Impressions d’un combattant, notes de route/04

Impressions d’un combattant, notes de route
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 27 (p. 874-896).
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IMPRESSIONS D’UN COMBATTANT

NOTES DE ROUTE
IV[1]

Est-ce à cause du soleil qui, pour la première fois, depuis longtemps vient égayer d’un pâle sourire ce mélancolique pays des marches de l’Est ? Je ne sais, mais ce matin, après le bon débarbouillage dans le seau de toile réglementaire qui me sert à la fois de cabinet de toilette et de citerne, je me sens plus léger, plus alerte que jamais. J’ai eu pourtant en dormant un cauchemar horrible, et heureusement très rare : j’ai rêvé qu’il y avait la guerre et qu’un fou couronné, persuadé par quelques magisters à lunettes, voulait, par le moyen de quelques millions de valets de boucherie, enchaîner la libre et douce France, la France ailée, à son char pesant et grossier. De ce rêve affreux mon somme fut tout bouleversé et aussi la paillasse où nuitamment je gis. C’est étrange comme, dans le rêve, notre sensibilité s’hyperesthésie ; il semble que nous nous y retrouvions tel qu’au temps où, jeunets et la besace pleine d’illusions, la rude réalité n’avait pas encore crispé nos nerfs trop tendres et mis autour de nos cœurs cette peau épaisse que forment en se cicatrisant les plaies.

Donc, j’ai rêvé de cette chose atroce, la guerre, et le réveil me fut doux, car si par lui l’abominable vision devient la réalité, il a du même coup renoué la chaîne de cet entraînement, de cette adaptation progressive qui ont depuis quelques mois virilisé nos âmes. Tout n’est qu’accoutumance. Le sifflement du premier coup de fusil, le tonnerre du premier obus et ce bruit de galop que font en bondissant vers vous les éclats coupans, le premier blessé, l’attitude alanguie du premier cadavre enjambé, tout cela a fait battre trop fort naguère le sang dans nos tempes pour que nous ne soyons pas un peu blasés sur le défilé quotidien des mêmes sensations. C’est tant mieux, car toute l’énergie qui se concentre en sensations est perdue pour l’action. La sagesse des nations, — s’il est permis de parler d’une chose aussi hypothétique, — dit que l’habitude est une seconde nature ; quand je compare ma sensibilité J’antan, celle du rêve, à l’âme de « dur à cuivre » que nous ont faite ces quelques mois, je croirais plutôt que la nature n’est qu’une longue habitude. C’est d’ailleurs ce que, sous une autre forme, nous enseignaient les philosophes transformistes, au temps préhistorique où il y avait encore des philosophes transformistes, car aujourd’hui il n’y a plus que des guerriers.

Telles sont les réflexions que fait ma tête en plongeant dans le seau de toile où, par un suprême raffinement de confort, l’eau claire sert aussi de miroir.

Et puis il fait si beau ce matin ; le bleu du ciel est si délicat, il nous invite si joliment aux flâneries de la pensée. Il y a bien là-haut, au-dessus de notre cantonnement, un de nos avions qui froufroute, réglant le tir d’une batterie, mais il a l’air d’une libellule printanière et les petits nuages pommelés des obus fusans allemands l’enguirlandent d’une couronne d’œillets blancs, tout à fait dans le style Louis XVI. Sont-ce bien des coups de canon qui martèlent nos oreilles, ou les éclatemens joyeux de je ne sais quelles gigantesques bouteilles de Champagne sablées là-bas dans les bois pour saluer le neuf printemps ? Déjà dans les sillons que soulèvent par place ces légers monticules que font les pauvres soldats enterrés trop vite, les blés naissans montrent leurs petits bouts de nez verts. C’est le premier beau jour, un de ces jours de guerre et de soleil où l’on se demande si la vie est belle et chantante, ou si elle n’est rien que le cadre artistement sculpté de la plus morne désespérance. Que sortira-t-il finalement de ce sombre creuset de mort où tant de sublime jaillit de tant d’atroces choses ?

Ce sont de grandes questions. Mais il n’est pas l’heure d’en disputer. Aussi bien les « intellectuels » teutons, avec leur façon de mettre le crime en théorèmes, nous ont presque dégoûtés de l’art de raisonner. Mieux vaut, pour garder sa santé morale, suivre sans réfléchir le simple sillon du devoir. Candide avait raison : travaillons sans raisonner. On reprendra plus tard les discussions sur la nature des choses…, et on continuera à n’en rien sortir.

L’avouerai-je d’ailleurs ? nous sommes quelques-uns qu’anémiait le train-train byzantin de la vie trop facile. A force de réfléchir, on ne vivait plus ; à force de couper des cheveux en quatre, on finissait par n’en plus avoir ; à force de se délecter dans les raffinemens de l’élite mondaine, qui n’est pas l’élite morale, on oubliait tous les trésors d’abnégation simple, de dévouement naïf, de bonté, de courage que recèlent les hommes du peuple de chez nous. C’est un bonheur pour nous d’avoir frotté nos scepticismes gouailleurs à leur foi dans ces mots dont il faudra bien un jour faire des choses : liberté, justice ; ce nous est un bonheur d’avoir mêlé nos neurasthénies à leurs belles santés candides, d’avoir lâché nos bouquins et nos petites intrigues sournoises pour le plein air et l’action qui détendent les cerveaux à mesure qu’ils tendent les muscles. Nous y avons retrouvé le bon sommeil, cette grâce divine, la digestion paisible et la bonne humeur, cette bonne digestion du cerveau.

Il y a bien le frôlement du danger ; mais il nous est cher et voluptueux. Par lui la vie a repris sa valeur, puisque enfin nous avons trouvé quelque chose qui soit digne qu’on en meure. D’ailleurs, mon petit détachement et moi, nous avons eu jusqu’ici la chance de nous tirer indemnes d’une besogne assez dure. Quelques balles perdues dans nos manteaux, quelques contusions, quelques fonds déculotte, d’ailleurs fort usagés, enlevés par des éclats d’obus, c’est tout ce qu’il nous en a coûté jusqu’ici, et chacun est convaincu que cela durera. La vie a bien plus d’allégresse quand on a le sentiment de sa fragilité ; c’est comme un clair tableau de Vinci dont la lumière ne vaut que par le fond sombre qui la rehausse, ou comme une légère mélodie qui perdrait sa tendresse sans les graves accords de l’accompagnement. Vive ut cras moriturus.


Si je devais résumer d’un mot le caractère de cette guerre, je dirais qu’elle est une partie de cache-cache. Tout le long de l’étroite ligne de tranchées qui court de la mer du Nord à la Suisse, et qui sépare comme un mince trait de couteau ce que nous aimons et ce qui nous fait horreur, les adversaires sont en effet si rapprochés l’un de l’autre et leurs engins sont d’une telle précision qu’il n’y aurait plus depuis longtemps ni armée française, ni allemande, si les uns savaient exactement où sont les autres, où sont leurs canons, où sont leurs cantonnemens, où et à quelle heure passent leurs convois de ravitaillement. Si le combat n’a pas encore fini faute de combattans, c’est que ceux-ci ont admirablement appris l’art de jouer à cache-cache.

Les essentiels problèmes que l’on se pose de l’un et de l’autre côté de la barricade dans cette interminable guerre d’affût sont donc les suivans : Comment bien dissimuler notre infanterie, tout en sachant où est celle des autres ? Comment bien dissimuler notre artillerie, tout en repérant l’artillerie adverse ? En un mot, comment avoir pour notre tir de bons objectifs en évitant d’en fournir au tir ennemi ?

Le premier problème à résoudre a été celui du costume et des insignes. On l’avait un peu négligé avant la guerre et au début de celle-ci, lorsqu’on imaginait encore, hypnotisé par les souvenirs napoléoniens, qu’elle aurait le caractère d’une lutte franche en terrain découvert, où l’on combattrait les yeux dans les yeux, le drapeau déployé, les galons et les cuivres étincelant au soleil. Il y avait bien eu, assurément, une certaine guerre anglo-boer dans laquelle nos amis anglais avaient reconnu, pour éviter de trop sanglans sacrifices, la nécessité d’une tenue couleur de terre ; il y avait eu aussi une certaine guerre russo-japonaise dont les enseignemens à cet égard avaient été tels que l’armée allemande elle aussi avait adopté le kaki, ou plutôt un certain gris verdâtre pour sa tenue de campagne. Chez nous malheureusement, les choses n’avaient pas été aussi vite. On sait ce qu’il nous en a coûté au début de la campagne, et comment notre corps d’officiers en particulier, dont les galons étincelans formaient une cible pour les bons tireurs ennemis, a été cruellement décimé d’abord, à cause de notre répugnance à abandonner cette chose qui jadis poétisait la guerre de je ne sais quelle flamme chevaleresque : le panache.

Mais aujourd’hui à cet égard, nous ne le cédons guère à nos ennemis : le gris bleuté de nos fantassins a beaucoup moins de visibilité que leurs anciennes couleurs trop franches. Pourtant on aurait encore augmenté sans doute leur chance de n’être pas vus en préférant à un ton bleu un ton vert ou jaune. Car les fonds sur lesquels se projette la silhouette des soldats, terre nue, champs, arbres, buissons verts ou desséchés, sont de tonalité verte ou jaunâtre, et non pas bleue. Mais il ne faut pas être trop exigeant, d’autant que, dans l’actuelle guerre de tranchée où l’on est nez à nez, l’uniforme le plus « couleur de terre » ne peut pas rester invisible dès qu’il se montre et que la seule ressource est réellement de se cacher, de s’abriter, art dans lequel nous sommes en passe d’exceller. Quant aux gradés, ils se sont vite adaptés à ne plus avoir les bras annelés de larges bracelets d’or ou d’argent, ils ont adopté la capote des hommes, leur fusil, leurs sacs ; les petits bouts de galons que l’on avait tolérés dans une période transitoire, et qu’une petite lucarne découpée dans les couvre-képi laissait apercevoir, étaient encore des repères suffisans pour les « tireurs d’officiers » boches ; aujourd’hui, ils ont eux-mêmes suivi la loi inexorable du défilement. L’autorité des officiers sur leurs hommes n’en a nullement été diminuée, et le contact des uns et des autres est, dans une compagnie ou un bataillon, assez continu pour que chacun sache à qui il a affaire. A-t-on jamais vu d’ailleurs que, dans une usine, les contremaîtres ou ingénieurs aient besoin d’insignes spéciaux sur leur veston pour être respectés ?

Je sais bien qu’il y a la question de l’appellation, qui, dans ces conditions nouvelles, cause quelques quiproquos. « Dans le civil, » en appelant son interlocuteur « monsieur, » on ne risque pas de se tromper. J’ai vu, au contraire, des soldats très embarrassés en présence d’officiers inconnus d’eux, et dont rien n’indiquait le grade : tantôt ils appelaient « mon colonel » un capitaine, tantôt ils appelaient « mon capitaine » un colonel. L’officier était flatté d’être rajeuni, dans le premier cas, et pourvu d’un avancement exceptionnel dans le second. De toute façon, il souriait, et le mal n’était pas grand. Rien ne fait plus plaisir à une jeune fille que d’être appelée « madame, » à une jeune femme que d’être appelée « mademoiselle. »

Pour les artilleurs, le problème est plus complexe ; il faut qu’ils dissimulent non seulement eux-mêmes, mais aussi leurs canons, leurs caissons, leurs chevaux. Pour les canons, il semble, a priori, qu’on pourrait se borner à les défiler, c’est-à-dire à les placer au revers d’une pente ou à l’abri d’un rideau d’arbres, ou d’un pli de terrain qui les masque à la vue de l’ennemi. Lorsqu’un canon tire, la flamme qui fleurit de ses pétales rouges la gueule de la pièce a parfois plusieurs mètres de long (on le remarque surtout la nuit) ; il faut donc défiler non seulement le canon, mais ses « lueurs, » comme on dit dans le patois propre aux artilleurs, c’est-à-dire placer la pièce suffisamment bas derrière le masque, pour que celui-ci cache également la flamme.

Tout cela empêche les pièces d’être vues directement des lignes ennemies ; cela ne les met pas à l’abri des divers procédés qu’emploie l’adversaire pour venir inspecter d’en haut notre terrain, et qui sont l’aéroplane, le ballon captif, le draken-ballon. Or, qu’arrivera-t-il si la position de notre batterie est connue de l’ennemi, et s’il peut en situer exactement la position sur la carte ? Immédiatement ses canons ouvriront le feu sur elle, pour le plus grand dam de son personnel. Si elle n’est pas mise dès l’abord hors d’état de nuire, elle devra précipitamment changer sa position, ce qui est toujours délicat et fait perdre non seulement du temps, mais le bénéfice de ses réglages de tir antérieurs et des abris qu’elle s’était construits.


Il importe donc essentiellement que notre batterie soit invisible aux aviateurs ennemis. Pour cela, on emploie toutes sortes de trucs : tout d’abord, lorsque c’est possible, on la place en plein bois en ayant soin de ne pas couper les arbres et les buissons dans son voisinage immédiat ; ou bien, comme c’est le cas général, si la batterie doit être placée dans un terrain dénudé, on recouvre les canons et les caissons de branches d’arbres et de feuillages, qui, vus à quelques centaines de mètres de haut, les font ressembler à d’inoffensifs buissons.


Si, malgré tout cela, les artilleurs circulaient et stationnaient autour des canons, si invisibles que soient ceux-ci, il est clair qu’ils seraient signalés par la présence de leurs servans aux avions qui périodiquement les survolent ; car ce que les avions remarquent surtout, ce sont les objets en mouvement, ou ceux près desquels il y a un mouvement. Lors donc qu’un avion ennemi est signalé à l’horizon, on prend généralement la précaution de cesser immédiatement le feu des canons (sauf lorsqu’il s’agit d’une de ces pièces spécialement braquées contre avions et que l’on place dans des situations particulières) ; puis les canonniers se précipitent, pour s’y dissimuler, dans les abris qu’ils se sont creusés en terre près de chaque pièce, et qui leur servent aussi de refuge en cas de bombardement trop intense. Je sais une batterie de 75 dans la Woëvre, qui est depuis cinq mois et demi au même emplacement, tout près des tranchées boches, en plein champ, pièces et caissons recouverts de simples bâches grises, et qui, malgré cela, n’a jamais été découverte par les reconnaissances journalières des avions boches. Ce résultat a été obtenu grâce à la précaution suivante : dès que l’observateur de la batterie situé en avant signale un avion ennemi en vue, on hisse immédiatement le « sémaphore. » À ce signal, c’est un plaisir de voir avec quelle prestesse les canonniers, abandonnant leur occupation, quelle qu’elle soit, — car le capitaine ne badine pas sur ce chapitre, — se précipitent comme des lapins au fond de leurs terriers. Seul reste à la surface du sol l’observateur d’avion, qui surveille les mouvemens de l’oiseau d’outre-Rhin et règle sur lui, par le moyen d’un minuscule téléphone, le tir d’une pièce placée à quelque distance dans le bois.

Mais si lourdauds que soient les Boches, et bien qu’ils ne voient pas communément nos batteries ainsi dissimulées et maquillées, ils soupçonnent bien que nous en avons quelques-unes, d’autant qu’à cet égard nos obus se chargent de leur ouvrir souvent la mémoire et même la tête. Pour donner une satisfaction à leur curiosité et leur fournir aussi quelque bel objectif destiné à assurer l’écoulement à leurs munitions et quelques croix de fer à leurs hauptmanns d’artillerie, nous avons donc dissimulé… à demi, de place en place, de fausses batteries. C’est généralement des 75 ; à dix mètres on se méprendrait sur leurs canons de bois peints en gris bleu, d’autant qu’on s’arrange pour dissimuler… toujours à demi, dans le voisinage quelques faux artilleurs qui doivent assurément être végétariens car leur ventre est bourré de paille. De la sorte, quand nos vraies pièces deviennent trop agaçantes pour les nerfs pourtant bien lymphatiques de messieurs les Allemands ce sont les fausses batteries qui « écopent. » Je m’excuse d’employer aussi souvent ici des expressions un peu populaires ; mais le langage du soldat est une des joies de ceux qui font présentement la guerre et, une des seules qu’on puisse faire partager aux aimables lecteurs qui, dans un confortable fauteuil sous la lampe familiale, et pour faire venir le sommeil, lisent ces lignes en buvant une lénitive tisane.

Donc nous avons des fausses batteries qui dans le combat d’artillerie ont le même rôle que dans l’amour le délicieux « chandelier » de Musset. Elles attirent et distraient par cela même l’attention de ceux qu’il faut occuper. Hélas ! que j’en ai vu démolir de ces canons pour rire, innocentes victimes de la furor teutonicus, palladiums bénis des vrais canons d’acier. Mais après un bref passage à l’atelier, leurs pauvres gueules de bois, si vite démolies et si vite remises d’aplomb, étaient prêtes de nouveau à resservir en d’autres lieux pour de nouveaux exploits.


Reste le chapitre des chevaux, et de tous ces accessoires des batteries : avant-trains, caissons de ravitaillement, voitures d’approvisionnemens, forge, etc., qui constituent ce qu’on appelle « l’échelon. » Généralement et dans la guerre de stationnement que nous faisons depuis huit mois, les pièces ne se déplacent que rarement ; il n’y a donc pas d’intérêt à ce que les « échelons » restent dans leur voisinage immédiat, d’autant que ceux-ci étant trop près de l’ennemi non seulement courraient inutilement plus de danger, mais risqueraient de faire repérer les pièces elles-mêmes. Les chevaux, avant-trains et caissons sont donc placés à quelque distance en arrière des batteries* Le plus simple serait de les installer dans les villages et hameaux, où les maisons, granges et locaux abandonnés ne manquent pas.

On n’adopte cependant que rarement cette solution ; tous les villages et lieux habités sont en effet portés sur les cartes, dont l’ennemi est abondamment pourvu, et il ne manque pas de les bombarder abondamment de temps en temps lorsqu’ils sont à portée de ses pièces. Comme les « échelons, » s’ils étaient reculés loin de cette portée, qui est d’une douzaine de kilomètres en moyenne, seraient beaucoup trop éloignés des batteries pour pouvoir assurer leur service, on a trouvé une solution qui leur donne le maximum de sécurité : on fabrique à proximité des bourgs, mais pas trop près de ceux-ci, des villages artificiels, faits de huttes champêtres au-dessus du sol et de trous ingénieux au-dessous et c’est là qu’hommes et chevaux s’installent.

Rien de plus amusant et de plus pittoresque que ces « villages nègres » semés artistement tout le long de la ligne de bataille. Les vieux arbres de nos bois dont la chair saignante a servi à les édifier contribuent là à leur manière à la défense du sol nourricier. En Lorraine surtout et dans les Vosges où le sapin est abondant, les huttes de ces villes improvisées sont agréables à l’œil et propices au bon sommeil : les branches des sapins aux sombres aiguillettes soigneusement entrelacées le long des troncs qui forment la charpente robuste de l’édifice, y font des murs et des toits toujours verts où la lumière miroite et qui protègent très suffisamment hommes, chevaux et matériel des intempéries. Il y a comme cela, dans les landes mélancoliques de la Woëvre, des villages de verdure si primitifs et si étranges qu’on se croirait, en les voyant, transporté dans je ne sais quelle région mystérieuse de l’Afrique.

On me dira que les Allemands peuvent, aussi bien, et mieux encore, bombarder et détruire pour le grand dam des occupans ces frêles abris que les rudes bâtisses en pierre des villages.

C’est vrai, mais si les Allemands savent où sont ceux-ci et ne savent pas où se trouvent ceux-là, il ne leur reste que la ressource de taper au hasard systématiquement sur toute la contrée, de faire comme on dit des « tirs sur zone. » Mais comme les projectiles les plus efficaces n’ont d’effet utile que sur un petit nombre de mètres carrés, c’est un sport qui revient très cher en munitions, si cher même qu’on ne s’y livre que rarement, car le nombre des projectiles nécessaires pour arriver à tuer ainsi un seul homme devient énorme. Et maintenant que les matières premières se font rares, nos bons Teutons n’aiment pas à jeter leur poudre aux moineaux.

C’est pour le même motif que les ravitaillemens en munitions et les déplacemens des batteries se font généralement, à proximité de la ligne du feu, par des chemins de fortune plutôt que par les routes indiquées sur la carte.

En somme, l’expérience de cette guerre a prouvé qu’il vaut mieux être non repéré et sans protection qu’abrité et repéré. C’est pourquoi on préfère aujourd’hui, pour habiller le soldat, un mince morceau de drap de couleur neutre aux cuirasses les plus étincelantes : celles-ci sont meilleures protectrices, mais mieux vues. Mais comme dans la lutte de la balle et de l’armure, de l’obus et de l’abri, du canon et de la cuirasse, c’est toujours ceux-ci qui sont finalement battus par ceux-là, étant donné la puissance et la précision des projectiles modernes, entre deux maux il a bien fallu choisir le moindre. Etre exposé sans protection au feu d’un ennemi qui ne vous a pas repéré est aujourd’hui cent fois moins dangereux que de subir sous les meilleurs abris un feu qui sait où il va. Cela est une conséquence non seulement de ce que nous avons déjà exposé, mais aussi de l’énorme étendue des fronts de combat dans cette guerre, étendue telle que la probabilité pour qu’un tir sur zone soit efficace est toujours très faible.

S’il m’est permis de considérer un instant un sujet connexe et dans lequel mon incompétence a d’ailleurs pour seules lumières celles que le simple bon sens dénué d’apriorisme doctrinal projette sur les choses, il semble que la guerre navale soit, elle aussi, devenue, et pour les mêmes raisons, une partie de cache-cache : là, comme sur terre, celui des deux adversaires qui, même moins bien armé et protégé, a sur l’autre l’avantage de connaître ses objectifs, l’emporte forcément. De là provient sans doute l’importance naguère inconcevable qu’ont prise les sous-marins ; de là provient que par eux, l’Allemagne empêche les puissans mastodontes qui lui sont opposés d’être véritablement et dans le sens complet du mot « maîtres de la mer. »

Ces considérations s’appliquent encore avec beaucoup plus de force aux places fortes et à la guerre de siège. Si quatre grandes places de guerre, Liège, Namur, Maubeuge, Anvers et un assez grand nombre de forts d’arrêt de moindre importance ont succombé en peu de jours sous les coups de l’artillerie allemande, proclamant la faillite complète de la fortification permanente, la raison est simple : leurs pièces de canon étaient immobilisées dans des ouvrages permanens, auxquels elles étaient presque rivées, d’avance soigneusement repérés, indiqués sur toutes les cartes ; l’assiégeant savait sur quoi il devait tirer ; l’assiégé non, étant donné surtout la facilité de déplacement et de défilement, et le tir rapide des pièces lourdes de campagne allemandes. Dans ces conditions, ce qui devait arriver arrivait : dans la lutte de deux batteries dont l’une est repérée et l’autre non, c’est la première qui doit, en moyenne, fatalement être réduite au silence, même si elle est beaucoup plus puissante que l’autre, même si elle est protégée par d’épais cuirassemens et l’autre non.

En résumé, que l’on considère la guerre en rase campagne, la guerre navale, les places fortes, on voit que j’étais sans doute fondé à dire que la guerre actuelle est surtout une partie de cache-cache. Je dirai quelque jour les divers moyens qui sont employés d’un côté et de l’autre de la barricade pour attaquer, suivant les cas, ce problème. Le moment n’est pas encore venu d’en parler, et mes lecteurs voudront pardonner, j’espère, à l’humble « pékin » que je suis d’avoir osé toucher en passant à ces questions de haute envergure. Mais, dans l’art de la guerre, comme dans la science, il est bon de s’élever de temps en temps des petites contingences particulières à quelques vues générales. Cela aide à classer les idées et fournit un cadre solide où les impressions de chaque jour épinglent plus facilement leurs fleurs aux mille couleurs. Revenons maintenant à ces impressions.


Le colonel N…, sous les ordres de qui j’ai eu l’honneur de servir comme agent de liaison pendant un temps trop court à mon gré, m’a donné tout à l’heure l’ordre de faire seller les chevaux. Nous devons aller faire une reconnaissance et la journée sera bien remplie.

Ce colonel est le type le plus accompli du « chef » que j’aie rencontré dans cette guerre, du « chef » tout court, mais surtout du « chef français » en qui les qualités militaires et viriles se teintent harmonieusement d’humanisme. Grand, solide, cavalier intrépide, silencieux, avec une belle tête noble et grave, d’un sang-froid et d’un calme étonnant sous la mitraille, il s’est couvert de gloire à la bataille de la Marne ; il est adoré de tout le régiment, ne laissant à personne le soin de faire les reconnaissances, d’aller juger des effets du tir dans les tranchées de première ligne, toujours en route dans les batteries, ce qui rend pour moi particulièrement intéressantes et animées mes fonctions auprès de lui. Tout le régiment l’adore, car ses hommes savent tous qu’il n’est pas un d’eux qui, autant que lui, s’expose (il ne le permettrait pas) ; les officiers le vénèrent, car plus qu’eux tous, il « connaît son artillerie » et le prouve. Il a sur toutes choses des idées aussi justes qu’originales. Par exemple, il professe, contrairement à l’opinion courante sur le front, que jamais autant qu’en temps de guerre les marques extérieures de respect ne sont indispensables des hommes au chef, car c’est l’heure où, bien plus que dans le paisible formalisme de la vie de garnison, le chef a besoin de tout son prestige sur ceux qu’il commande. Aussi, il exige rigoureusement et partout le salut et c’est plaisir de voir avec quel entrain chacun, sachant qu’il y tient, fait claquer quand il passe les talons prestement réunis, pour se mettre au garde à vous et renvoyer d’un geste vif la main de la visière à la double bande rouge du pantalon. Il y a du vrai dans cette théorie, et il n’est pas douteux que les marques extérieures du respect n’entretiennent le respect lui-même, surtout lorsque comme ici il est mérité. C’est un peu comme dans la religion dont je ne sais plus qui disait très justement : « Pratiquez d’abord, la foi viendra toute seule. »

Nous voici partis au grand trot de la ferme qui, présentement, est notre « palace, » le colonel, le trompette qui tiendra nos chevaux tout à l’heure, et moi. Nous allons d’abord au 2e groupe, qui est installé en arrière d’un plateau dont le bord, couronné d’un petit bois de sapins, tombe à pic sur l’Aisne Nous laissons nos chevaux au bas de la côte et traversons les batteries ; il y a là des 75 au milieu, sur la droite une batterie de 90, sur la gauche des 95. Ces deux dernières batteries ont été récemment constituées avec des pièces prises dans les arsenaux. Le 90 était notre pièce de campagne avant le 75 ; il n’a pas, comme celui-ci, un délicat appareil de pointage optique ; il n’a pas non plus de frein, et c’est la pièce tout entière qui recule sur les roues à chaque coup. Il faut chaque fois la remettre en place, repointer sur un arbre ou un objet quelconque placé à petite distance et qui sert de « point de repérage. » Les pointeurs en effet dans ce cas particulier, et en général dans cette guerre, ne voient pas le point sur lequel ils tirent, sinon la pièce serait visible par réciprocité. C’est d’un observatoire placé très en avant de la batterie (nous irons y faire un tour dans un instant) qu’on règle par téléphone le tir de celle-ci et qu’on donne à chaque pièce la hausse et l’orientation convenables. Une fois ce réglage fait, le pointeur s’assure que la direction. du canon fait un certain angle avec un objet déterminé (arbre, toit de maison), placé dans le voisinage et visible de lui, et qu’on appelle « point de repérage, » et il n’a plus, lorsque la pièce a été déplacée par le recul, qu’à rétablir cet angle, pour être assuré que la pièce est de nouveau en bonne position. Les autres servans remettent ainsi sur les indications du pointeur la pièce en place au moyen de leviers de bois qu’ils placent dans les roues du canon. Ce qui prouve qu’en artillerie, sinon ailleurs, il est quelquefois bon de mettre des bâtons dans les roues.

De plus, dans le 75 on introduit du même coup sous forme d’une cartouche l’obus et la charge de poudre destinée à le propulser et qui se trouve dans une douille fixée à la base de l’obus. En un mot dans le 75 le projectile et la charge sont réunis dans une cartouche comme dans le fusil Le bel. Au contraire, dans le 90, on introduit séparément et successivement dans l’âme du canon l’obus puis la charge de poudre sous forme d’une gargousse. Pour ces divers motifs, et quelques autres encore qu’il serait trop long d’expliquer ici, la rapidité de tir du 90 est bien moindre que celle du 75 et il ne peut guère tirer qu’un coup par minute, moins de vingt fois moins que le 75. Mais ce fait, qui dans une bataille ardente et brève comme celle de la Marne, pouvait avoir de l’importance, n’en a aucune dans la forme de guerre actuelle : il est rare en effet, — sauf en cas d’attaques, — qu’actuellement les 75 eux-mêmes aient à tirer plus d’un coup par minute. Depuis des mois en effet que dure cette forme stagnante de guerre, il n’est pas de stock et de fabrication de munitions qui résisterait à un taux même égal à celui-là. Il y a en effet 1 440 minutes par jour ; multiplions ça par plusieurs milliers de pièces de canon, et nous aurons le chiffre formidable d’obus que représenterait cette consommation journalière d’un obus par pièce et par minute.

Étant donné donc que par la force des choses on n’emploie guère actuellement le tir rapide, d’autant moins indispensable que les objectifs ne se déplacent guère et restent immobiles, notre bon vieux canon de 90 s’est trouvé rendre en un sens presque autant de services que le 75, et c’est pourquoi on s’est empressé de constituer partout des batteries avec cette pièce qu’on croyait reléguée à jamais dans ces « Invalides » des canons, les arsenaux. Le 90 est même à un point de vue supérieur au 75 : il envoie des projectiles plus gros, contenant une plus grande quantité d’explosifs et dont les ravages sont par conséquent, toutes choses égales d’ailleurs, très supérieurs. Les projectiles actuels du 90 sont en effet et naturellement, à la dimension près, identiques à ceux du 75. Seul le tube propulseur diffère : qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse.

Tout ce que nous venons de dire du 90 s’applique également au canon de 95 qui est une pièce analogue.


Ces batteries de trois calibres différens alignées au bord du plateau font un curieux effet sous les branchages qui couronnent chaque canon et chaque caisson, comme pour préserver d’une voilette verte leur incognito. Derrière chaque pièce les hommes ont creusé des abris, ma foi fort confortables, où ils se blottissent en cas de pluie, de vraie pluie ou de pluie de marmites. Celles-ci tombent de temps en temps, car, depuis des mois que ces batteries sont là, ces messieurs boches n’ont pas manqué de les arroser quelquefois et inconsciemment par leurs tirs systématiques sur zones. Le plateau est donc tout criblé de trous d’obus, larges et coniques et qui le font ressembler à une gigantesque passoire. Les hommes ont d’ailleurs une amusante façon de marquer leur mépris des obus teutons : ils se servent de ces trous, comment dirais-je ?… comme de feuillées.

Derrière chaque pièce, les « canards, » pardon… les canon-ni ers ont fait une sorte de petit jardin où poussent quelques fleurs printanières et dont les plates-bandes ; sont bordées en guise de cailloux par des éclats d’obus et de fusées. Comme naturellement chaque pièce veut avoir un jardin plus joli que les autres, il en est résulté toutes sortes de trouvailles ingénieuses-et pittoresques. Il faut bien passer le temps un brin.

Entre la deuxième et la troisième pièce de la batterie de 75, exactement entre les roues, les hommes ont fait un petit cimetière, modestes tertres de terre grasse, fleurs jolies, débris de mitraille, où sont couchés les camarades tombés depuis que la batterie est là. Une seule croix de bois pour tous, avec les noms gravés au crayon à encre, et de la place blanche pour ceux qui tomberaient encore. Je ne sais rien de plus touchant que ce petit cimetière serré entre les deux canons qui, immobiles depuis des semaines le gardent, et parfois comme deux dogues gris grondent soudain et font sentir leurs morsures lointaines a ces hommes au rauque langage qui sont encore là-bas de l’autre côté de l’Aisne, et qui voudraient voler aux morts la terre aimée de leur repos. Je m’imagine que les braves petits canonniers qui dorment là doivent frémir à chaque coup du bon monstre d’acier ; ils ne sont point morts tout à fait, puisque la vibration du canon qu’ils aimaient et servaient si bien fait trembler à chaque coup leur pauvre squelette couché.

Mais je n’ai point le temps de rêver aux méditatives leçons qui émanent de ce coin de terre si émouvant. Son inspection rapidement faite, le colonel m’emmène maintenant à l’observatoire du groupe. Cet observatoire est à quelques centaines de mètres en avant sur le bord d’un plateau qui surplombe la vallée de l’Aisne. Pour y accéder il nous faut traverser un petit bois, mais nous ne prenons point pour cela les chemins et les layons largement tracés dans la futaie ; si les avions qui survolent parfois ce coin voyaient en effet de temps en temps des hommes circulant dans ces chemins, l’observatoire risquerait d’être repéré ; il faut que rien ne puisse enlever à l’ennemi l’illusion que ce petit bois est désert et inutilisé. Aussi c’est par des sentiers zigzagans improvisés sous les branches qui nous fouettent, en plein fourré, que nous accédons à l’observatoire.

C’est étonnant comme le nombre des observatoires s’est multiplié depuis quelque temps sur le territoire, et surtout tout le long de cette mince ligne qu’on appelle le front, sur laquelle déferlent nos énergies et qui profile l’armure de la France. Ce n’est point dû à un renouveau soudain des études astronomiques ; ce ne sont point les étoiles qui en sont cause, mais des êtres qui n’ont, hélas ! pas grand’chose de céleste ni d’éthéré : messires les Boches, car il y a observatoire et observatoire, comme il y a fagot et fagot, comme il y a vérité et affirmation germanique. Donc il n’est point aujourd’hui de groupe d’artillerie et généralement même de batterie qui n’ait son observatoire d’où l’on règle, observe et dirige les coups. La consigne y est la même que dans les temples à coupoles où naguère nous disions la messe aux étoiles : « Faire des observations ou en recevoir. » D’autre part, les télescopes sont-ils autre chose que des canons idéalisés ? Aussi la transition a été toute naturelle et le voyage très rapide qui nous fit descendre soudain de Sirius sur ce coin de bonne terre franque face aux Teutons. C’est que Sirius était vraiment un balcon si commode pour la contemplation du kaléidoscope terrestre que nous ne pouvions pas, sous peine de dégringoler avec lui, laisser de lourdes mains barbares saper par le bas la douce maison où s’accrochait le balcon délicieux. Voilà pourquoi de si bon cœur nous sommes là.

Le poste d’observation lui-même est ici une minuscule clairière, qu’un rideau de broussaille, à travers lequel on voit tout l’horizon, masque de la vue de l’ennemi. Des lunettes et des télémètres juchés sur leurs trépieds de bois y allongent leurs cols métalliques. Les télémètres, rappelons-le, sont d’ingénieux appareils d’optique qui permettent d’apprécier approximativement la distance d’un point donné de l’horizon. C’est avec eux qu’on sait dès l’abord quelle est approximativement la distance de l’objectif, c’est-à-dire la hausse qu’il faut donner au canon. Cela fait, il ne reste plus qu’à régler exactement sur le point visé, ce qui, lorsque celui-ci est visible, se fait facilement au moyen de la lunette, puisqu’on voit si les obus tombent trop près, trop loin, trop à droite ou trop à gauche. Les rectifications ainsi transmises par téléphone sont immédiatement faites à la batterie.

La cabine du téléphoniste est un simple trou creusé en plein sol, où l’on accède par des marches taillées dans la terre, recouvert de plusieurs couches de rotins entrelardés de glaise, et où l’on défie les éclats de tous les obus et la chute directe des marmites elles-mêmes, des petites, sinon des grosses. Assis à la turque, par terre, le téléphoniste a l’air de s’y trouver très confortablement. A côté se trouve un autre trou pareillement abrité et qu’un écriteau de bois blanc soigneusement calligraphié de belle ronde dénomme un peu pompeusement « Villa Jolie. » C’est l’abri des officiers observateurs, où, nuit et jour, il y a toujours quelqu’un. Certes, sur le plancher de ce lieu de délices, plancher sans planches, il y a beaucoup plus de vers de terre que de tapis d’Orient ; certes, il suinte bien un peu d’eau le long de l’humus du plafond, et l’éclairage n’y est, point trop moderne : une simple bougie fichée au sommet d’une bouteille ventrue que la stéarine fondue a veinée de minces lignes blanches et ondulées. Mais enfin, il y a une bonne couche de paille, où l’on peut, selon les heures, dormir en rêvant ou sans rêver, et rêver sans dormir ; une table, des caisses, sur lesquelles on peut s’asseoir ; des cartes, des livres… et même des livres d’artillerie, et j’ai même avisé dans un coin un jeu de poker, dont l’usure prouve qu’on l’a quelquefois désembusqué. Mais chut… En somme, c’est un lieu fort délectable.


Mais voilà que la musique commence, comme pour saluer l’arrivée du colonel, la musique des marmites d’outre-Rhin, qui sont pour l’instant des marmites d’outre-Aisne, et les obus annoncés par le long hurlement de bise que fait leur passage dans l’air se mettent à passer très près au-dessus de nos têtes. Qu’est-ce donc qu’ils cherchent derrière nous ? A chacun de ces passages, qui se succèdent d’ailleurs fort vite pendant un moment, les officiers et les hommes, groupés autour du colonel, baissent instinctivement et d’un seul mouvement la tête. On dirait, à l’église, l’inclinaison unanime et pensive des fidèles, au moment de l’Elévation. Seule, la tête du colonel reste droite et impassible, plus droite peut-être qu’avant. Il blague cette petite révérence collective, et si involontairement machinale que bien peu y échappent : « Qu’est-ce que peuvent bien faire dix centimètres de plus ou de moins ? » Mais les branches qui, derrière nous, tombent avec un gémissant fracas, sous l’amputation brutale de l’acier, nous donnent un son de cloche moins rassurant. Si le tir ennemi se raccourcit un peu, nous n’y échapperons pas. Mais il s’allonge, il cherche évidemment les batteries que nous venons de quitter, et le fracas monstrueux des éclatemens s’éloigne maintenant derrière nous.

Tout justement, la batterie qui nous arrose et qui, depuis quelques jours, était très gênante pour notre secteur, a été repérée la nuit passée par ses lueurs. L’officier observateur a vu, en effet, nettement en un point des taillis qui surplombent l’Aisne de l’autre côté, la flamme jaillie des pièces en action et il a pu, croit-il, situer à peu près la position ; l’avenir dira s’il a vu juste. En tout état de cause, le colonel fait immédiatement ouvrir et régler le feu des batteries du plateau sur la position-supposée. C’est une chance, en effet, et assez rare actuellement, de pouvoir attaquer une batterie dans le moment même qu’elle tire : car sa vulnérabilité est alors beaucoup plus grande, à cause des caissons ouverts, à cause surtout du personnel qui, forcément, l’occupe quand elle est en action, et parce que la continuation ou la cessation de son feu permet de juger immédiatement de l’efficacité obtenue.

Je profite des préparatifs du tir pour admirer un peu le-paysage pendant que dans la brise légère, sous la voûte sonore que tisse au-dessus de nos têtes la musique boche, les « millièmes, » les « angles de site, » les « dérives »[2], toutes ces choses qui définissent les données du tir, s’envolent sur l’aile rapide du téléphone, de la bouche même des officiers, jusqu’à nos batteries, qui, là-bas, attendent et s’apprêtent.

Il est charmant, ce paysage, et tout à fait dans le goût de Watteau… au premier coup d’œil du moins. Devant nous, à nos pieds, entre les coteaux boisés qui lui font deux marges vert sombre, l’Aisne déroule son écharpe luisante dans les prairies grasses. De l’autre côté, des villages dévalent vers elle, et loin, très loin, au fond de la vallée, on voit Soissons toute dorée du soleil qui danse sur tout cela, Soissons avec ses toits enchevêtrés, et les tours carrées ou pointues de ses églises. Je ne sais quelle immobilité, quel calme bucolique imprègne tout cela d’une douceur d’églogue. Il y a bien assurément le hululement et le tonnerre des obus qui passent, et cette musique ne rappelle que de très loin les pipeaux et les violes d’amour. Mais elle est si continue, si ininterrompue, que sa violence même finit par passer inaperçue et qu’on s’y habitue comme le meunier au bruit de son moulin. Pourtant, en y regardant de plus près, d’autres détails ne tardent pas à solliciter l’attention, et qui déchirent étrangement l’harmonie virgilienne du tableau : Il y a d’abord ces longues lignes parallèles et jaunes, réunies par des traverses jaunes aussi et qui rampent là-bas tout le long de la rivière ; ce sont nos tranchées et les tranchées boches avec leurs boyaux de communication et que quelques décamètres seulement séparent par endroit. Du point élevé où nous sommes, on aperçoit nettement dans les nôtres des fantassins à l’habit bleu et qui lentement, la tête et le haut du buste seuls visibles pour nous, s’y déplacent. Nous voyons moins ce qui se passe dans la tranchée allemande à cause des parapets de terre qui la bordent et la masquent de notre côté ; pourtant, le long d’une haie, nous voyons distinctement et un à un, par moment, des groupes d’Allemands, à l’uniforme verdâtre, lentement se glisser : relève ou ravitaillement. Sur cela éclate de temps en temps une détonation sèche et brève comme le bruit d’un insecte qu’on écrase ; ce sont les coups de fusil intermittens que, d’une tranchée à l’autre, on tire pour se prouver qu’on est toujours là, ou lorsqu’on a cru voir derrière les parapets bouger quelque chose de suspect. Sur ces parapets on voit, en regardant un peu mieux, des petits piquets de bois qui sous-tendent la résille barbelée, terrible et légère des fils de fer.


Mais que fait donc entre les tranchées, dans cette petite prairie si fraîche, ce troupeau de grands bœufs blancs ? Qu’est devenu leur berger ? Ils sont là depuis des semaines, enfermés par le hasard des combats dans une étroite zone neutre, où le ruisseau et l’herbe tendre nourrissent leur inconsciente insouciance. Mais la neutralité est une chose bien dangereuse même pour les bœufs. Si cinq ou six d’entre eux broutent, ruminent tranquillement debout ou agenouillés, le plus grand nombre est couché sans mouvement ; ils ne dorment point, ils sont morts comme en témoignent leurs membres raidis en l’air et leurs ventres trop gonflés. Parfois, la nuit, en effet, quand une des innocentes bêtes s’approche trop près des tranchées allemandes ou des nôtres, les veilleurs, croyant à quelque attaque isolée, lui ont lâché des coups de fusil. Aussi chaque jour le troupeau décroît et s’immobilise un peu plus en larges taches blanches posés sur la prairie, et, dans quelques jours, quand mon service me rappellera à ce poste d’observation, je ne verrai plus aucune d’eux brouter et ruminer en remuant lentement son mufle rose où la bave fait des pendeloques d’argent. Ils seront tous immobiles à jamais, n’ayant rien compris à cette mort invisible et absurde qui les a couchés là, pacifiques victimes dans le pré pacifique.

D’autres taches immobiles parsèment d’ailleurs un petit îlot vert que l’Aisne un peu plus bas entoure de ses bras fluides : ce sont de pauvres cadavres de soldats, soldats français, soldats allemands, victimes des dernières attaques et restés là depuis des jours parce qu’il est trop dangereux d’aller les chercher, même la nuit, pour les enterrer, placés comme ils sont juste au milieu de la double et étroite mâchoire des fils de fer barbelés. Dans les poses dolentes et variées où la mort les a figés de son geste définitif, beaucoup d’entre eux ont ceci de commun que leurs uniformes débraillés et ouverts laissent voir un peu de leur linge, de leur pauvre chemise dont le blanc lavé par la pluie éclate dans le pré et fait mal à l’œil. Est-ce parce que des boches maraudeurs sont venus nuitamment les fouiller ? Est-ce parce que, mortellement atteints, ils ont voulu, d’un geste inachevé et pour mieux respirer, dégrafer la dure capote où étouffait leur angoisse dernière ? Est-ce parce que leurs pauvres corps gonflés par la décomposition ont fait craquer les minces coutures de leur vêtement devenu leur linceul ? Je ne sais et je m’excuse même auprès de mes lecteurs de ces détails si douloureusement macabres ; mais ne faut-il pas que ceux-là mêmes qui n’ont pas vu, sachent, et sentent d’autant bouillonner leur haine contre les fous criminels qui ont déchaîné tant d’horreurs.

Mais voilà que nous ouvrons le feu ; par-dessus nos têtes c’est maintenant un nouveau torrent de bruits qui circule, parallèle à la musique de la batterie allemande mais en sens contraire ; le 75, le 90, le 95, chacun donnant sa note caractéristique, et qu’une oreille un peu exercée identifie facilement, crachent chacun de leur côté le tumulte et la mort. Mais maintenant, et tandis que le bruit proche des éclatemens allemands était pour nous beaucoup plus fort que leurs détonations de départ, c’est le contraire qui a lieu, et les départs de nos canons, juste derrière nous, sont véritablement assourdissans, tandis qu’on entend à peine les éclatemens là-bas, à 4 000 mètres environ devant nous. On les voit beaucoup mieux qu’on ne les entend et une bonne douzaine de secondes avant (il faut du temps au son pour nous revenir de là-bas avec sa petite vitesse de un tiers de kilomètre à la seconde). On les voit même très bien à la jumelle, les éclatemens de nos bons obus explosifs ; ils font en touchant terre une grande gerbe noire qui permet de régler bien vite le tir sur le point visé : le derrière d’une haie touffue qui court là-bas au sommet du coteau. Une fois le tir bien réglé sur ce point, on y concentre deux ou trois douzaine d’obus en quelques minutes, et soudain comme par miracle les canons allemands se sont tus : on n’entend plus au-dessus de nous que nos bruits à nous, nos coups de départ, le long hululement peu à peu atténué de l’obus qui s’éloigne en vrillant l’air, l’éclatement faible et tardif ; plus rien d’ennemi ne se mêle à cette symphonie de chez nous. La batterie allemande est réduite au silence. Elle a dû même être mise hors d’état de nuire, car plus jamais à dater de ce jour on ne reçut aucun obus du coin d’où, soigneusement défilée, elle nous avait si longtemps ennuyés et gênés.

En rentrant nous trouvons la batterie de 90 en émoi ; c’est elle qui a été si copieusement arrosée par l’ennemi. Des quantités de trous d’obus de 1 à 3 mètres de diamètre, tout noirs de terre calcinée l’environnent de très près, l’encadrent comme on dit. Par miracle, il n’y a pas un blessé, mais seulement beaucoup d’hommes éclaboussés et qui rient en nous voyant, encore tout noirs de fumée. Quels mauvais projectiles que ces projectiles allemands ! La théorie qui dit qu’en moyenne il faut pour tuer un homme une masse de fer égale à son poids est ici en défaut, car ils nous ont envoyé cet après-midi plusieurs tonnes de fer sans résultat. Il ne vaut pas la peine en effet de mettre en ligne décompte une coupure anodine à la main causée par un éclat d’obus au trompette qui, sans penser à mal, tenait nos chevaux en arrière de la batterie visée.

Mais comment diable les Boches ont-ils repéré aussi bien la batterie qui leur servait d’objectif et ont-ils pu allonger et régler sur elle leur tir assez exactement pour l’encadrer comme ils l’ont fait ? On signale au colonel que sur un plateau dominant à la fois celui où est la batterie et la position ennemie, un paysan depuis longtemps suspect a été vu pendant le tir allemand allumant des feux dans un champ, et se promenant avec des gaules énormes.

Nous y allons de suite d’un temps de galop et nous voyons un homme qui, l’air assez embarrassé, paraît ramasser des chaumes dans ce champ. On l’a arrêté le soir, on a découvert que c’était un étranger laissé là on ne sait comment, et sa culpabilité ayant été nettement établie par le Conseil de guerre, il a été passé par les armes quelques jours après. Dès la nuit suivante, la batterie de 90 quittait ses emplacemens pour aller occuper une nouvelle position que nous étions allés reconnaître tout de suite avec le colonel. C’est en effet une règle absolue et nécessaire qu’une batterie repérée change de position : si maladroits que soient les artilleurs teutons et si mauvais que soient leurs projectiles, ils finiraient bien en effet sans cela par lui causer quelque dommage, et il ne faut pas jouer inutilement avec le feu.


Une remarque que nous avons faite aujourd’hui est que les Allemands ont tiré toute l’après-midi « par quatre, » comme on dit dans la confrérie vouée à Sainte Barbe, c’est-k-dire par série de quatre coups. Il est donc probable qu’ils ont une tendance à grouper leurs canons, du moins leurs canons lourds, naguère réunis en batterie de six pièces, en batterie de quatre à l’instar des nôtres. La maniabilité et la facilité de commandement des batteries à six pièces doit être en effet très inférieure à celle de la batterie quadruple, et ces messieurs boches ont dû s’en apercevoir.

Quand je cherche à classer les impressions de cette journée, une chose me frappe, c’est la dissociation qui, dans ces combats d’artillerie, existe entre les choses qu’on voit et celles qu’on entend, entre les sensations visuelles et les auditives.

À cause de la propagation instantanée de la lumière et de celle relativement très lente du son qui est toujours en retard de plusieurs secondes aux distances où l’on opère et observe, il semble qu’il n’y ait aucun rapport entre tel éclatement que l’on voit jaillir là-bas et le son qui le suit un long instant après. Est-ce d’ailleurs bien ce son, n’est-ce pas plutôt le précédent qui se rapportait à cet éclatement-là ? Le défilement, l’invisibilité des batteries augmente encore ce sentiment particulier qui dissocie ce qui frappe successivement l’œil et l’oreille. Et c’est pourquoi il semble, malgré le tumulte énorme de la canonnade, qu’un immense silence baigne tout ce qu’on voit ; et c’est pourquoi aussi, malgré l’éclatante lumière du paysage, tout le fracas qu’on entend ne paraît correspondre à rien de visible.

Je passe une bonne nuit dans la paille, sous les frémissantes étoiles qui palpitent là-haut tout à fait aussi doucement qu’en temps de paix. Peut-on être à ce point indifférent ! Réveillé un instant par un cheval qui a rompu sa longe, j’entends un canonnier qui rêve à côté de moi et par le à haute voix, tandis que la basse chantante des grosses pièces gronde gravement à l’Orient : « Toutes mes tablettes de chocolat se débinent… » O préoccupations des âmes simples sous le feu des canons !


CHARLES NORDMANN,

au ***ème régiment d’artillerie de campagne

  1. Voyez la Revue des 15 septembre et 1er novembre 1914 et du 15 mars 1915-
  2. Le « millième » est l’unité d’angle employée dans l’artillerie française, ou du moins dans l’artillerie de campagne, car on emploie encore une autre unité, le « grade » dans l’artillerie de forteresse. Le « millième » est l’angle sous lequel on voit un objet placé à une distance égale à 1 000 fois sa longueur par exemple, un mètre à 1 kilomètre, 2 mètres à 2 kilomètres, etc. De là son nom. C’est une-unité très commode et qui a l’avantage d’être décimale (comme d’ailleurs aussi le grade, centième partie du quadrant), à l’encontre de l’incommode et suranné degré que les astronomes et géomètres continuent à employer, sans aucune vergogne de s’être laissé devancer dans cette voie par les artilleurs.
    L’ « angle de site « est l’angle par lequel on définit la hauteur angulaire d’uni objectif au-dessus de l’axe horizontal du canon. Par exemple, le sommet d’une colline dont l’altitude dépasse de 200 mètres celle de la pièce et qui en est situé-à 4 kilomètres à un angle de site égal à 50 millièmes.
    La « dérive » est l’angle mesuré dans le sens horizontal que fait la direction de l’objectif avec l’axe de la pièce. Dans le cas du 75, on donne à la pièce un angle de site et une dérive appropriés à un objectif donné, au moyen de manivelles et de tambours gradués qui inclinent plus ou moins la pièce sur l’horizon. et par rapport à l’axe de ses roues, qui reste immobile.
    En somme, si des canons nous passons aux lunettes, ces canons cosmiques, et des objectifs d’artillerie aux astres, I’ « angle de site » est l’équivalent exact de ce que les astronomes appellent la « hauteur » et la dérive est l’équivalent exact de ce qu’ils appellent l’ « azimuth. »