, une allégresse joyeuse nous étreint la gorge en passant, car cette ligne, au liséré impalpable, est la marge de la patrie. Et si nous sommes ici, c’est pour la dilater et l’élargir et l’adapter enfin au souffle généreux de la France, qui étouffait dans sa courbe rétrécie naguère par l’inique violence.

A 1 500 mètres de la frontière, nous passons l’immense bâtiment des douanes allemandes. Il n’en reste que quelques murs calcinés où pendent encore, disloqués, les lourds volets de bois que strient en longues bandes obliques alternativement rouges, blanches et noires, les couleurs de l’Empire germanique. Puis nous croisons, dans sept ou huit autos qui passent en vitesse, une centaine de prisonniers badois, quelques-uns blessés, en • manteau et bonnet rond gris vert. Nous gardons à leur passage un silence complet. Ils ont l’air jeune, calme et-même rassuré et satisfait. Le dernier auto contient les débris d’un aéroplane allemand et quelques fantassins qui le montent brandissent joyeusement au bout de leurs fusils des casques à pointe en cuir bouilli et verni. Il n’y a guère qu’une dizaine de nos soldats pour escorter tout le convoi.

Il fait un beau soleil joyeux et clair. Puis voici soudain, à droite de la route, sous les arbres feuillus, une jolie petite tombe fraîchement fermée : un tout petit tumulus de terre soigneusement sarclée, une croix verte faite de deux branches de sapin bien droites et entre-croisées ; plusieurs gros champignons violets qui ont poussé aux pieds de la croix de sapin, et, au pied de l’ensemble, un écriteau de bois blanc, avec cette inscription à l’encre : « Ici repose un cavalier allemand du 14e dragons tué le 11 août 1914. »

C’est tout à fait coquet, et il se dégage je ne sais quel parfum d’apaisante douceur dans ce coin bucolique où l’éternel sommeil doit être bon. Mais je pense aussi que bientôt nous n’aurons plus le temps de préparer pour chaque mort ennemi, ou même pour chacun de nos morts des tombes aussi joliment arrangées : ils seront trop !

Puis voici, à droite et à gauche, des arbres fraîchement coupés et des débris nombreux de ces longs chars à échelle qu’on voit dans l’Est : de tout cela, l’ennemi avait fait des barricades en travers de la route que notre offensive a disloquées. Voici d’autres tombes, mais moins belles que celle que nous avons saluée tout à l’heure. Et fussent-elles même aussi jolies et plus jolies, nous les regarderions moins, puisque tout n’est qu’accoutumance, puisqu’il y a comme une sorte de virginité de l’esprit qui fait que les sensations les plus intenses ne gardent point leur force lorsqu’elles sont répétées. Je m’étais souvent demandé, en lisant les aventures prodigieuses de la Révolution ou des Croisades ou de l’Histoire romaine, comment les contemporains de ces événemens avaient pu conserver néanmoins leur équilibre, vaquer comme si de rien n’était aux mille nécessités contingentes de la vie quotidienne et n’être point détraqués par la tension trop grande de leurs nerfs. Force nous est bien de reconnaître aujourd’hui, nous qui vivons un drame sans égal dans l’histoire et auprès duquel les mêlées sanglantes les plus fantastiques du passé ne furent que bagatelle, force nous est de reconnaître que l’on s’habitue très bien à tout, et que nous nous sommes adaptés avec une rapidité prodigieuse aux péripéties de la grande tragédie qui a succédé à nos petites comédies d’hier. Quelle cire merveilleusement plastique et ferme à la fois est donc le cerveau des hommes ! Telles sont les réflexions que je fais, — in petto, car elles n’amuseraient guère mes camarades, — et que le trot régulier de ma brave monture berce et remue en moi. Pendant ce temps, le canon tonne très fort vers l’Est-Sud-Est. Nous croisons divers détachemens du 13e corps, venant de Clermont. On los identifierait rien qu’à voir parmi eux toutes ces larges et solides têtes d’Arvernes, brachycéphales puissans aux maxillaires solides, au front élargi et volontaire, dur et fort comme leur Plateau Central.

Jusqu’ici, nous n’avons vu de l’Alsace que la route où nous marchons et qu’un double rideau de bois cache. Soudain, au sommet d’une côte, la plaine alsacienne nous apparaît joyeuse sous le clair soleil, avec, à gauche, les contreforts des Vosges que l’éloignement bleuit et que couronnent de gros cumuli blancs, pareils à des tampons de coton hydrophile que je ne sais quelle ambulance céleste aurait jetés là. Partout ailleurs, sur les vallons charmans avec leurs bois, leurs seigles, leurs villages couverts de tuiles rouge vif, le ciel est d’un bleu superbe et profond, d’un beau « bleu France. » Et ce bleu, ce rouge des toits, ce blanc des gros nuages font une symphonie colorée tout à fait symbolique, que rehausse comme un espoir le vert des prairies.) Par-dessus le marché, le vent qui caresse nos visages hâlés souffle de l’Est. J’en suis enchanté, car je n’ai pas encore assez oublié ma météorologie, — pourtant bien négligée en ce moment pour d’autres soins, — pour ne point savoir que c’est un signe de continuation probable du beau* temps. Et puis, comme pour l’instant je vois les choses sous l’angle du symbole, il me semble que cette brise de l’Est qui nous frôle après s’être gorgée au passage de tout l’arôme des riches plaines où nous allons, c’est un peu l’âme de l’Alsace qui vient joyeusement à notre rencontre.

Encore quelques bruyères à franchir qu’empanachent des bouleaux blancs et maigres, encore quelques champs où des paysannes et des paysans jeunes ou tout vieux fauchent et font la fenaison comme si de rien n’était, et nous sommes à Soppe-le-Bas. Vous chercherez en vain ce nom sur les cartes officielles allemandes de l’Alsace. En allemand, ce village se nomme Nieder-Sulzbach, et rien ne montre mieux, il me semble, l’antinomie radicale de deux cultures, de deux civilisations, que de voir l’une et l’autre appeler le même petit village de deux noms à ce point dissemblables qu’il n’y a entre eux pas le moindre rapport. Car la langue est vraiment le plus pur écho de l’âme d’un peuple.

Nous nous installons donc pour cantonner à Soppe-le-Bas, qui est d’ailleurs déjà bondé de troupes. Les habitans nous reçoivent avec une cordialité qui nous émeut, parce qu’elle est empreinte de je ne sais quelle angoisse. Déjà plusieurs fois, ils ont vu, comme dans toute cette région de la Haute-Alsace, leur village occupé alternativement par les troupes allemandes, puis par nous. Ils craignent, — et non sans raisons ! — d’être à nouveau sous le coup du flux et du reflux des armées en présence, pareils à ces lichens que la marée découvre et submerge tour à tour. Voici encore des autos qui passent remplis de blessés. Puis un autobus où des individus en civil (espions sans doute) sont gardés par des gendarmes. On utilise déjà un peu mon allemand.

Le soir même de notre arrivée à Soppe-le-Bas, le capitaine me fait appeler et me confie une petite mission. Il s’agit de trouver des nouvelles d’un détachement qui, sur l’ordre du quartier général, s’est séparé de nous la veille à midi sous les ordres d’un lieutenant, avec un précieux convoi, pour se porter dans la direction de *** et dont nous sommes sans nouvelles, ce qui est d’autant plus inquiétant que le cycliste qui accompagnait ce détachement devait nous rallier la veille au soir. Il est cinq heures du soir, et il faut que je fasse l’impossible pour être rentré avant la nuit, qui pourtant tombe déjà tôt à cette fin d’août. Vite je selle le second cheval du capitaine, une bonne bête qui marche, et, la musette bien garnie avec le bidon d’un côté, le revolver de l’autre, la carte d’état-major dans sa sacoche, le grand sabre brinqueballant sur les flancs de la bête, i*n route au grand trot. Les villages que je traverse d’abord sont pleins de troupes, nulle part les officiers ni les maires n’ont vu mon détachement fantôme ; à mesure que je poursuis ma randonnée, les villages deviennent de plus en plus déserts. En fait de soldats, il n’y a plus à la fin que quelques cavaliers en patrouille, des dragons surtout qui, la carabine au poing, me demandent le mot. Puis c’est la solitude complète. Plus personne dans les villages, sauf quelques figures inquiètes et inquiétantes qui se penchent quand je passe derrière les vitres.

A Aspach, à Exbrucke, les maisons sont en grande partie démolies ; on y voit, dans les toits inclinés des grandes maisons mi-château mi-ferme fréquentes en ce pays, d’énormes balafres dues aux obus et qui découvrent des solives calcinées. ; C’est ici que commence le champ de bataille de Cernay où, peu de jours auparavant, nous avons perdu pas mal de monde, lorsque, après la première occupation de Mulhouse, nous avons dû rétrograder sous la pression de forces supérieures. Dans les champs de betteraves, à droite et à gauche de la route, d’énormes trous d’obus, nombreux, larges de plusieurs mètres et évasés en entonnoirs, attestent que la mitraille tomba dru ici. Des cadavres de chevaux. Beaucoup de tombes fraîches. Sur l’une des petites croix qui les surmontent, je lis sans quitter la route et sans descendre de cheval, — je n’ai pas le temps, — ces mots : « Ici reposent trois chasseurs du 45e bataillon de chasseurs. » C’est tout, pas de noms. Beaucoup de tranchées vides dont l’orientation prouve qu’elles furent creusées et occupées par nos troupes. La solitude qui règne ici a quelque chose de solennel qui vous domine et vous écrase. Elle n’est heureusement pas silencieuse, cette solitude, car le canon gronde sans interruption sur ma gauche. Je distingue très bien à peu de distance plusieurs de nos braves batteries de 75 qui, derrière une crête, tirent à gueule que veux-tu. Le hasard a voulu en effet que, précisément cet après-midi-là, ait lieu le violent combat de Dornach où nous prîmes aux Allemands leur première batterie, et c’est à l’extrémité ouest de ce champ de bataille que je circule. Je passe sur quelques menus incidens, sur un obus qui, à un moment donné, siffle très haut au-dessus de la route, allant je ne sais où, venant je ne sais d’où, seul écho vraiment direct que j’aie eu de ce combat ; je passe sur la rencontre d’un auto qui me croise à toute vitesse, et où je reconnais dans son bel uniforme de commandant des corps des télégraphistes un de mes bons amis de Paris, inspecteur général des postes et télégraphes ; — stupéfaction et congratulations réciproques, et chacun repart de son côté ; — je passe aussi sur les aéroplanes rencontrés qui circulent par instant au-dessus de la route, — c’est peut-être à eux qu’en voulait l’obus de tout à l’heure. — A Cernay pas plus qu’en d’autres villages, on n’a entendu parler du détachement que je cherche.

Enfin, entre Cernay et Mulhouse, dont les longues cheminées apparaissent au loin, je finis par découvrir une petite auberge dont le patron interrogé socratiquement, moitié en allemand, moitié en français, me donne des renseignemens qui identifient avec certitude ceux que je cherche et la direction qu’ils ont prise le jour même, avec un convoi qui est passé là. Content d’avoir réussi, il ne me reste plus qu’à réintégrer Soppe-le-Bas, ce que je fais en grande vitesse, car la nuit n’est pas loin. J’y arrive fourbu, mais satisfait, ayant fait environ 35 kilomètres en deux heures, au grand dommage des paturons de ma monture. Ce premier contact réel et un peu étroit avec l’action m’a fait plaisir, mais j’en ai gardé une certaine horreur de l’isolement en campagne. Il me semble qu’un petit danger couru seul doit être plus désagréable qu’un danger dix fois plus grand affronté avec un seul camarade. C’est certainement cette constatation cent fois faite, non moins que le souci de la sécurité réelle des troupes, qui fait qu’en campagne, on double généralement les sentinelles.

Après la soupe, des braves gens du village s’emparent de nous pour nous offrir le café avec accompagnement de quetsch et de kirsch de derrière, les fagots, car, comme chacun sait, il n’est point pour la plupart des gens de meilleure façon de se réjouir qu’une ingurgitation d’alcool.

A la nuit tombée, passe un long convoi avec au moins 4 ou 500 de nos blessés venant de Dornach. Le ciel est superbement étoile. Je réintègre vers huit heures le logis du brave homme qui m’a offert un matelas, ma foi, fort délectable. Quand je dis huit heures, j’entends parler de l’heure française que marque déjà, par je ne sais quel miracle, le clocher du village, tandis que les montres des habitans du village marquent neuf heures, heure de l’Europe centrale. J’ignore si l’état-major s’est préoccupé de cette question du changement d’heure légale ; mais il y aura certainement lieu, si nous pénétrons plus avant en Allemagne, de prendre à ce sujet des décisions précises pour éviter des erreurs qui pourraient être funestes parfois. Si on me demandait mon avis, — mais on ne me le demandera pas, — je proposerais d’ailleurs d’adopter en ce cas l’heure de l’Europe centrale qui aurait de nombreux avantages sur lesquels, ailleurs et en des temps moins troublés, j’ai déjà appelé l’attention.

Ce bon clocher de Soppe-le-Bas, en outre de l’heure que marque sa vieille horloge, a encore autre chose de bien français : la croix de fer qui le surmonte, carrément et crânement inclinée sur la boule qui la porte, évoque en moi, je ne sais pourquoi, le képi de nos pioupious toujours incliné sur l’oreille à l’encontre des casques à pointe qui sont toujours droits et dans l’axe. Nul n’ignore, en effet, que dans l’armée de l’empereur Guillaume, il suffit qu’un soldat par mégarde n’ait pas son casque exactement dans l’axe, pour s’entendre traiter avec urbanité de « cochon de Français, » par les sous-officiers. Nos soldats racontent que cette inclinaison de la croix de Soppe-le-Bas a été causée par un de nos aéros qui la frôla récemment de son aile. Se non e vero

Vers onze heures du soir, tandis que je griffonne hâtivement ces notes, ma lampe est sans doute la seule encore allumée dans le bourg, car tout à coup j’entends le choc vigoureux d’une poignée de sabre contre la porte de la maison. Je me précipite pour ouvrir la fenêtre et je reconnais le général Pau, descendu de son auto à l’entrée du village et qui me demande le logement du commandant de notre groupe. Sa figure haute en couleur, aux yeux perçans, barrée d’une moustache énergique et toute blanche, sa pipe, sa belle stature, sa manche vide où pend un bras artificiel muni d’une main de fer, — ce qui lui fait deux mains de fer, — sa démarche élastique, tout cela est déjà populaire parmi les soldats. Ils se sentent pleins de confiance en cet homme qu’ils voient sans cesse sur la brèche, courant les cantonnemens et les lignes de bataille à toute heure du jour et de la nuit, comme s’il ignorait la fatigue, l’âge, le sommeil.

Le lendemain à la première heure, conduites par nos artilleurs, nous voyons passer les six pièces allemandes de la batterie que nous avons conquise la veille sur l’ennemi à Dornach. Je rappelle à nos lecteurs que la batterie allemande est de six pièces, la nôtre de quatre seulement. Le sextuple et magnifique trophée s’arrête près d’une heure à Soppe-le-Bas et j’en profite pour l’examiner de près. Les pièces sont teintes en gris vert et non pas en gris bleu comme les nôtres. Leur âme (et il semble qu’il n’y ait qu’elles à avoir une âme dans l’armée allemande…) leur âme a un diamètre de 77 millimètres, de deux millimètres plus grand que notre 75. Au premier abord, elles paraissent moins longues, moins élancées que celui-ci. Cela tient sans doute à ce que le frein sur lequel elles reposent arrive presque jusqu’à la bouche du canon, tandis que notre frein hydropneumatique est beaucoup moins long. Le couvre-bouche et le couvre-culasse sont en cuir fauve, et non noir, comme dans notre 75. Les appareils de pointage paraissent à la fois plus compliqués et moins précis que notre collimateur. Il en est de même de la culasse qui s’ouvre latéralement un peu à la manière d’un tiroir. Près de la bouche on relève sur le canon, fondue en relief dans le métal, l’inscription : « GLORIA ET PATRIA » surmontant l’aigle impériale, et, au-dessus de la culasse, sous les initiales W R entrelacées sur un II (ce qui prouve que ce sont des pièces prussiennes) les mots : « ULTIMA RATIO RECIS. » Ce « suprême argument du roi » ne manque pas d’allure ; mais il a je ne sais quoi d’insolent et de brutal, de très prussien en un mot. Et puis, notre bon 75 prouve que le suprême argument de la République vaut bien celui du roi de Prusse. Une autre inscription nous apprend que ces canons appartiennent, ou du moins appartenaient au XIVe corps d’armée allemande. Les boucliers où sont encore fixées la pelle et la bêche réglementaires sont, ainsi que les roues, complètement bossues et criblés de trous.

C’est l’ouvrage de la section de notre 42e d’infanterie, qui a eu l’honneur de prendre cette batterie. Notre feu a été si meurtrier qu’en quelques instans, tous les hommes, tous les officiers, tous les chevaux ont été tués, à l’exception d’un seul servant qui, me dit un témoin, a continué à faire, tout seul et très froidement, le service de sa pièce, réussissant à tirer plusieurs coups, jusqu’à ce qu’une balle bien placée l’ait envoyé dans l’Erèbe rejoindre ses camarades. Celui-là était un vrai brave.] Je remarque aussi que les boucliers de ces canons sont munis, du côté de la bouche, de deux sièges destinés aux servans. Ce dispositif n’existe pas chez nous, où les servans sont toujours ou bien sur les avant-trains, ou bien à pied. Les obus prussiens sont empilés dans de longs cylindres d’osier fort joliment tressés, ma foi.

Je désire emporter quelque souvenir de ce premier et inoffensif contact avec les canons prussiens ; il aura d’autant plus de valeur que ce sont ici les premières pièces que nous ayons prises à l’ennemi dans cette guerre. L’officier qui les garde veut bien accéder à mon désir, et j’emporte comme un trésor, d’une part un morceau tout troué de balles du fanion jaune et rouge de la batterie ; d’autre part, une de nos bonnes balles D, toute tordue et meurtrie, que j’ai réussi, avec beaucoup de mal, à extraire du moyeu de la roue d’un canon où elle s’était incrustée, après avoir brisé et traversé le revêtement de fer de la roue. Un jour, ces précieuses reliques dûment étiquetées et encadrées orneront mon cabinet de travail…, si Sa Majesté le Hasard veut bien me prêter vie.

Après quelque arrêt, les pièces prussiennes continuent leur route vers Belfort, où elles resteront, me dit-on, exposées plusieurs jours devant le Lion. Nous voyons plusieurs fois, cette matinée-là, défiler des aéroplanes très haut au-dessus de nous. Quelle est leur nationalité ?

Je suis chargé d’inventorier et de traduire les papiers laissés par l’administration allemande à Soppe-le-Bas et qui se trouvent dans les locaux qui servaient à la fois, comme dans beaucoup de villages là-bas, de bureau de poste et de bureau de contributions. C’est là que résidait, avec sa femme, l’unique immigré de la localité, le fonctionnaire de l’endroit. Il a laissé son logement et ses bureaux dans un désordre inexprimable ; j’y trouve, au milieu des escaliers et des couloirs, des malles à moitié remplies ; les lits sont défaits, les placards sont tous ouverts, par terre traînent des objets de toilette, du linge de femme qui n’a pas le chic parisien. On devine que la fuite de ceux qui représentaient ici le pouvoir impérial a dû être précipitée. Dans le bureau de poste, où il reste pour des centaines de francs de timbres neufs, j’inventorie rapidement les papiers de service ; je trouve plusieurs notes manuscrites, provenant de Karlsruhe et prouvant qu’à la fin juillet, toutes les mesures étaient prises et les ordres donnés en vue de la mobilisation. Je trouve aussi, datées de juillet, des instructions précises concernant la conduite à tenir en cas d’attaque de l’ennemi : — l’ennemi, c’était nous, dès lors ! — Dès la réception de ces instructions, les employés ne devaient plus conserver dans leur caisse de sommes ou de valeurs supérieures à 50 marks, sans les envoyer immédiatement et au fur et à mesure qu’elles atteignaient ce chiffre, à Karlsruhe, qui devenait ainsi, si j’ose risquer ce calembour teuton, une sorte de Geldruhe. O bon fonctionnaire qui avez laissé là, en vous éclipsant, pour beaucoup plus de 50 marks de timbres, vous aviez bien mal lu les circulaires de vos supérieurs ! Je résume à mes chefs ce que cette petite perquisition me paraît avoir établi.

Le même soir, vers six heures, — je veux dire vers dix-huit heures, car nul n’est censé ignorer la loi, — passe dans notre cantonnement un long convoi de prisonniers faits la veille à Dornach. Ils sont plus de six cents. Nous nous juchons sur tous les véhicules qui bordent la rue principale du bourg, pour les mieux voir passer. Je n’ai pas de peine à persuader à quelques-uns de mes camarades qui ont des velléités de chanter à leur passage la Marseillaise, que le silence vaut mieux. Les voici. En tête du convoi marchent d’abord deux gendarmes superbes avec leur casque à crinière, sabre au clair, et dont les chevaux caracolent orgueilleusement. Puis un peloton de chasseurs à cheval de Vesoul. Ce sont aussi des chasseurs qui, tous les dix ou quinze mètres, flanquent le convoi qui s’avance lentement. En tête marchent une dizaine d’officiers, plusieurs la tête ou les bras enveloppés de pansemens, puis le long troupeau des hommes, tous en kaki verdâtre, coiffés du bonnet à cocarde, — très peu ont le casque à pointe, — ils gardent comme nous le silence ; puis en queue, un camion de réquisition, sur lequel sont assis, en des poses de pachas, trois lieutenans, un capitaine, un commandant. Ces derniers ont leurs épées, que le général Pau leur a rendues quelques instans auparavant. Comme l’un d’eux lui parlait des ravages causés par notre obus de 75 et ajoutait qu’il devrait être interdit de se servir d’engins pareils, le général a répondu seulement en montrant son bras absent, sans rien dire. À ce moment, le convoi s’arrête un instant. J’en profite pour examiner un peu ces officiers et leur parler. L’un, qui a la tête enveloppée de linges, l’a eue traversée de part en part sur le côté droit par une balle. Il n’en paraît guère gêné. Ce sont de grands colosses blonds, mais il leur manque je ne sais quoi de nerveux et de vif qui caractérise tant de visages français. Ils ont une attitude fermée et raidie à l’encontre de leurs hommes qui répondent très gentiment à mes questions et paraissent gais et souvent même enchantés. Plusieurs me disent : « Nous sommes tranquilles maintenant ; vous comprenez, nous avons femme et enfans à la maison. » Ce sont des réservistes. Pendant ce temps, un brave homme du village apporte du sirop à boire aux officiers du camion ; ils se précipitent avidement sur ce qu’on leur tend, oubliant un instant leur morgue hiératique, mais ils oublient aussi de dire merci, ce qui a le don de scandaliser leur échanson. Puis ils se passent des cigares, de ces gros cigares allemands, blonds, mastocs, « kolossals » et fades…, je n’ose dire : comme eux-mêmes, et ils en tirent avec mélancolie de longues volutes bleues, où il me semble voir danser les derniers elfes, les derniers génies de ces choses aujourd’hui défuntes, l’idéalisme et le romantisme allemands, dont Krupp a brûlé les ailes dans ses hauts fourneaux.

Derrière le camion réservé à messieurs les officiers, il y en a un autre où sont assis une douzaine de leurs soldats, les éclopés sans doute ; puis, terminant le défilé, un autre petit camion avec quelques éclopés français. Chose tout à fait curieuse, — et qui me plongerait en de profondes réflexions, si en ce moment regarder vous laissait le loisir de penser, — ce dernier camion est conduit par un soldat allemand qui tire philosophiquement sur ses guides, tandis qu’un large sourire épanouit sa figure béate et rousse. Je voudrais pouvoir peindre pour l’édification des générations futures ces deux camions successifs que j’ai vus de mes yeux dans ce convoi, le premier, conduit par un soldat français, portant des soldats allemands éclopés, le second conduit par un Allemand et qui traîne des éclopés français. Mais ces générations futures se soucieront-elles d’être édifiées plus que celles d’aujourd’hui ?

Parmi tous ces prisonniers, je n’en ai remarqué qu’un seul qui était brun et, chose curieuse, c’était un jeune Alsacien de Soultz. Inutile de dire qu’il paraissait beaucoup plus heureux encore… ce qui n’est pas peu dire, que ses camarades. Toutes les femmes du village étaient d’ailleurs sur le bord de la route, le visage tendu et angoissé, espérant découvrir dans cette masse humaine quelqu’un de leurs proches, quelqu’un de ces malheureux que la dure loi du vainqueur… de l’ex-vainqueur, oblige à combattre leur patrie perdue, mais jamais oubliée.

Peu après le convoi, qui se déroule maintenant au loin vers Belfort comme un lent serpent verdâtre, arrive une auto où ont pris place quelques ecclésiastiques. Ce sont des Rédemptoristes de Riedisheim, qui ont été empoignés, il y a une dizaine de jours, tandis qu’ils soignaient nos blessés. Ils ont été depuis lors enfermés à la prison de Mulhouse et on vient de les délivrer.

Le lendemain matin, je vois dix cigognes qui passent en escadrille au-dessus de nous ; elles viennent de l’Est, — où nous allons. Après avoir tourné trois ou quatre fois sur le village, elles se décident soudain et filent tout droit Vers la France. — Puis voici de nouveau des canons prussiens, dix-huit, trois batteries complètes prises l’avant-veille, à Brunstatt. Des chars à échelle les accompagnent, où sont entassés plusieurs milliers d’obus allemands soigneusement alignés dans leurs étuis d’osier ; un autre char contient des monceaux de lances et de fusils allemands. Ce sont des fusils à répétition qui paraissent très bien faits et redoutables et où l’on introduit d’un coup d’ingénieux et simples chargeurs à ressorts contenant cinq balles.

C’est maintenant le motocycliste de notre groupe qui nous apporte le courrier longuement attendu. Depuis presque deux semaines, j’étais sans nouvelles des miens. Ce motocycliste, un Alsacien d’origine nommé Stoffel, coureur à motocyclette « dans le civil, » fait des centaines de kilomètres chaque jour entre le quartier général, les troupes des divers échelons, la ligne du feu et Belfort, toujours seul, toujours souriant, passant partout, dans tous les terrains, portant les ordres et les courriers. Un homme comme celui-là rend à lui seul presque autant de services qu’un escadron de cavalerie.

Je passe sur divers mouvemens et événemens sans très grande importance qui eurent lieu ce jour-là. Le 21 devait avoir lieu une éclipse de soleil, mais ce fut, pour moi du moins, une éclipse… éclipsée, car le ciel avait mis le plus gris et le plus épais de ses manteaux de nuages, et c’est à peine si la diminution pourtant notable de la lumière solaire fut remarquée en Alsace. Il s’y passe tant de choses au ras du sol qu’on n’a guère le loisir de regarder vers les astres en ce moment. Et pourtant, cette éclipse, j’aurais aimé la voir se dérouler lentement dans un ciel immaculé : n’eût-elle pas été un peu comme le symbole de tant de choses brillantes et lumineuses que l’opaque brutalité a vainement écrasées depuis un demi-siècle et qui, bientôt délivrées de son étreinte ténébreuse, refleuriront avec plus d’éclat que jamais ?

Il n’y a pas lieu d’insister sur les diverses opérations et contremarches que nous avons faites dans cette région de la Haute-Alsace et qui nous ont conduits aussi dans la région de Senlheim et fait passer et repasser plusieurs fois la frontière. C’est de la stratégie, il m’est interdit d’en parler. En définitive, et avant que nous ayons eu le temps de prendre véritablement part à des opérations actives, la nécessité où le haut commandement s’est trouvé de renforcer nos armées du Nord-Est a fait que mon corps de troupe a dû quitter l’Alsace assez rapidement pour être transporté vers le Nord où nous allons enfin, — et ce n’est pas trop tôt, — entrer effectivement dans la fournaise. De ce départ d’Alsace qui se fit par une belle nuit étoilée, j’ai gardé un souvenir intense à cause de la muette tristesse qui se lisait sur les visages des habitans. Mais il fallait bien parer au plus pressé, car, comme l’a si bien dit le généralissime dans un ordre lumineux : c’est dans le Nord que se joue le sort de l’Alsace elle-même, et non pas en Alsace.

Dans les villages, en nous voyant passer sur le chemin du retour, les habitans ne manifestaient pas trop haut leurs sentimens, par crainte sans doute des mauvais frères qui les vendraient peut-être demain à l’ennemi, s’il devait revenir. Mais, aux carrefours des grands bois, dans la clarté lunaire du soir qui bleuissait sous nos pas les grandes fougères aux courbes languissantes, là où on pouvait se réunir par petits groupes entre amis, combien en ai-je vu de ces vieux chapeaux paysans, levés vers nous en un geste qui ne cessait pas, comme s’il avait voulu nous retenir ! combien en ai-je entendu de ces « Vive la France » comprimés depuis quarante-quatre ans dans de vieilles poitrines fidèles ! Elle est tragique, la situation de ces villages d’Alsace placés entre l’enclume et le marteau, et on comprend la décision prise peu après par nos chefs d’en évacuer sur la France tous les hommes encore en état de porter les armes, pour les soustraire aux mauvais traitemens possibles et à un enrôlement forcé toujours suspendu sur leur tête.

A X***, par exemple, dans un village où nous cantonnâmes un jour, le forgeron de l’endroit, fils d’un soldat de l’Empire, dans la cuisine où tout était tricolore jusqu’au balai cylindrique à laver les bouteilles, m’a raconté, tandis que le chat « Muttel » ronronnait sur mes genoux, toutes les angoisses par lesquelles e village a passé depuis le début. Le 31 juillet, vers 6 heures du soir, c’est l’affichage du Krieyzustand (état de guerre) ; le lendemain vers 7 heures l’affichage de la Mobilmachung (mobilisation) ; le jour même, plusieurs notables dont notre forgeron, sont arrêtés par les chasseurs à cheval et passent la nuit au corps de garde surveillés par des factionnaires le doigt sur la gâchette de la carabine. On les relâche, puis on les arrête à nouveau. D’autres sont arrêtés et conduits ligottés à Mulhouse, puis à Neuf-Brisach comme otages : on n’en a plus de nouvelles.

Le soir du 5 août, vers 9 heures, ordre est donné à toute la population, — à l’exception du seul immigré de l’endroit et de sa femme, — de quitter dans le délai d’une demi-heure le village, sous peine d’être fusillé. Les habitans sont amenés comme un troupeau, en pleine forêt, à plusieurs kilomètres de là, où ils passent la nuit au milieu d’un orage épouvantable. Des scènes indescriptibles ont lieu ; une femme accouchée de la veille doit s’enfuir avec les autres, les pieds nus, et son enfant qu’elle a sur les bras meurt en route ; une autre accouche dans la forêt ; le lendemain, les habitans reçoivent l’autorisation de réintégrer leurs demeures. Ils en trouvent un grand nombre pillées de fond en comble, portes et fenêtres enfoncées. De nombreuses troupes allemandes campent maintenant dans le village. Le 7 août, elles l’évacuent et il est occupé par les Français. Le 10 août, après un vif combat, il est évacué de nouveau par nous et réoccupé par les Prussiens. La plupart des habitans passent la nuit dans leurs caves. Le 14 août, nos troupes occupent une fois de plus le bourg où elles étaient encore le 25 août. Ce récit m’a été confirmé par plusieurs témoins. Qu’est-il advenu depuis de ces malheureux villageois exposés ainsi à ce tragique ressac ?

Nous le saurons peut-être lorsque seront terminées les opérations que nous menons maintenant contre le fameux général von Klück à qui nous allons tâcher de faire mériter le nom de général von « UnKlück, » si j’ose risquer ce calembour à l’alsacienne.


CHARLES NORDMANN,

brigadier au *** régiment d’artillerie de campagne.

  1. Voyez la Revue du 18 septembre.