Impressions d’un combattant, notes de route/01

Impressions d’un combattant, notes de route
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 23 (p. 129-145).
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IMPRESSIONS D’UN COMBATTANT

NOTES DE ROUTE


« J’étais là, telle chose m’advint. »


L’arçon d’une selle est un pupitre peu commode pour écrire, et j’ai dû attendre, avant de pouvoir griffonner ces notes de route, notre arrivée dans le charmant village de la Haute-Alsace où, soldat de 2e classe, je cantonne aujourd’hui 15 août.

Avant d’entrer dans mon sujet, avant d’essayer de faire revivre, par quelques notations brèves, ces heures intenses et joyeuses, mes lecteurs me permettront de leur présenter une requête. Je n’imaginais guère, lorsque je rédigeais pour eux ma dernière « Revue Scientifique, » que si tôt après j’aurais à leur donner des feuilles de route crayonnées le sabre au côté, tandis que la basse chantante du canon emplit l’horizon de sa grave musique. Ils voudront bien admettre, j’en suis sûr, qu’il y a des circonstances atténuantes à cette obligatoire confusion des genres. D’autre part, le premier devoir du chroniqueur scientifique est d’oublier complètement sa personnalité ; maintenant, au contraire, je ne pourrai faire de même, puisque ces lignes sont des impressions, c’est-à-dire les reflets dans une âme particulière d’événemens particuliers. Je parlerai, néanmoins, le moins possible de moi, juste ce qu’il faut pour qu’on n’oublie point que ces heures ont été vécues, que ces choses ont été vues, senties, c’est-à-dire des notations, à l’encontre des écrits scientifiques, lentement « subjectives. » Qu’on me pardonne ce mot, que j’emprunte aux Allemands, mais nous avons bien d’autres choses à leur emprunter, et même à leur prendre…

Le départ.

Ce que fut Paris dans ces jours, dans ces heures qui précédèrent la guerre, ceux qui ont eu le bonheur de le voir ne l’oublieront jamais. L’issue âprement disputée et discutée d’un procès fameux, l’assassinat absurde et navrant du tribun Jaurès avaient déferlé comme des vagues menaçantes et troubles sur la grande ville, et plus d’un se sentait la gorge serrée d’une angoisse à ces signes inquiétans de scandale et de division. Puis tout d’un coup la perspective de la guerre soudaine, Inévitable, nivelle comme un grand coup de vent ces choses encore si proches et déjà si lointaines, et l’âme nationale se retrouve calme et unie comme une vaste plage de sable fin. Cette impression réconfortante me pénètre surtout tout entier le dimanche 2 août, premier jour de la mobilisation, veille de mon départ pour le front. J’avais hâtivement réglé mes petites affaires, — ce fut vite fait. — En prévision de toute éventualité, je profitai de ces dernières heures dans mon cher Paris pour aller respirer encore dans tous les quartiers le souffle de la grande ville, m’en bien pénétrer pour longtemps. J’ai parcouru les quartiers ouvriers, les milieux bourdonnans de l’antimilitarisme : le même calme, la même gaieté qui partout ailleurs illumine les yeux, ennoblit les visages. Ils sentent, ces simples, ces durs travailleurs, que la guerre qu’ils vont faire, c’est la grande, la définitive « guerre à la guerre, » et une farouche résolution les anime. Sur les boulevards, dont l’aspect est si étrange sans ses terrasses, sans ses autos, — ou presque, — même animation, même fermeté. Je rencontre des amis, beaucoup d’amis, presqu’à chaque pas, dans les rues ou dans les cafés, qui partent aussi le lendemain ou peu après, et les dialogues les plus drôles s’engagent, où l’esprit, s’il n’est pas toujours attique, ne manque jamais d’à-propos : « Au revoir à Munich, » dit l’un, installé devant un somptueux demi de bière brune couronné d’écume. — « Non, moi je vais jusqu’à Pilsen, je la préfère. » Comme ce dernier contact avec Paris m’a rasséréné ! On sent qu’un même péril a cimenté les cœurs qui se croyaient séparés ; maintenant, ils vont battre tous ensemble du même rythme. C’est qu’il s’agit de sauver la douce France, sa langue, sa culture délicate et idéaliste malgré tout ; il s’agit de rendre au monde tout entier la liberté de respirer, de penser, de progresser et de vivre ; il s’agit de montrer aux barbares que la force a cessé de primer… et de brimer le droit. Cela, tous le sentent plus ou moins confusément, du plus humble ouvrier à l’intellectuel le plus raffiné, et c’est pourquoi on voit tous les Français soulevés par le même sentiment et comme unis aux grandes heures de la Révolution, de la « Patrie en danger. » — Quelle joie d’avoir vu ce miracle, et combien seraient à plaindre ceux qui, plus tard, retomberaient dans les ornières dont un coup d’aile vient de nous arracher !

Voici arrivé le grand jour du départ (lundi 3 août). Pourquoi parlerais-je du tranquille courage de mes vieux parens qui ont aujourd’hui trois fils a la frontière, l’aîné à Dunkerque, le second à Briançon, et l’auteur de ces lignes ? N’est-ce pas pareil dans toutes les familles françaises, et surtout dans toutes les familles alsaciennes ? On se quitte enfin. On a sorti les mouchoirs, mais seulement pour s’adresser de loin, en les agitant, un dernier « au revoir. » En route pour la gare de Lyon. C’est très difficile de trouver un taxi. J’ai vu dix fois de suite des chauffeurs — il n’en reste guère d’ailleurs dans Paris — refuser dédaigneusement à des passans la promesse de pourboires dépassant leur salaire d’une journée : « Je me moque des pourboires, je ne transporte que les réservistes. » Ayant justifié dûment de cette qualité, j’arrive enfin à la gare avec mon balluchon. Là, il faut quitter, avant d’entrer derrière les barrages gardés militairement, les amis qui vous ont fait escorte. Franchi ce barrage, on est séparé de ceux qu’on aime. Ce barrage est comme un couteau où va se trancher le dernier fil qui vous rattache aux douces choses habituelles. C’est le plus dur moment, mais combien vite oublié !

Un instant je me retourne, je pense au vieil Observatoire où j’ai passé tant de bonnes heures à travailler, à mes appareils, à mes travaux, aux secrets que j’aurais encore aimé arracher aux étoiles. Mais « la science sans conscience n’est que le trouble de l’âme. » L’univers avec ses merveilles, ses astres d’or, son immensité dans le temps et l’espace, ses transformations étonnantes, tout cela n’existe réellement que parce que cela est pensé par nous. « Tout ce qui n’est pas la pensée est le pur néant, » a dit le grand Lorrain Henri Poincaré. Mais c’est tout justement pour la pensée et ses droits que nous allons nous battre, pour la liberté de mieux étudier, mieux connaître, mieux utiliser la nature. Nous allons briser le fardeau de fer qui pesait sur les épaules de l’humanité en marche, et nous hâterons ainsi l’avènement du jour rêvé par Henri Poincaré, où tous les hommes ou du moins beaucoup d’hommes pourront se livrer aux travaux de l’esprit. Qui veut la fin veut les moyens. Commençons par eux.

Me voici dans le train qui va me conduire à Besançon. Il est composé de wagons de marchandises munis dans le sens de la longueur de deux rangées de bancs soigneusement et très pratiquement ajustés et d’un wagon mixte de 1re et 2e. Ce train comporte une quarantaine de wagons. Il est bientôt plein de réservistes de toutes les classes sociales, qui avec son balluchon, qui avec une valise, qui les mains dans les poches. Il y a même, dans le wagon où j’ai réussi à me caser, deux jeunes femmes élégantes et simples, des parentes d’officiers supérieurs évidemment, car il leur a fallu montrer patte très blanche pour arriver sur les quais de la gare, à travers les employés affairés comme on ne les vit jamais, circulant avec leur brassard de mobilisation. Il n’y avait que peu de trains de mobilisés en partance à la gare de Lyon ; un grand nombre des voies étaient inoccupées. J’eus bientôt l’explication du fait qui m’avait d’abord étonné, et même, l’avouerai-je ? inquiété : c’est des stations suivantes, Bercy, Villeneuve-Saint-Georges, que partaient du P.-L.-M. presque tous les mobilisés parisiens, et c’était un réconfort de les voir au passage massés par milliers sur les quais, gais et alertes comme nous. Le train s’ébranle au son d’une Marseillaise spontanée et unanime qui vibre d’un bout à l’autre du convoi. Au sortir de Paris, voici la nuit qui tombe, il fait frais, il pleut, les gouttes fouettent les glaces des portières, mais à travers les sillons humides qu’elles y laissent et où tremble, au bas, une larme, nous voyons à chaque station, sous la flamme falote des réverbères, les stations gorgées de réservistes qui attendent leur train et saluent le nôtre en chantant. Voici maintenant le jour qui se lève tout de gris vêtu ; il nous montre tout le long de la voie, calmes et stoïques sous la pluie, les territoriaux gardiens de notre sécurité. Tous n’ont pas des fusils dernier modèle, tous ne sont même pas encore complètement équipés ; il en est qui n’ont encore que le képi, d’autres que le pantalon garance ; beaucoup ont torturé leurs épaules d’un vieux sac d’où la pluie ruisselle en cascade ; il en est de très vieux, de plus de soixante ans certainement, qui ont été dès le premier jour offrir leur service pour garder un bout de voie. Ils nous regardent passer d’un air un peu las, — ils en ont déjà tant vu des trains descendre vers l’Est ! — et nous sourient. Voici bientôt Dijon ; nous passons près des Laumes-Alésia où la statue colossale de Vercingétorix nous voit défiler du haut de la colline où elle est posée, comme un souvenir riche d’espoir. Le vieux Gaulois nous a montré jadis l’exemple de l’héroïsme contre l’envahisseur. Plus heureux que lui, qui luttait pour la patrie, mais contre la civilisation, nous devons défendre à la fois l’une et l’autre. Combien d’autres pensées nous suggèrent ces lieux ! C’est tout près de là que prend sa source la Seine, parure incomparable de cet incomparable creuset de pensée humaine : Paris.

Souvent nous ralentissons et nous garons un moment sur des voies latérales. C’est pour laisser passer les trains de troupes qui eux se succèdent à quelques minutes d’intervalles. Pendant ces haltes, les paysannes le long de la voie, les enfans, les bons vieux (les jeunes sont partis) nous apportent du thé, du sirop, du vin, nous tendent des bouquets et des branchages dont nous garnissons nos wagons. Si bien qu’au milieu du voyage notre train est tout orné de verdure fleurie. Jamais aucun train de luxe, jamais aucun train présidentiel ou royal ne m’a paru aussi somptueux, aussi riche que notre humble convoi de wagons de marchandises avec les branchages qui l’empanachaient et que de pauvres mains ont cueillis pour lui.

Tous les trains que nous dépassons ou qui nous dépassent, et avec qui le nôtre échange des chants, sont pareillement ornés, pareillement précédés d’une locomotive dont les lanternes sont coiffées de bouquets et où des mécaniciens noirs et joyeux « ouvrent l’œil et le bon. » J’en ai interrogé plusieurs de ces rudes ouvriers ; ils fournissent un service qui les tuerait, si leurs nerfs n’étaient pas, comme les nôtres, tendus par une énergie divine : « Nous voudrions conduire encore vingt fois plus de trains chaque jour, » me disent-ils. Où sont les mauvais germes qu’on avait craint de voir se lever naguère, lors de la grève des cheminots ?


À Besancon.

Nous voici à Besançon. La ville m’a paru d’abord beaucoup moins modifiée que Paris par l’état de guerre. C’est qu’on y voit toujours beaucoup de soldats et presque pas de voitures. Dans les vieilles rues si pittoresques et gaies avec leurs boutiques ; appétissantes, le long des quais du Doubs où les antiques maisons de l’époque espagnole ont tant de noblesse avec leurs arcades ininterrompues, c’est toute la journée la même animation qui donne tant de charme à cette ville. Les boutiques regorgent de toutes les marchandises possibles ; on n’y a à aucun moment, comme à Paris, manqué de lait, de beurre ou d’autres choses essentielles. D’ailleurs, les alimens de première nécessité ont été, dès le jour de la mobilisation, tarifés par l’autorité militaire. Mais en dehors même de cela, il n’est pas un objet quelconque dont le prix ait augmenté et dont les magasins ne soient pourvus. — Une des raisons qui font aussi que Besançon m’a paru moins changé que Paris est le caractère des habitans : calmes, froids et décidés, naturellement, ils n’ont rien eu à modifier à l’attitude habituelle de leur âme pour devenir ce qu’il fallait en face du danger. Au contraire, les Parisiens se sont fait soudain un caractère « franc-comtois, » ce qui fut un grand changement. Pourtant, par suite de l’état de siège, les rares cafés de l’endroit doivent fermer à huit heures. Ils ne fermaient guère plus tard d’habitude. Ils ont d’ailleurs conservé leurs terrasses où fourmillent les buveurs de bière civils et surtout militaires, le soir.

Stendhal a dit, dans Le Rouge et le Noir que « Besançon est une ville où les pâtissiers font fortune et les libraires faillite… » (je cite à peu près, de mémoire.) La première partie de cette appréciation est toujours vraie, et les pâtissiers du pays cher aux gourmets sont comme toujours bien achalandés, et on en voit presque autant que de marchands de vins dans certaines villes. Quant aux libraires, c’est une ruée chez eux d’officiers et de soldats qui viennent se munir de cartes, de dictionnaires franco-allemands (on ne doute pas d’avoir bientôt à les utiliser), etc.

Les Bizontins et leurs hôtes militaires se pressent surtout vers le soir aux abords de la vieille mairie, si curieuse avec ses vieilles sculptures noires, et de la préfecture où on affiche les nouvelles officielles (car les journaux parisiens n’arrivent plus depuis quelques jours.) Mais la foule devient si nombreuse devant ces affiches qu’il faut renoncer à en approcher ; un soldat alors les lit à très haute voix dans le silence religieux des assistans qui par moment acclament une joyeuse nouvelle : action de l’Angleterre, défense de Liège, etc. — Mais la voix de Stentor lui-même n’eût pas porté jusqu’aux derniers rangs de la foule qui, vers le soir et dès le second jour de l’apparition du « Bulletin des Communes, » se presse sur la curieuse place Saint-Pierre, entre l’église Renaissance si curieuse et la vieille mairie où on voit encore, sous l’aigle de Charles Quint, des inscriptions de l’époque révolutionnaire. Les autorités municipales ont eu alors une idée fort ingénieuse. Elles ont fait tendre au milieu de cette place, sur deux énormes poteaux, une grande toile blanche large de peut-être dix mètres de côté et, le soir venu, on y projette d’une fenêtre de l’Hôtel-de-Ville, comme sur un écran de cinéma, les nouvelles que vingt mille yeux palpitans de curiosité peuvent lire ainsi en même temps.

Que de rencontres imprévues dans les rues : amis de Paris ou d’ailleurs qu’on n’a pas vus depuis des années et qui surgissent soudain au coin d’une rue, plus ou moins galonnés et empanachés ! De joie, on en oublie parfois un instant le respect dû aux galons, et la hiérarchie s’efface devant la camaraderie. La façon dont les dizaines de milliers de réservistes et de territoriaux de toutes armes qui viennent se concentrer ici ont été équipés, habillés, armés, nourris, mérite l’admiration. Je n’eusse point rêvé un ordre pareil, une organisation aussi bien faite et aussi rapide, des prévisions si minutieuses et où rien n’a été oublié. Certes, chacun fait de son mieux, tous paient de leur personne au maximum, mais tout ne marcherait pas comme cela si la préparation n’avait été admirable. La confiance dans le succès final s’en trouve affermie.

Les employés de la poste, ceux des services civils circulent munis de leur brassard. Ceux de la ville ont un brassard aux couleurs belges (noir, jaune et rouge) : et de voir ici ces couleurs sœurs des nôtres, en un pareil moment, cause une joyeuse surprise, une émotion, aux non-initiés. Les autres savent que ce fait curieux est dû simplement à ceci que Besançon a les mêmes couleurs que la Belgique parce qu’elle appartint comme les Pays-Bas à Charles-Quint et que son grand ministre, le cardinal de Granvelle, fut un Bizontin.

Je passe sur de menus incidens qui ne troublent guère les habitans : espions fusillés à la citadelle, auto fusillée pour avoir franchi les avant-postes placés aux portes de la ville sans donner le mot. J’aperçois un matin un long défilé d’autos de livraison des « Galeries Lafayette, » qui ravitaillent maintenant une division de cavalerie. Ô fanfreluches, « occasions, » mille riens qui passionnaient tant les Parisiennes, c’est par de gros quartiers d’appétissante viande qu’on vous a remplacés !

Presque chaque soir, des bataillons de chasseurs, des régimens formés dans la place traversent la ville, se rendant à la gare et le Chant du départ, cet hymne si beau, supérieur à mon sens à la Marseillaise elle-même, et celle-ci dont on ne se fatigue pas, sortent de toutes ces poitrines, rythmés par le martèlement alerte sur les pavés des pas que le sac plein à craquer et le fusil n’arrivent point à alourdir.

J’y ai été plusieurs fois, dans cette gare de Besançon-Viotte ; j’y ai passé des heures attendant l’arrivée de mon frère affecté à un régiment de la place ; quel spectacle réconfortant ! Presqu’à chaque minute, avec une régularité admirable, venant de l’Ouest, venant de toute la France, des longs trains de troupes la traversent, fleuris et ornés de branchages, et des milliers de jeunes visages, artilleurs, alpins, cavaliers, fantassins, l’air frais et dispos comme s’ils ne venaient pas de passer de longues heures en wagon nous sourient, nous parlent, et nous envoient des chants. Dans les wagons de queue, les chevaux régimentaires solidement amarrés, leurs gardiens assis dans la paille au milieu d’eux, nous regardent aussi familièrement, déjà habitués à ces choses. Sur les wagons de marchandises, qui en majorité constituent ces trains de troupes, des artistes improvisés ont tracé des dessins humoristiques dans lesquels des guerriers à casque à pointe n’ont pas des attitudes brillantes. Des inscriptions joyeuses aussi. Je relève, sur plusieurs trains venant de diverses régions de la France, celle-ci, qu’une coïncidence sentimentale bien typique a fait répéter comme si on s’était donné le mot : « Train de plaisir. » Que de choses bien françaises, dans ces trois mots griffonnés partout à la craie !

Une chose par-dessus tout a donné dans ces journées à la ville une physionomie bien particulière : l’arrivée des Alsaciens. qui, par milliers, viennent s’enrôler sous nos drapeaux et que de tous les points de la frontière voisine on dirige sur la place de Besançon. Un air d’allégresse les transfigure tous. Ils marchent en rangs serrés, au pas, déjà spontanément militarisés, malgré l’habit civil et le balluchon en bandoulière. Toute la journée, ils défilent agitant leurs casquettes, chantant la Marseillaise. Pour éviter des méprises dont ils pourraient pâtir à cause de leur accent alsacien (l’un d’eux a failli être écharpé, il y a peu de jours, dans un faubourg de Besançon), on leur a mis à tous au bras droit un brassard tricolore. Beaucoup ne parlent que le patois alsacien. J’en avise un dans la rue, un tout jeune à l’air candide. Je lui demande en son patois (que je connais fort mal d’ailleurs) d’où il vient. « De Mulhouse, » me dit-il. Il a dix-huit ans. Je lui demande pourquoi il n’a pas craint de venir s’engager ainsi au milieu de tous les dangers qu’il courait à passer la frontière et à ceux qu’il courra encore, et il me fait cette simple réponse dont il ne soupçonne pas la sublime tristesse : « Mutter ist gestorbe. (Je n’ai plus ma mère.) » Je le quitte, voulant rester sur l’impression que me cause ce mot.

D’ailleurs, il semble qu’en ce moment tout le monde a de l’esprit, du talent, du courage, de l’abnégation ; l’égoïsme, toutes les petitesses courantes dans lesquelles on pataugeait semblent avoir disparu. Chacun s’oublie soi-même et se sent l’âme fondue dans quelque chose de grand. J’en arriverais presque à bénir la guerre, — n’étaient les douleurs qu’elle prépare aux mères, aux sœurs, aux fiancées, — à y voir, comme fît Joseph de Maistre, je ne sais quelle étincelle divine qui fait fleurir dans les cœurs toutes les bonnes semences. Et pourtant… la paix serait si douce si les hommes étaient un peu sages !…

Ces quelques jours de Besançon, je les ai occupés à m’équiper et à me laisser fêter par tous mes amis bizontins et aussi par tous les inconnus, militaires ou civils, dont l’œil est attiré sur mon uniforme de soldat de 2e classe par la croix que m’ont valu des circonstances où mon mérite entre pour peu de chose. Je me sens un peu honteux du petit scandale qu’elle cause, et il me semble qu’il s’agit maintenant de la mériter après coup au point de vue militaire.

Le vendredi 7 août, trois jours après mon arrivée, j’apprends que la compagnie du génie à laquelle je suis affecté est désignée pour assurer la défense de Besançon et des forts environnans. Étant donnée la tournure que prennent les événemens, il est peu probable que la place soit attaquée avant longtemps. Les Allemands ne paraissent guère, en effet, en disposition de violer la neutralité de la Suisse. Le Kaiser n’a sans doute pas oublié la conversation qu’il eut avec un maire suisse lorsqu’il assista naguère aux manœuvres helvétiques. « Évidemment, disait l’empereur allemand avec son gracieux sourire, vous pouvez aligner 100,000 hommes pour arrêter 100,000 Allemands qui voudraient entrer en Suisse. Mais si j’en envoie 200,000, que ferez-vous ? » Et le petit maire suisse de répondre : « Nous rechargerons nos fusils. » Cette allusion aux qualités de tir des Suisses a dû être méditée de l’autre côté du Rhin, et l’importance défensive de Besançon s’en trouve pour l’instant diminuée. Et moi qui avais rêvé d’aventures fabuleuses ! Je suis un peu déçu ; il faudra que je m’arrange pour partir coûte que coûte pour le front, ne fût-ce que par curiosité et amour de l’imprévu. On n’a pas tous les jours l’occasion de participer à une campagne aussi intéressante que celle qui s’annonce !

Justement, j’apprends qu’une unité de réserve montée part après-demain pour le front. Je ne dirai pas à mes lecteurs quelle est cette unité, ni quel est son rôle assez délicat, et de la sorte je pourrai, sans nuire en rien aux opérations militaires et conformément au règlement, leur nommer les étapes que je vais parcourir. — Après quelques démarches un peu audacieuses, en faisant valoir mes capacités équestres et ma connaissance de l’allemand, — et en exagérant quelque peu, — je réussis à me faire affecter à cette unité. Ô joie ! En un tour de main, je suis déshabillé et transformé en cavalier, armé d’un sabre gigantesque, auprès duquel les sabres de combat en usage dans nos salles d’armes sont des fétus, d’un revolver impressionnant, guêtré de cuir, muni d’éperons qui sonnent sur le pavé. Quelques gens de ma connaissance se demandent bien quel est ce Frégoli, mais la plupart ne remarquent même pas la transformation. Il y a bien d’autres choses étonnantes, dont chacun a pris depuis quelques jours l’habitude de ne plus s’étonner. L’imprévu n’est-il pas devenu la règle ?


Jusqu’en Alsace

Le dimanche 9 août au soir, nous nous embarquons, hommes, chevaux et matériel, à la gare de Besançon-Viotte. J’ai baptisé ma monture » Mars » qui est un nom à la fois guerrier et astronomique. Ce sera d’ailleurs un nom, si j’ose dire, dynastique, car je changerai quelquefois de monture dans l’avenir. Notre capitaine veille à tous les détails de l’embarquement. C’est un homme à la fois cultivé et énergique, l’allure étonnamment jeune ; quoique quadragénaire, il a l’air plus alerte que le plus ingambe de ses hommes. Il a les qualités de décision et d’activité qu’il faut pour diriger une unité isolée. Il nous inspire confiance.

Après une nuit qui ne rappelle que de loin celles qu’on passe dans les sleepings de la Compagnie des wagons-lits, nous débarquons dans un petit bourg à quelque distance au nord de Belfort. Il fait une chaleur implacable, le ciel est d’un bleu sans tache ; nous ne sommes pas encore très habitués au gros drap militaire et à toutes les sacoches, bidon, musette, courroies diverses que les cavaliers ont en bandoulière. Un bon bain froid dans la rivière de l’endroit nous a vite remis d’aplomb.

Il n’est pas utile de relater nos mouvemens pendant les jours qui suivent. Après l’étape sur la grand’route, c’est toujours l’arrivée au cantonnement où chaque escouade déploie des prodiges d’ingéniosité pour faire une bonne popote dans un pays sans ressources, et y réussit pourtant. Il faut dire que nous sommes abondamment et merveilleusement fournis sans cesse, par un service de ravitaillement automobile, de pain, de vin, de sucre et de café, de viande fraîche exquise. Quant à la pitance des chevaux, elle ne le cède pas à la nôtre. La fourniture des viandes nous est assurée d’une façon admirable chaque jour, de Belfort, par nos bons autobus parisiens dont les chauffeurs militarisés pilotent chacun sa voiture habituelle et la soigne avec amour. Madeleine-Bastille, Contrescarpe-Place Pereire, et vous aristocratique Trocadéro-Gare de l’Est, qui eût pu prévoir, il y a un mois, que, démunis de vos banquettes, garnis tout du long de crochets de fer où pendent des demi-bœufs appétissans, vos glaces, enlevées et remplacées par de fins treillages de fer qui laissent passer l’air, et non les insectes, qui eût supposé, ô bons autobus, qu’on vous verrait sitôt après courir sur les routes du Haut-Rhin, résistant admirablement à ces pérégrinations improvisées !

La soupe du soir cuit posée sur deux pierres sur un feu de brindilles en plein air ; nos troupiers savent presque toujours faire un appétissant chef-d’œuvre : il y a toujours dans une escouade au moins un cuisinier de talent, et je gage qu’on y mange plus finement en moyenne que dans un mess de colonels allemands. Après la soupe, c’est, soit le couchage, soit la garde. Le premier a lieu dans un lit quand, par faveur spéciale, on en trouve un, plus souvent dans la paille ou le foin, le grand manteau servant de couverture. J’ai passé ainsi de fort bonnes nuits, et quand je me réveillais le matin au milieu d’un rêve relatif aux petites niaiseries où l’on vivait il y a encore quelques semaines, je me demandais en me frottant les yeux si ce rêve était fini ou bien s’il commençait. Une bonne ablution à l’eau fraîche et au savon le torse nu, à la proche fontaine, et on est plus dispos que si on sortait du lit de Louis XIV. Puis, c’est le bon café, le « jus, » comme on dit dans la langue technique. Il est toujours délicieux.

Les nuits de faction sont moins reposantes. Le sabre au clair dans le pli de l’épaule, le revolver chargé dans son étui, à dessein entr’ouvert, ce sont les cent pas mille fois répétés, sous les étoiles qui clignotent et ne reconnaissent plus leur humble serviteur, ou sous la pluie qui, comme par des gargouilles de drap, dégringole le long des plis du long manteau cavalier dont elle n’arrive jamais à traverser la merveilleuse étoffe. Parfois un pas qui s’approche, une auto qu’il faut arrêter, prêt à tirer si on ne donne le mot, rompent la mélancolique promenade. Sur les routes on relève aux auberges des enseignes pittoresques comme celle-ci : « Au pneu crevé. »

J’ai gardé un souvenir particulièrement charmant du cantonnement de Giromagny, petite ville du Haut-Rhin, posée au pied du Ballon d’Alsace, sur les derniers contreforts des Vosges, au bord de la trouée de Belfort où elle fait pendant à cette place forte. À notre arrivée, les habitants s’emparent positivement de nous ; l’un m’emmène dîner, l’autre tient absolument à me loger ; il en est qui nous offrent des couvre-nuques, mille friandises. Les braves gens qui m’ont accueilli, — je devrais dire : fait prisonnier, — de notables commerçans du bourg, ont pour moi des délicatesses qu’on ne saurait imaginer. Leur maison a ce confort vétuste que l’on ne trouve plus qu’au fond des lointaines provinces ; elle est « heimlich, » comme dit un mot que connaissent bien les Alsaciens, qui manque à notre langue et qui serait l’adjectif correspondant à « home. »

On sent qu’on les blesserait si on n’acceptait pas bénévolement tout cela, et si on avait seulement la pensée de vouloir les en dédommager. Aussi on se laisse faire. Dans ce cantonnement et les suivans, où nous étions assez près de l’ennemi et où la musique grave du canon était presque ininterrompue, les factions nocturnes avaient quelque chose d’assez impressionnant : tous les accès du village barrés par les grands chars à échelle du pays, mis en travers de la route, l’oreille attentive au moindre bruit, le revolver à portée du poing, on se sent tendu de tout son être vers le danger possible ; l’intensité de chaque sensation en est décuplée.

Dans le bureau de tabac de la Grand’Place, la buraliste, qui tient absolument à m’offrir un cigare, me dit qu’elle était déjà là en 1870, dans le même bureau où rien n’est changé. « J’avais dix-huit ans, les uhlans sont arrivés par ce petit pont, là, en face ; ils nous ont acheté du tabac qu’ils ont payé poliment. Mais, le lendemain, sont arrivées les autres troupes en masse pour l’envahissement de Belfort, qui ont dévalisé les maisons inhabitées. Nous logions trois réservistes allemands qui passaient leur temps à verser de vraies larmes sur leurs femme et enfants et à nous apporter de gros blocs de viande qu’il fallait cuire avec une sauce à la farine et beaucoup de pommes de terre. AprèsVillersexel, quand les autres sont arrivés, enragés, pillant tout, ils ont protégé notre maison en disant que nous avions la petite vérole… »

Réflexion d’une bonne femme entendue pendant que je monte la faction : « On n’est déjà pas pour si longtemps sur la terre et les Puissances nous massacrent. Si toute la terre était de même (sic), ça n’arriverait pas. » Il y a du sens dans cette remarque si naïvement formulée. Arrivent les restans d’un bataillon du ***me d’infanterie, qui a été quelque peu éprouvé entre Cernay et Thann. Ils nous disent leurs impressions : j’en reparlerai quelque jour.

Le 13 août, un habitant me passe un journal de Paris de l’avant-veille, aubaine inespérée et longtemps attendue. Je n’y opprends d’ailleurs rien d’essentiel que je n’aie lu quotidiennement dans le Bulletin des Communes qu’affichent régulièrement les mairies et auquel succédera pour nous, dans quelques jours, quand nous irons en Alsace, le Bulletin des Armées de la République. Vers quatre heures, deux aéroplanes allemands viennent planer au-dessus de nous très haut, filant vers Belfort. Immédiatement, le fort de Roppe envoie une quinzaine d’obus ; on voit très bien, jusqu’au zénith, la flamme d’éclatement de ceux-ci et le petit nuage de fumée blanche très compact et persistant de plusieurs minutes que chacun d’eux laisse à l’endroit où il a éclaté. Ce sont des obus spécialement construits à cet effet, et ces petits nuages servent de repères pour régler le tir et assurer les coups suivants.

Les soldats regardent, et rient ; les avions allemands ne paraissent nullement les impressionner. Le premier de ces avions ne parait pas avoir subi de dommage et nous le verrons dans une demi-heure revenir vers l’Allemagne, ayant sans doute accompli sa mission et s’élevant très vite au-dessus de nous pour éviter les nouveaux obus qui le saluent au retour. Quant au second, il a été blessé par la première bordée et nous le voyons tomber assez vite à quelques kilomètres de nous. Morts ou vivans, ceux qui le montent seront pris dans quelques instans.

Au petit café du bourg où nous faisons la popote, trois artilleurs du ***me trinquent. L’un d’eux, au milieu de la conversation, me dit avec simplicité et sans tristesse apparente : « Mon frère est mort hier à l’hôpital de Belfort de deux balles reçues à Cernay. Nous sommes encore cinq frères sous les drapeaux. » Il semble trouver cela tout naturel, puis vide son verre d’un seul coup. Cette nuit, les projecteurs des forts voisins balayent le ciel de leur grand cône lumineux. Gare aux avions ennemis ! Jupiter, à l’horizon sud, brille d’un éclat immobile au milieu des étoiles qui frémissent doucement. La Voie lactée est si apparente qu’on dirait un immense cumulus blanc et long qui barre le ciel. Nous couchons cette nuit-là dans une grange où le foin sent bon ; les poules nous sonnent le réveil. Les bouches inutiles du village sont évacuées. Aux autres on distribue le pain soigneusement fractionné. Ils font une longue queue devant le poste.

Je profite d’une seconde de liberté pour monter au fort de Giromagny où je connais un officier ; une grande activité y règne. Réservistes et territoriaux s’initient au maniement des pièces. De là-haut la vue est merveilleuse, d’un côté sur le Ballon d’Alsace trônant tout dénudé au milieu des Vosges, et de l’autre sur la trouée de Belfort et une ville dont les cheminées fument au loin. Partout de vastes fumées d’incendies. Ce sont les forts qui dégagent leurs abords des arbres et des broussailles.

À l’heure des repas, à la T. P. L. G. (Tout pour la… bouche), petit groupe gastronomique fondé par des sous-officiers et où on a bien voulu me faire l’honneur de m’admettre, on se délasse des sévérités du service en laissant toutes bondes ouvertes au torrent joyeux des gauloiseries. Certaines sont réellement amusantes, mais leur caractère ne me permet, hélas ! pas de les rapporter ici.

Voici deux sergens du génie chargés du ravitaillement de leur compagnie. L’un d’eux nous raconte que, lors de notre première entrée à Mulhouse, il a été reçu de façon admirable, et avec toute l’obséquieuse amabilité germanique, par une famille bourgeoise allemande composée du père, de la mère, d’une jeune fille, d’un jeune homme de dix-huit ans qui l’ont piloté toute la journée et comblé de mille gâteries. Le soir, quand il nous fallut momentanément et brusquement quitter la ville sous la poussée de forces supérieures, il vit le même jeune homme lui tirer de sa fenêtre un coup de fusil dans le dos. Sans commentaires !

Je remplace mes souliers décidément trop citadins et incapables de résister longtemps, par ceux d’un chasseur à cheval allemand de Mulhouse, qui était descendu pour faire le coup de feu dans une escarmouche et qui a suivi gentiment les nôtres jusqu’au cantonnement. Ces bottines toutes neuves étaient dans les sacoches de la selle ; elles sont fort bien faites, cousues à la main, le talon cerclé de fer. Je voudrais bien les rembourser à leur propriétaire, mais comment faire ? Le manteau du chasseur est d’un joli drap gris, mais qui comme qualité ne vaut pas les nôtres. Chacun essaie ce trophée.

Notre avant-dernier cantonnement avant d’entrer en pays ennemi est Anjoutey. Il y a déjà par là un certain nombre de tombes fraîches de soldats allemands. Nous voyons arriver quelques éclopés du ***me d’infanterie conduits dans un char échelle par un vieil Alsacien de quatre-vingts ans, à la figure rasée et franche. Il ne parle que son patois. Nous leur donnons à lui et à eux un peu à manger sur notre ordinaire qui continue à être abondamment pourvu de nourriture fraîche. Ce sont presque des enfans. Ils ont l’air fatigué, mais une flamme dans les yeux. Ils se sont battus l’avant-veille près de Reppe. Notre canon de 75 a fait merveille. Des Prussiens qui s’avançaient en masse, en colonne par quatre, ont été fauchés par lui soudain et sont tombés… toujours en colonne par quatre. L’un de ces petits soldats nous raconte que, parmi les monceaux de cadavres prussiens, il en a vu un resté debout sur ses jambes, figé et comme pétrifié par la mélinite dans cette attitude. Encore une nuit de faction nocturne sur un petit pont, et cette fois sous la pluie torrentielle. Les seules personnes que j’arrête sont des officiers et quelques gardes d’écurie. On regrette le chaud soleil. Le réduit où nous couchons sur la paille a servi à abriter la veille une dizaine de prisonniers prussiens. Déjà quelques chevaux crevés par-ci par-là.

Avant, on a fait la popote chez le cordonnier du pays. Il admire en connaisseur mes chaussures allemandes. Il nous parle de sa voix posée et calme, dans l’échoppe bien chaude, tandis que la pluie tambourine aux vitres. Il refait des talons à de vieilles chaussures tout en parlant, les coupe avec le tranchet, les ajuste avec la râpe, les cloue sur la bigorne posée entre ses genoux serrés, le dos un peu voûté pour avoir été penché trop d’années. Le cuir a une bonne odeur. Au mur une vieille pendule d’Alsace, des cuirs, des boites de clous. Il nous dit qu’un aubergiste de Bussang (côté allemand) qui avait miné la voûte de la route et avait avant de partir empoisonné son eau et son vin dont plusieurs dizaines de nos soldats furent malades à en mourir presque, a été repris et fusillé ici il y a deux jours. Il y avait encore ici un déserteur alsacien, sous-officier, fils d’un grand industriel allemand, qui dans son uniforme badois circulait librement parmi nos hommes et mangeait avec eux. Il a été dirigé vers l’arrière s’il veut s’engager chez nous. À un moment, un visage triste de paysan se colle derrière la vitre embuée. C’est un voisin. Il dit : « Ma mère vient de mourir. » Le cordonnier dit : « Ah ! » Là se bornent ses condoléances. Ces simples parlent moins qu’ils ne pensent. Un quart d’heure après, les cloches de l’église se mettent à sonner. « C’est pour le trépas, » dit le cordonnier. C’est l’usage ici. Elles gémissent longtemps, plus d’une heure, et leurs sourdes notes de bronze sont tristes dans la pluie de ce pays vosgien.

Bonne nuit chez un paysan. Dans toute cette contrée, les lits sont faits de bizarre façon : pas de drap supérieur : il est remplacé par la face inférieure de la taie dont s’enveloppe l’édredon qui est quadrillé de bleu ou de rouge en dessus et blanche en dessous. Un motocycliste nous apporte le courrier. Il y a quelques lettres pour moi qui ont mis deux semaines à me parvenir.

Après une dernière étape qui nous dépose à la Chapelle-sous-Rougemont, par un temps gris de pluie fine, à travers un pays charmant de bruyères mauves que parsèment de minces bouleaux tordus, on voit beaucoup de troupes et de convois sur les routes. À la Chapelle, des alpins, des dragons, des artilleurs. Un jeune médecin-major me fait un récit émouvant du combat de Nider-Anspach. J’y reviendrai plus tard. Un va-et-vient continuel d’autos ambulancières pleines de blessés, la croix de Genève au vent, anime le village. Toutes les autos d’excursion des pays de tourisme, toutes celles des grands hôtels, ont été réquisitionnées pour ce service qu’elles assurent admirablement. Tous les « Splendide Hôtel », tous les « Continental, » tous les « Beauséjour », de Nice et des villes d’eaux ont là leurs autos et dedans des malades ou des blessés évacués sur Belfort et au delà. Ce service, comme ceux de l’intendance, fonctionne d’une façon étonnante.

Le 19 août, nous quittons la Chapelle. À un kilomètre de là, nous passons à côté du poteau frontière, une petite pyramide de granit qui est renversée sur le bord de la route, la pointe vers le côté allemand. Sur le dessus, le mot FRANCE est gravé dans la pierre. Quant au DEUTSCHLAND qui doit lui faire pendant, il est invisible, écrasé sous la lourde masse de pierre, dans la boue du chemin… Nous sommes en Alsace.


Charles Nordmann,
Soldat de 2" classe.


(À suivre.)