Imirce ou la Fille de la nature (éd. 1922)/04

J. Fort, éditeur (p. 141-184).

Dulaurens - Imirce, ou la Fille de la nature, 1922 - Bandeaux
Dulaurens - Imirce, ou la Fille de la nature, 1922 - Bandeaux


HISTOIRE DE BABET




Je fus élevée par un chanoine de Saint-Quentin et sa gouvernante, que je crus mes père et mère. J’étais la plus belle fille de la ville. Le chanoine, dans la crainte que ses confrères ne s’amourachassent de moi, me fit nommer Férie, il s’imaginait que ce nom leur aurait fait horreur, à cause qu’ils n’aiment point la férie, office qui les tient trop longtemps au chœur. Cette platitude de mon père n’empêcha pas ces messieurs de m’aimer ; une férie coiffée comme moi ne les effrayait point.

Mon père mourut, sa veuve, pour entretenir ses vieilles habitudes avec le Chapitre, se mit à vendre du vin ! sa maison devint leur cabaret. Élevée avec eux dès l’enfance, je devais naturellement les aimer ; je les haïssais, et je préférais quelques jeunes garçons de mon voisinage. À peine eus-je un peu de gorge, que mes amants me la prenaient, elle a crû dans leurs mains, comme la rose s’épanouit aux larmes humides de l’aurore. Ma mère était une bonne Picarde, elle criait lorsqu’on me chiffonnait : « Messieurs, ne cassez point la croix. » J’avais une petite croix d’or, elle pendait un peu plus bas que ma gorge ; c’étaient les limites qu’elle avait prescrites à la pétulance de mes amants.

Un jeune peintre me plut, il possédait les bonnes grâces de ma mère, je n’osai le rendre heureux, ma mère m’avait toujours recommandé de ne jamais permettre d’aller plus loin que ma croix. « Si tu t’avises, me disait-elle, de laisser toucher un quart de doigt plus bas, le diable te tordra le cou. » La crainte du diable est toute la religion qu’on nous inspire dans notre province ; j’avais peur de lui, j’aimais le peintre, j’étudiai les moyens de tromper le premier.

Pour dépayser l’esprit malin, je m’avisai un soir d’attacher ma croix à un si long ruban, qu’elle pendait presque sur les boucles de mes souliers. Mon amant fut surpris de ne plus trouver la résistance ordinaire, je livrai à sa volonté ce que j’avais défendu vaillamment. La timidité l’empêcha de profiter de l’heure du berger.


Dulaurens - Imirce, ou la Fille de la nature, 1922 - Illustrations
Dulaurens - Imirce, ou la Fille de la nature, 1922 - Illustrations

Un soir, un abbé amena un jeune officier ; ma figure plut au dernier. L’habit de militaire et ses grâces me flattèrent davantage que l’air lugubre d’une soutane et les cheveux courts d’un tonsuré. L’officier, voyant prendre au jeune abbé certaines libertés gallicanes était trop galant homme, trop susceptible du bon exemple pour ne pas l’imiter ; il vint me caresser avec une volupté que je n’avais pas encore sentie ; je lui dis à l’oreille de venir souvent à la maison, il me promit de revenir aussitôt qu’il serait débarrassé de son compagnon. « Ne manquez pas, lui dis-je, j’irai mettre mon grand ruban. »

Le militaire ne plaisait point à ma mère, elle craignait qu’il n’écartât ses pratiques, elle avait raison, le hausse-col et le petit collet ne militent point ensemble. Nous cherchions les moyens d’être un moment libres ; ma mère ne nous quittait point, je me creusais la tête pour trouver l’occasion d’être seule avec mon nouvel amant ; heureusement j’entendis crier la lanterne magique. Je demandai à ma bonne mère si elle avait vu cette curiosité. « Non, depuis longtemps je désire de la voir. » Mon amant fit appeler le Savoyard, il entra, on éteignit les chandelles, le ramoneur montra sa curiosité.

Ma mère, les yeux collés sur les beautés de la lanterne magique, nous laissa le loisir de satisfaire à l’aise notre passion, et dans le moment que le Savoyard criait dans son baragouin : « Eh, voyez-vous le roi Salomon avec son nez à pain de sucre, et ses cheveux couleur de poil de carotte ! » Dans ce moment, dis-je, je perdis mon pucelage. Jamais fille ne le perdit avec tant de plaisir. L’officier enchanté admirait mon industrie.

Les générosités de mon amant gagnèrent l’amitié de ma mère ; elle enferma le loup dans la bergerie, lui donna une chambre dans la maison ; nous vécûmes deux mois ensemble. Le temps d’entrer en campagne étant arrivé, Dupéronville ne pouvait s’arracher de mes bras ; la bonté de mon cœur, mes caresses toujours renaissantes, mon imagination, occupée de lui rendre les plaisirs toujours nouveaux, l’avaient fixé. Pour me ravir aux vœux du clergé, il me proposa de me mener en campagne ; j’acceptai la proposition. Nous partîmes un matin de Saint-Quentin, et nous arrivâmes le même jour à Bouchain.

La femme de l’auberge, voyant descendre un jeune officier et une petite fille mise en simple bourgeoise, demande à mon amant comment il comptait s’arranger pour le coucher. « Dans un lit, lui dit-il. — Avec qui, s’il vous plaît ? — Plaisante question, avec ma femme. — Quoi ! cette petite fille ! — Comment, petite fille, répondis-je à l’hôtesse d’un ton un peu haut, vous êtes une insolente de me traiter de petite fille ; je suis bien pour vous la femme de monsieur ! — Oui, cela peut être pour quelques nuits. » Mon prétendu mari fit tapage, l’hôtesse ne s’en épouvanta point, et nous dit avec un grand sang-froid : « Monsieur le Capitaine, soutenez votre jeunesse, on peut accommoder la chose ; Madame votre épouse couchera dans une chambre sur le devant, et vous dans l’appartement sur la cour : vous n’aurez pas peur de vous échauder ; cet arrangement vous plaît-il ? »

Cette femme était impertinente de séparer ce que l’amour avait joint ; elle croyait sans doute qu’un curé de village valait mieux qu’un dieu pour unir les cœurs ; les Flamandes ont des préjugés. Nous sortîmes de cette auberge, nous allâmes dans une autre, ce fut la même scène ; nous parcourûmes toutes celles de ce maudit Bouchain, pas un hôte ne voulut me laisser coucher avec mon mari ; nous fûmes obligés, à la fin, de prendre deux logements différents.

Nous arrivâmes le lendemain à Mons, la chaise m’avait fatiguée ; mon amant, pour me mener plus doucement, la troqua contre une autre, garnie de deux bons matelas. Nous nous mîmes entre deux draps dans cette voiture commode, et nous partîmes pour Bruxelles. La douce agitation de la berline nous excitait au plaisir, je voyageais dans les bras de mon amant, qu’ils étaient délicieux ! mon cœur, tendrement agité, semblait s’avancer sur mes lèvres ; les fonctions de mon âme étaient suspendues pour laisser à mes sens savourer la volupté. Un sommeil tendre et tranquille succédait à ces ravissements. Un rêve aussi séduisant que le plaisir que j’avais goûté continuait d’enchaîner mon âme, et le réveil me replongeait dans une nouvelle mer de délices.

À cinq heures, nous fûmes à Bruxelles ; mon amant, rempli de sa passion, ne songeait pas que nous étions déjà dans cette ville. Dans le milieu d’une rue, il se mit encore à me donner des preuves de sa tendresse ; nous fûmes pris en flagrant délit : notre postillon, obligé de détourner pour un enterrement qui avançait de notre côté, passa sur des pierres amoncelées dans un endroit où l’on pavait ; la vitesse dont nous allions, le choc que notre vieille berline donna en retombant brisa le train de devant ; l’impériale se démonta et le suivit ; les couvertures s’en allèrent de compagnie, mon jupon d’étamine tomba d’un côté, mes souliers plats de l’autre, et le chevalier se trouva sur moi avec le derrière en l’air.

L’accident arriva si subitement que nous nous trouvâmes sans le savoir en face de l’enterrement ; le tableau et un cri que je jetai excitèrent les ris des spectateurs. Le valet du chevalier vint heureusement à notre secours ; il jeta les couvertures sur nous. Mon amant, impatient, se leva, prit sa robe de chambre, sauta à terre, en demandant où était l’auberge ; il s’en trouvait une heureusement à deux pas ; il me fit transporter, enveloppée dans les matelas.

Deux officiers de la connaissance du chevalier s’étaient avancés aux huées de la populace ; ils reconnurent leur ami : « Ah ! bonjour, notre cher ! sois le bien arrivé ! tes malheurs découvrent tes bonnes fortunes. » Dupéronville fut désespéré de cette rencontre : mes souliers plats et mon petit jupon mince occasionnèrent mille impertinences, que ces messieurs débitèrent avec la volubilité d’un gascon. « Il nous paraît, chevalier, que tu n’es pas tracassier sur la chaussure, voilà qui est élégant… Ta nymphe est de bon acabit, tu trouves les bonnes fortunes sur les grands chemins, comme les pierres… Fais-nous voir ton adorable ! » Dupéronville, distrait par les ordres qu’il donnait, ou peut-être encore étourdi de l’aventure, n’écoutait pas leurs propos. Comme il retournait à l’auberge, un des officiers prit mon petit jupon au bout de sa canne et criait dans la rue : « Chevalier, voilà le jupon de ta belle ! garde-toi de le chiffonner, plie cela proprement… tu donnes furieusement dans les décorations ! »

Ces messieurs vinrent à l’auberge, voulurent me voir ; mon amant m’avait enfermée dans une chambre. Il s’opposa à leurs efforts, ils recommencèrent leurs plaisanteries. « Comment, mon cher, tu priveras cruellement nos yeux du spectacle de ta belle ? — Riez, messieurs, donnez carrière à votre belle imagination, vous êtes des crânes, vous persiflez, vous vexez les gens sans savoir comment ni pourquoi, si vous connaissiez la dame… — Ah ! chevalier, nous avons vu son jupon, le goût est divin, nous sommes persuadés que quelque magicien de tes ennemis aura métamorphosé ta Dulcinée, comme celle du chevalier de la Manche… Allons, fais donc les choses généreusement ; montre-nous cette princesse de Toboso. »

Les sarcasmes ne finissaient pas ; ces plaisanteries allaient peut-être se terminer par se couper la gorge ; il faut peu de chose pour échauffer notre jeunesse pétulante. Dupéronville prit le parti de plaisanter avec ses camarades. « Oui, messieurs, vous êtes des connaisseurs ; c’est une fille que j’ai trouvée sur le grand chemin, venez en prendre votre part ce soir, je vous prie au souper. »

Les officiers sortis, mon amant envoya chercher une marchande de modes ; en moins de deux heures, elle trouva ce qu’il fallait pour m’habiller. Le chevalier fut surpris des grâces que la parure me donnait. L’heure du souper vint, ses amis se firent annoncer ; mon amant alla à leur rencontre, et leur dit d’un ton plaisant : « J’ai vaincu enfin le Parafaragaramus qui enchantait ma maîtresse ; vous allez la voir dans tout son éclat ; avant, il faut vous avertir que le malheureux magicien vous en voulait à cause de notre amitié ; il a fait avec moi le marché de Sancho ; il vous en coûtera cinq cents coups d’étrivières : j’ai marchandé, ma tendresse ni mon éloquence n’ont pu rien diminuer, le sorcier est un possédé ; il n’a qu’un mot ; mais deux cent cinquante coups d’étrivières à chacun, quelle misère ! vous êtes trop généreux, trop galants pour refuser votre derrière à une princesse infortunée ». Après beaucoup de plaisanteries, le chevalier me présenta à ses amis, ils furent éblouis de ma figure. J’avais un négligé couleur de rose, garni de blondes, il m’allait à merveille.


Dulaurens - Imirce, ou la Fille de la nature, 1922 - Illustrations
Dulaurens - Imirce, ou la Fille de la nature, 1922 - Illustrations

Ces messieurs firent des compliments à Dupéronville sur sa conquête, me dirent mille jolies choses, et avaient bien envie de m’en faire, si j’avais été disposée à les recevoir. Le souper se passa gaîment, j’eus toute la table plus d’esprit qu’à mon ordinaire ; quand une femme a de la figure, elle n’a pas besoin d’un grand génie pour plaire aux hommes. Nous restâmes dix jours à Bruxelles. Dupéronville me mena à l’armée où j’arrivai habillée en homme.

Je m’amusai au camp, rien ne nous manquait ; notre armée était à croquer, les officiers étaient charmants, ils raisonnaient profondément sur la friture en aile de pigeon, le crêpé et les filles de la Montigny. Ils étaient partis dans le dessein d’aller déjeuner en Prusse : à peine furent-ils arrivés à Gueldres, à Clèves, qu’ils demandaient où était la porte de Berlin. Cette fantaisie d’aller déjeuner si loin leur a duré cinq à six ans, et, depuis, cette envie leur a passé.

Nous avions, à l’armée, tous les secours qui mènent à la gloire et à la vertu. Les livres ne nous manquaient point ; mon amant avait une bibliothèque choisie, nous puisions dans les bonnes sources, nous avions Thérèse philosophe[1], la Pucelle, le Sopha, Dom Loyola, le Portier des Chartreux, l’Aloysia, le prince Apprius, Margot la ravaudeuse, le Pénitent converti, la Comtesse d’Olonne, l’Ode à Priape, et l’Épître à Uranie, le saint catéchisme de cette jeunesse dissipée.

La lecture de ces brochures entretenait un feu avide dans notre âme ; nous répétions avec le chevalier les tableaux, les attitudes que nous trouvions dans ces livres ; nos plaisirs, variés sur ceux que les autres avaient peints dans ces ouvrages, nous les rendaient toujours nouveaux ; nous trouvions maussades et vilains ces bourgeois unis, qui font naturellement des enfants à leurs femmes, comme un boulanger fait un pain.

L’amour n’est que dans l’imagination ; la répétition des actes amoureux émousse le plaisir. Loin de condamner des livres si utiles à l’humanité, les gens mariés devraient en nourrir leur esprit, l’imagination les seconderait mieux ; souvent l’indécence d’une peinture ouvre des valvules qui ne se seraient jamais ouvertes sans l’impression de l’image. Ce qui anime la nature doit être cher aux hommes. Si l’imagination de voir des houris aux yeux bleus dans le paradis de Mahomet, engage certains derviches à mener une vie si austère, que ne doivent pas faire sur l’esprit et sur le cœur des tableaux plus délicieux que des yeux bleus, qui ne sont que des promesses de vie future.

Les dangers auxquels j’étais exposée à l’armée, la faiblesse de ma santé, ma grossesse qui avançait, obligèrent Dupéronville à m’envoyer le reste de la campagne à Louvain, où j’accouchai, avant terme, d’un enfant mort. Dès que je fus rétablie, je fis la connaissance d’un étudiant qui venait boire dans mon auberge.

L’étudiant était un sot, comme le sont tous les écoliers de Louvain ; il fut quinze jours à me rendre des soins sans avoir la moindre idée d’être un peu entreprenant ; j’eus beau me décolleter, affecter des airs penchés, ces dépenses ne me conciliaient pas la bienveillance de mon benêt d’amoureux ; ses entretiens roulaient toujours sur sa famille, dont il disait tout le bien possible ; sa marraine faisait de grandes charités aux Capucins ; son père avait acheté une maison dans la petite rue des Longs-Chariots à Bruxelles. Il savait son catéchisme comme un maître de pension, me parlait sans cesse d’Aristote, voulait m’apprendre le latin ; les premiers mots qu’il m’apprit furent, vis ne accipere aquam thé ? il m’assurait sur sa conscience que cela voulait dire : Voulez-vous prendre du thé ?

Depuis un mois que ses conversations me rafraîchissaient, je n’avais point désespéré de vaincre l’innocence de mon amant ; sa figure était plate, mais elle me plaisait. Un matin que ses mains étaient engourdies de froid, je les réchauffais dans les miennes ; et pour dégeler plutôt la totalité de mon amoureux, j’en posai une sur la gorge ; il la retira subitement, fit un signe de croix, ôta son chapeau, se mit à genoux, et récita tout haut une oraison à son ange gardien. Cette simplicité me fit rire, je ne pensais pas qu’il devait tant intéresser son bon ange pour avoir effleuré si légèrement une belle gorge. Voulant le tranquilliser sur le chapitre de son ange gardien, je lui dis que ces petites misères n’étaient point des crimes ; il ne voulut point m’entendre, il courut tremper ses mains dans l’eau bénite.

Ce nigaud fut remplacé heureusement par un jeune employé. Du premier coup d’œil, il vit que j’étais une fille du monde ; un soir il m’aborda, et me dit d’un ton respectueux : « Une femme de condition, madame, doit bien s’ennuyer dans un pays latin ; quel séjour ! pour dissiper les inquiétudes que donne un mari au service, je serais flatté de vous faire ma cour. » Je voulus soutenir la grandeur que sa malice m’avait prodiguée, le drôle m’avait tendu le piège avec trop d’adresse pour que je ne fusse pas prise. Sans me fatiguer en compliments, je le fis monter chez moi ; il ne tarda point à devenir entreprenant ; je ne fis point d’efforts, j’ai l’âme bonne, je ne sonnai pas, je n’appelai point mes femmes ; « ces finissez donc… l’honneur… comment ! vous êtes dangereux…, pour qui me prenez-vous, une femme de ma condition… » j’aurais pu articuler ces phrases, les préliminaires me parurent inutiles ; il y a trop de vide dans ce verbiage ; on ne s’en sert que pour avoir une contenance, et cela nous tient lieu d’une vertu qui s’échappe. Je ne voulais point aussi reculer un instant que j’enviais, j’avais pour principe que le plaisir est trop délectable pour être l’auteur du déshonneur.

L’étudiant, choqué des visites de l’employé, prit de l’humeur comme un grand garçon. Un jour, sans faire attention aux égards qu’il me devait, il entra brusquement chez moi, les deux poings sur les hanches et le nez en l’air ; il dit à l’employé : « Vous êtes un manant, monsieur, de venir chez les dames quand les autres y sont avant vous. — Que veut dire ce greluchon, répondit mon amant ? — Je ne suis pas un greluchon, je suis M. Van der Gromac, fils de M. le conseiller Van der Gromac, fils de Van der Gromac. — Eh bien, Monsieur Van der Gromac, fils de M. Van der Gromac, allez-vous en faire… — Savez-vous, répartit l’écolier, que mon père a le bras long ? — Tant mieux, il torchera plus aisément son derrière. — Savez-vous que ma chère mère est une parente à M. l’Aman de notre ville, et que vous êtes un coquin ? » L’employé perdit patience, prit l’étudiant et le jeta par la fenêtre.

Cette chute heureusement ne fut pas mortelle : le fils de M. le conseiller Van der Gromac en fut quitte pour une jambe, deux bras cassés et l’opération du trépan. Les amis du jeune homme portèrent des plaintes contre cette violence ; l’employé fut obligé de se sauver. Comme je n’étais point coupable, le recteur de l’Université de Louvain se contenta de me noter d’infamie et fit défendre ma maison aux étudiants. Je fus surprise que les prêtres de Louvain mettaient ainsi mes charmes à l’index. Je croyais qu’il n’était pas permis d’afficher et de déshonorer publiquement son prochain ; je ne connaissais pas les privilèges de l’Université de Louvain.

Quelques mois après, j’entendis le canon et le son des trompettes ; je me mis à la fenêtre, je vis passer un triomphe de collège ; je fus singulièrement étonnée quand je vis que ce charivari se faisait pour M. Van der Gromac ; il jeta les yeux sur moi, m’honora d’un grand signe de croix. Je demandai à mon hôtesse, que signifiait ce carnaval. « C’est la cérémonie du premier de Louvain. M. Van der Gromac a mérité ces honneurs, à cause de son grand esprit[2] ».

Dupéronville revint de campagne ; à peine fut-il au faubourg de Louvain qu’il fut informé de ma conduite éclatante ; il vint me la reprocher, et m’abandonna le même instant. Ce caprice était original, le chevalier avait tort, pourquoi laissait-il une jeune personne à elle-même ? Il connaissait la bonne trempe de mon âme ; les amants sont cruels de vouloir que nous ne soyons libertines que pour eux. Le mien était attaché à moi par le plaisir ; croyait-il cette chaîne assez forte pour soutenir quatre mois d’absence ? Il sera permis aux hommes de faire des maîtresses, nous ne pourrons faire des amants ! La nature et mon cœur ne se gênaient point, je n’écoutai qu’eux.

Je n’avais d’autre parti à prendre que de retourner à Saint-Quentin. Je passai à Bruxelles, je logeai à l’hôtel du Miroir ; un vieil officier du régiment de Los-Rios, en garnison dans cette ville m’offrit sa bourse et son cœur ; je n’avais d’autres ressources, je profitai de ses bontés.

À l’encolure de mon bonhomme, à sa mine étique, je vis bien que la décoration de mon grand ruban était inutile. Mon vieux se mit en quatre pour me donner des signes de sa tendresse, son esprit ne pouvait s’ouvrir ; il ne l’avait cependant point dur, mais l’âge avait un peu brouillé sa conception. « Ciel, disait-il (il était dévot), si je pouvais lui… je promets vingt m… es…… aux trépassés » ; malgré son vœu, et peut-être l’image de l’ex-voto qu’il aurait fait peindre, il ne put rien, exactement rien. Pour pallier son impuissance, il me promit des merveilles pour le lendemain ; il se prépara la veille par des restaurants, le matin par trois tasses de chocolat ; à quatre heures après-midi, moment de l’exécution, il fallut monter sur le lit de douleur.

Mon athlète fit de grands efforts, et ne fit rien ; il me berça d’histoires et de contes d’aiguillettes[3] : c’était un bon Flamand ; il croyait encore aux sorciers, et à bien d’autres choses ; son impuissance m’indisposa. Les femmes, par une fureur inconcevable de parler, disent que la bagatelle n’est pas ce qui les occupe ; à les croire, elles préfèrent la sagesse et la tranquillité d’un amant ; les femmes mentent ; mon vieillard était sage et tranquille, me faisait du bien, je le haïssais, cette froideur était le langage de la nature.

J’étais comme Suzanne, tentée par les vieillards. Un vieux major de la citadelle de Lille s’amouracha de moi ; il était Français, me parla avec tant d’amitié et de bon sens, qu’il gagna mon cœur ; je le suivis à Lille, où un rhume dangereux l’obligea de se mettre au lit. Il fut six semaines malade, je lui donnai des soins inexprimables ; de tous mes amants, c’est celui que j’ai le plus aimé. Malgré mes soins, le major mourut ; au lit de la mort, il me dit : « Ma chère Babet, je veux vous donner des conseils ; vous êtes jolie, vous êtes jeune, vous pouvez tomber en de mauvaises mains, et, sans expérience, être dupe de votre bon cœur. Votre caractère, aisé à connaître, est un fonds de bonté, de complaisance et de sensibilité, qui ne vous permet point de refuser personne ; vous proposer de prendre actuellement un mari, le mariage n’est point une chaîne assez forte pour retenir la violence de votre tempérament ; il faut que la nature ait son cours, que l’âge mûrisse votre cœur. Je vous conseille de vous placer à la comédie : les tracasseries du théâtre, la multitude des amants vous excéderont ; ce n’est que par l’excès que vous apprendrez à roidir votre cœur ; voilà une bourse de deux cents louis, une montre d’or et deux diamants ; c’est tout mon bien, je vous le donne. »

J’embrassai, les yeux mouillés, mon bienfaiteur ; je refusai les présents, il me força de les prendre. Ce bon militaire ôta son bonnet ; levant les mains au ciel, il fit cette prière : « Ô toi ! qui es tout ce qui n’est point matière, être pour qui mon cœur a toujours été rempli du plus profond respect, tu m’as fait, je ne cherche point à pénétrer les raisons qui t’ont porté à former des créatures qui sentent, que tu as rendues capables de te connaître, et que tu prives après de l’existence. Ma longue carrière est l’effet de cette cause première, qui anima l’univers. Le cadre, qui résiste plus longtemps que la rose, est ton ouvrage comme elle ; et si l’une tombe devant l’autre, c’est un ordre de ta volonté. Je vois le dernier moment d’un beau jour, qui a commencé pour finir. Si tu demandes à l’homme un compte exact de ses actions j’ai respecté les êtres formés à mon image, je les ai aimés, parce que tu les aimais. »

Mon amant ayant fini sa prière, expira ; mes cris firent accourir la maison ; j’étais collée sur le cadavre, je l’arrosais de mes larmes, je baisais son sein, je semblais embrasser sa belle âme, qui venait d’en sortir ; jamais mon cœur n’avait été si sensible et si tendre ; on voulait m’arracher de mon ami, les efforts furent longtemps inutiles ; je ne pouvais m’éloigner des restes d’un homme dont le cœur était si admirable.

Je songeai à profiter des bons conseils de mon vieux militaire. Je fis venir un maître de danse, c’était un jeune homme fort sot, plein de fatuité et d’amour-propre ; il fut ému en me voyant ; je sentis pour lui une horreur que les hommes ne m’avaient point encore inspirée ; son air suffisant me choquait, cet air ne va pas à certaines gens, il allait au plus mal à M. l’Entrechat. Cet homme, flatté de ma figure, me fit la grâce de me dire d’un ton de protection qu’il déploierait ses talents pour me bien tourner, me donner des attitudes, un port de corps qui feraient plaisir. Nous convînmes de dix écus par mois. M. l’Entrechat me donna leçon.

MM. les maîtres de la danse font les faquins, et donnent le ton : celui-ci voulut s’émanciper ; je lui dis : « Monsieur le marchand de cabrioles, les femmes de condition ne se laissent point patiner par un mâtin comme vous ». Le compliment l’assomma ; mais comme il était sot, il revint bientôt à lui-même, continua la leçon. À chaque pas, il me félicitait ; ses compliments étaient aussi bêtes que lui ; l’air avec lequel il les débitait, les rendait encore plus maussades. La leçon finie, il me dit : « Madame fera une bonne danseuse ; les talents de l’art proportionnés à la jambe de Madame, et la légéreté de Madame, d’accord avec l’oreille de Madame, feront… » J’interrompis M. de l’Entrechat, et je lui dis : « Madame vous assure, monsieur, que vous êtes un sot ». — Cela vous plaît à dire, c’est une grâce que Madame me fait » ; il se mit à rire.

Quelques jours après, il sut que je me destinais au théâtre ; et s’imaginant qu’un maître de danse pouvait aspirer à la main d’une figurante, il me députa un certain maître Ambroise Tirefort. Cet homme entra chez moi en habit de gala, où il paraissait fort gêné de ses bras, qui par un certain respect pour sa casaque, étaient écartés et un peu en l’air, comme les anses d’un pot ; une longue cravate lui pendait sur les genoux ; une perruque poudrée à fond, endimanchait furieusement sa personne ; on voyait au centre de ce riche gazon, briller la circonférence d’une tonsure, que le sensible Ambroise avait laissée, pour conserver le tendre souvenir du chanoine qui lui avait fait ce présent.

Maître Ambroise se fit annoncer pour le père de M. l’Entrechat. En entrant, je lui dis : « Monsieur, est-ce que votre fils est malade ? donnez-vous la leçon à sa place ? — Non, Madame, je n’ai pas l’honneur d’être maître de danse, je suis le bonhomme Ambroise, à votre service — Ah bien, monsieur le bonhomme Ambroise, à mon service qu’y a-t-il ? — Comme la beauté, madame, est une belle chose, et qu’une belle chose a son mérite, mon fils, amoureux de votre mérite, serait aise de se marier avec vous : c’est mon garçon ; ce n’est point qu’il est mon fils, mais c’est un esprit énorme. Dès l’âge de quatorze ans, il dansait comme un Cicéron, savait la musique comme une peinture, jouait tout seul sur le violon à livre ouvert des da capo. — Je suis persuadée, Monsieur Ambroise, des grands talents de M. votre fils, et très flattée de l’offre de sa main ; je ne veux pas me marier. — Est-ce que vous craignez, madame, d’entrer dans notre famille ? Grâce au Seigneur personne de nos gens n’a été pendu, je suis connu de nos échevins ; c’est moi qui ai l’honneur de réparer les brèches de la chaussure humaine. — Je ne doute pas, monsieur Ambroise, que je ne fasse une très forte alliance en me jetant dans votre famille ; la connaissance de vos échevins[4] me chatouillerait

infiniment, mais je ne veux point de mariage. » M. Tirefort ne voulut pas trop me presser pour une première ambassade ; il me tira sa révérence ; je vis qu’il n’avait point appris à danser.

L’amour de M. l’Entrechat hâta mes progrès dans l’art de la danse. Cet animal, toujours bercé de l’idée de s’unir à moi, redoublait ses soins. Les mauvais traitements ne le guérissaient pas de la maladie de m’épouser ; pour réussir, il employa les moyens les plus efficaces à se faire détester. Un matin sa mère entra brusquement chez moi, m’aborda d’un air familier, et me dit : « Eh bien ! madame, quand finirez-vous avec notre fils Jacques ? » Comme je ne connaissais pas cette femme, ni le nom de baptême de mon maître de danse. J’avançai. « Que dites-vous, ma bonne ? — Bon, bon, madame, ne faites point la dissimulée, nous savons que vous aimez Jacques ? — Qui est-ce Jacques ? — Vous voulez rire, madame ? — Qui est-ce donc ce Jacques ? Voyez… — Eh Jacques ? c’est Jacques que vous savez bien. — Vous m’impatientez ; dites-moi donc qui est ce Jacques ? — C’est notre garçon. — Et qui est votre garçon ? — C’est Jacques ! » — Eh bien, cette bégueule ne s’expliquera-t-elle point ; je me mis en colère ; enfin, après un quart d’heure et mille Jacques répétés, elle me dit que son fils Jacques était mon maître de danse. « Non, madame, lui dis-je alors ; je ne veux pas me marier, surtout avec votre fils Jacques ; sa fatuité m’excède. — Ah ! madame, il ne faut pas mépriser notre famille ; savez-vous que j’ai un cousin frère récollet[5] ; c’est mon cousin germain, enfant de père et mère. — Non, ma bonne, je ne vous méprise pas, je ne veux point me marier. — J’espère que le Ciel vous touchera : notre homme a déjà commencé une neuvaine à Notre-Dame de la Treille et demain je ferai dire, s’il plaît à Dieu, une messe à M. saint Antoine. — Ah ! gardez-vous en bien, mille saints Antoine ne me forceraient point au mariage. — Ah ! me dit-elle en s’en allant, les saints sont plus forts que les hommes ! »

Le lendemain je m’expliquai sérieusement à mon maître de danse ; je lui défendis d’envoyer de pareilles ambassades, que je ne voulais pas me marier, que sa bêtise me le rendait haïssable. « Madame, ne vous fâchez point, le cœur vous changera. — Non assurément, mon cœur s’en gardera. » Il me donna leçon ; l’après-midi mon hôtesse vint m’annoncer avec un air extasié la visite du provincial des Récollets, et du frère Luc, le cousin à MM. Tirefort ; ces figures m’ennuyèrent pendant deux heures, me parlèrent de l’avantage d’épouser mon maître de danse, et me quittèrent fort mécontents de n’avoir pu réussir.

Deux heures après le départ de ces capuchons, mon maître de danse, M. Ambroise, Mme Tirefort et Jacquette leur fille entrèrent chez moi. Excédée de ces physionomies accablantes, je payai mon maître, et le priai de sortir à l’instant de chez moi. « Comment, le révérend père provincial, me dit Mme Tirefort, n’a rien gagné sur vous ? mon cousin germain le frère Luc ne vous a point touchée pour Jacques ? voilà le premier affront qu’on a fait à des gens comme nous, qui payons le monde… grâces au Ciel, nous pouvons aller la tête levée dans tout Lille. — Allez, Madame, aller lever la tête dans la rue, vous m’anéantissez. » Cette femme se mit en colère, me lâcha mille sottises. « Voici là une petite merde-en-cul qui fait la renchérie ; c’était justement pour elle qu’un maître à danser comme notre fils était fait… ça contrefait la Madame, c’est peut-être une garce… — S’il vous plaît, lui dis-je, ne m’insultez pas chez moi. — Ne v’la-t-il point un quelque chose de rare, ne l’insultez pas !… un chien regarde bien un Évêque assis sur son cul ». Sa fille se mit de la partie. « Venez voir ! criait-elle ; ne semble-t-il pas que le père des filles soit mort ! mon frère est un sot de s’amouracher de cette mijaurée, ne v’la-t-il pas une belle Mme de Bran ? cela est fier comme une lettre de change d’un sol ; et elle serait trop honorée d’entrer dans notre famille… Jacques serait bien avancé avec ça, ce serait un ménage arrangé comme quatre putains dans un fiacre, ou des coups de poings sur la tête d’une gueuse. »

Le lendemain de cette belle scène, je me présentai à la comédie où je fus reçue pour figurante. Je changeai de logement ; en entrant dans ma nouvelle demeure, on me remit une lettre cachetée de noir, le papier était orné d’une bordure de même couleur. Le porteur attendait la réponse ; je lus :

Madame,

Tantôt je veux me jeter dans la rivière, tantôt dans un puits, l’instant d’après terminer ma carrière par un coup de pistolet. Après les plus belles combinaisons, je suis déterminé à me pendre ce soir vis-à-vis de vos fenêtres. Le jour tombe, je vous prie de m’envoyer votre désespoir couleur de rose. Je me recommande à vos prières. Je suis votre tendre amant, le désespéré feu Jacques Tirefort de l’Entrechat.

La missive m’impatienta et me fit rire ; je remis au porteur une corde, qui avait servi à lier mes coffres ; elle me sembla propre à l’usage que voulait en faire mon maître de danse. Je chargeai le commissionnaire de lui dire que le sacrifice me serait agréable, que je le priais d’en hâter l’exécution, et que j’attendais avec impatience d’être débarrassée de ses poursuites.

Je figurais depuis huit jours avec l’applaudissement du public. Un officier, dont je fis la conquête, me mit dans un état pitoyable. Je confiai ma situation à une actrice ; elle porta un froid mortel dans mon âme, lorsqu’elle m’apprit la nature de mon mal. Je n’avais encore cueilli que les roses d’Amathonte ; le chiendent, le poison et le vert de gris étaient au fond de la boîte à Pandore.

Mon début m’avait attiré quantité de soupirants ; je refusai les avantages qu’ils voulaient me faire ; et dans la crainte de leur communiquer mon mal, je bornai mes faveurs aux nouvelles à la main. J’acquis tant de réputation dans ce métier, qu’à un écu par jour, je gagnai deux cents livres par jour. Mon bureau s’ouvrait à dix heures du matin, se fermait à quatre ; après la comédie, j’allais en ville, où j’avais des pratiques à un louis. J’amassai trente mille livres dans huit mois.

Mes compagnes s’aperçurent de mon commerce ; elles s’ingérèrent d’avoir aussi des bureaux ; comme le soleil luit pour tout le monde, elles m’enlevèrent des pratiques. Ma fatale maladie commençait à m’altérer le teint. Je partis pour Paris, où, dans six semaines, je fus guérie radicalement.

J’étais logée à l’hôtel d’Harcourt, rue de la Harpe ; un poète y occupait un cabinet qui touchait au grenier. Cet homme devint subitement amoureux, il me crut une vestale ; comme la place vaquait, en attendant, je m’amusai du rimeur ; il vint me déclarer poétiquement sa passion par ces vers d’Orosmane à Zaïre :

Je sais vous estimer autant que je vous aime ;
Et sur votre vertu me fier à vous-même.

M. de l’Hiatus avait tort de se fier à ma vertu ; ces messieurs peignent toujours en grand les petites choses ; je crus qu’il ne fallait point démentir le Parnasse. Je fis quelque temps la sévère. L’auteur composa des logogriphes sur mon nom Férie, mit tous mes charmes en chanson, la plupart sur l’air, Le monde pue comme charogne ; il n’y a que mon J*** qui ait l’odeur bonne. Dans les pièces qu’il composait en mon honneur et gloire, j’avais toujours la fraîcheur du matin, l’éclat de l’aurore, la blancheur du jasmin ; il fourrait dans ses compliments je ne sais combien de dieux et de déesses, qu’il apostrophait exprès, disait-il, pour me rendre plus belle. Cet animal m’amusait ; pour couronner ses bouts-rimés, je consentis à lui accorder ce qu’il me demandait depuis si longtemps en vers et en prose. Quand il vint au dénouement, il me fit peur ; je crus qu’il allait m’exorciser ; il s’avisa, étant sur ma bergère, d’élever les yeux et les mains au ciel, en s’écriant avec enthousiasme : « Dieux enivrez-vous de votre nectar ! mais jalousez mon bonheur ; vous n’êtes point aussi heureux que moi ; ne m’offrez point votre coupe sacrée, je vais boire dans une coupe enchantée, préférable à la vôtre. »

Ce galimatias irrita sans doute les dieux ; mon poète ne put rien faire, il avait l’air d’un énergumène qui cherche une rime. Fatiguée de ses efforts humiliants, je me levai, il se jeta à mes genoux et me dit : « Ma chère Babet, n’attribuez pas au défaut de ma flamme l’état impuissant où je viens de me trouver ; le Ténare, ou plutôt la chaste Minerve, a rendu mes efforts inutiles ; il a fallu sans doute toute la puissance des dieux pour produire une chute aussi éclatante ; ah ! déesse, reprends ta vertu et laisse-moi mes plaisirs. »

Après cette tirade poétique, je demandai à l’auteur s’il avait dîné ; il détourna d’abord la question et m’avoua enfin qu’il n’avait pas mangé depuis deux jours. « Eh ! ne criez donc pas tant contre les dieux ; dans les combats de l’amour, les estomacs à jeun ne réussissent pas. » Je fis apporter à dîner, je donnai ma table au poète, et dès qu’il eut pris de bonnes nourritures il fut un hercule.

Je fis la conquête de la Toison d’or par la connaissance d’un fermier général. Une pourvoyeuse me présenta au publicain ; il prit feu en me voyant. « Maman, dit-il à son intendante, cette fille est de mon goût ; mademoiselle, je vous prends à bail, comme les fermes du Roi. » Le Crésus me fit monter dans sa voiture, me conduisit dans une petite maison agréable ; nous soupâmes voluptueusement ; le lendemain, il me combla de présents, de bijoux, j’eus un équipage galant, des laquais et une maison parfaitement montée.

J’ignorais encore l’être de mon nouvel amant ; je ne pouvais comprendre comment un homme était assez sot de faire tant de dépenses pour une chose dont je n’avais jamais fait de cas ; je demandai à mon laquais si cet homme n’était pas l’empereur des Turcs. « Non, madame, il n’est ni Turc ni Chrétien, c’est un fermier général. — Qu’est-ce qu’un fermier général ? — C’est une machine lourdement organisée, qui contente ses caprices, parce qu’elle a de l’or. Ces seigneurs sont ordinairement des faquins ; ils ont commencé comme moi. » Comme je ne connaissais pas les fermes du Roi, je demandai ce que c’était que les fermes. « C’est un bail où le souverain met soixante voleurs dans l’impuissance d’être jamais d’honnêtes gens. »

Je restai deux mois avec le veau d’or ; le veau s’avisa de mourir, il me laissa une maison et de l’argent : je me trouvai avec cent cinquante mille livres, sans compter ma garde-robe et mes bijoux, qui en valaient davantage. Je me disposais d’aller dans mon pays faire le bonheur d’un galant homme, quand je m’amourachai du plus indigne des mortels.

Le fils d’un manant de Picardie, allié à tous les gredins de sa paroisse, me fit la cour. Cet homme était aussi ambitieux qu’un gentilhomme de la Westphalie ; il avait trouvé sur un grand chemin une bourse de cinq cents louis, était venu à Versailles, s’était donné pour un gentilhomme picard, avait été reçu, on ne sait trop comment, chez les gardes du Roi, et quinze jours après chassé ignominieusement de ce corps pour lui en avoir imposé. La figure de M. Berlingoville m’intéressa ; il me proposa sa main, se masqua tellement, que je crus avoir trouvé une merveille ; je l’épousai : le lendemain de notre mariage il me développa son joli caractère.

Mon mari aimait le jeu, chaque jour il portait mes fonds dans quelques tripots ; trop jeune encore pour m’occuper de l’avenir, trop faible pour me raidir contre son air hautain, je le laissais prodiguer tranquillement un bien amassé sans peine.

Un soir qu’il était au jeu, on m’annonça une femme qui voulait parler à son fils Pierrot ; je démêlai dans son air rembruni quelques traits de mon gentilhomme picard. Je fus bientôt confirmée dans mes soupçons par la surprise que lui occasionna le portrait de mon mari ; elle se tourna vers son fils et sa fille, qui la suivaient, et leur dit : « Mes enfants, voilà Pierrot ! avance, Jean, regarde monsieur ton frère. — Ma mère, répondit le garçon tout ébaubi, qu’il est brave ! »

Ma belle-mère avait un jupon bigarré de vert et de jaune, un corset rouge, les manches d’une autre couleur ; sa fille avait à peu près le même uniforme, le garçon était en veste et en guêtres. La bonne femme me dit : « Vous êtes donc notre fille, cette riche Madame que Pierrot a épousée ! » La fille venait admirer mes garnitures et s’écriait : « Mon Dieu, v’là enn’ faquoi de biau ! » Le garçon me prenait la main, la maniait rudement, en disant que j’avais des beaux agniaux.

Pour faire jaser ma belle-mère, je demandai comment l’idée de venir à Paris lui était venue. « Depuis longtemps, notre bru, je désirais avoir l’honneur de voir mon fils. Un garçon de notre village, palefrenier chez un gros, nous avait écrit sur du papier blanc pour nous dire que Pierrot avait épousé une riche Madame. Comme nous allions au pèlerinage servir le miraculeux S. Quentin et faire dire une messe à l’intention de notre vache, incommodée, sans votre respect de la santé, nous trouvîmes une pièce de six francs sur le chemin, et nous avons destiné cet argent pour voir Pierrot. »

Je questionnai ma belle-mère sur l’état de son mari. « C’est un bon ouvrier, me dit-elle, il gagne ses quinze sols par jour, il fait l’août et moi la soupe ; j’ai une vache honnête et un cochon raisonnable ; je faisais valoir ça ; notre fille est une bonne fileuse, elle travaille comme un forçat ; notre garçon ouvre d’affut ; il court un peu trop après les filles, elle le prennent pour un gros hère ; tôt ou tard il faut que jeunesse se passe. »

Nous étions dans la chaleur de la conversation, lorsqu’une dame de mes amies, nommée Mme La Tour, arriva ; elle n’aimait pas la suffisance de mon époux ; malgré ses airs de grandeur, elle avait percé sa bassesse, elle entra sans se faire annoncer ; je fus mortifiée de cette rencontre. Mme La Tour aperçut dans ces villageois un air commun avec mon mari. « Je suis au désespoir, me dit-elle, ma bonne amie, d’avoir renvoyé mon carrosse ; vous me paraissez en parenté ? vous avez peut-être des objets intéressants à vous communiquer. — Hélas ! ma brave madame, répondit ma belle-mère, nous n’avons rien à nous dire que vous ne puissiez savoir ; nous sommes venus à Paris pour voir notre fils Pierrot : — Vous êtes donc, lui dit ma bonne amie, la mère de M. Berlingoville ? — Oui, madame, j’ai l’honneur d’être la propre mère de Pierrot Berlingot. Comment notre fils a-t-il allongé son nom ? Cela n’est point honnête, il ne faut jamais trahir les noms de ses père et mère. »

Mme La Tour était de ces femmes qui s’amusent de tout ; elle fit cent questions à ma belle-mère : « Cette jeune personne, lui dit-elle, en lui montrant ma belle-sœur, est-elle mariée ? — Non madame. — Comment, une grande fille comme elle ? — Il est encore assez de bonne heure, il faut trouver des marieux ; les garçons sont à la guerre, les filles restent là ; elle sont cinquante filles dans notre paroisse, elles n’ont que deux pauvres petits amoureux ; est-ce là de quoi les contenter ? — Aimeriez-vous à être mariée, dit Mme La Tour à ma belle-sœur ? — Belle demande ! oui-dà, pourvu que je trouve un garçon qui porte bien son bois[6]. — Ce grand garçon, dit Mme La Tour, est-il marié ? — Ah ! madame, répondit la bonne femme, on ne marie pas les enfants ; ce serait faire comme Hérode, égorger les innocents. — Quel âge a-t-il ? — Vingt-cinq ans. » Mme La Tour demanda à l’innocent s’il voulait être marié. — « Hé voir sans doute, je ferions ça aussi proprement qu’un autre. » Cette réponse fit rire ma bonne amie, qui se détourna, crainte d’éclater.

« M. de Berlingoville, continua Mme La Tour, nous a dit que vous étiez riche ? — On est riche assez, repartit ma belle-mère, quand on a de la probité ; nos richesses sont nos bras : nous avons biau travailler, nous tuons le bœuf pour avoir le sang ; heureux encore quand on peut manger du pain et que l’on ne doit rien à personne. — Vous avez un beau château, à ce que nous a dit monsieur votre fils ? — Comment, Pierrot se gausse comme ça ? C’est vilain de mentir, il ne faut jamais s’en faire accroire, notre châtiau est une chaumière, nous y vivons comme dans un châtiau, nous n’avons pas besoin de tant de place ; les gros seigneurs, quand ils sont morts, ne faisions point bâtir vingt ou trente appartements pour mettre leurs cadavres. Ces messieurs ne tenions pas plus de place dans la terre que des gens comme nous. »

Mme La Tour, que cette conversation divertissait, continua les questions : « Monsieur votre fils nous a dit qu’il était gentilhomme, que vous aviez dans votre chambre à manger les portraits de vos aïeux, votre arbre généalogique. — Un arbre, madame, oui vraiment, nous avons un arbre à notre porte, c’est un pommier qui porte de bons calevilles, il vaut peut-être mieux que celui. — Comment l’appelez-vous ?… l’arbre… mélancolique, qui est peut-être un arbre sauvage mal enté ? nous n’avons point de chambre à manger, nous mangeons, nous couchons dans la même chambre ; nous n’avons pas les portraits de nos pères, nous nous contentons d’être d’honnêtes gens comme eux et cela leur fait plus d’honneur que leurs portraits sur du papier. »

« Cette femme me plaît, dit Mme La Tour, son bon sens ravit le mien. »

À neuf heures, mon époux arriva avec un mousquetaire et un garde du roi ; il venait sans doute de perdre mon argent avec eux. Dès le bas de l’escalier, il appela son domestique pour lui donner plutôt des ordres, il fit passer les messieurs dans l’appartement et resta à la porte à parler à son valet ; il ne savait pas encore la bonne compagnie qui l’attendait. Dès qu’il entra, sa mère s’écria : « Eh ! bonjour, mon fils Pierrot ». Cette politesse le pétrifia, ses yeux s’égarèrent, son teint pâlit, ses jambes tremblèrent, son frère lui sauta lourdement au col, il ne le sentit point. Cette immobilité enchanta Mme La Tour ; à ce coup de théâtre, le mousquetaire et le garde du roi comprirent de quoi il était question.

Mon époux, revenu de sa surprise, dit à ses amis : « Allons souper chez la Dubuisson, madame fera les honneurs de chez moi. » Mme La Tour, qui voulait mater sa fatuité, jouir de sa confusion, assura qu’elle resterait au souper ; on m’a invitée tant de fois, que je veux avoir l’agrément de manger en famille. Les officiers dirent qu’ils feraient compagnie aux dames. La mère, piquée de la froideur de son fils, lui dit vivement : « Vous êtes bien glorieux, Pierrot ? c’est mal payer les peines que je me suis données de venir de si loin pour vous voir : comment méconnaître une mère ? » M. Pierrot répondait par monosyllabes, ne savait ce qu’il disait, tant il était accablé de honte. Il fut contraint de boire ce calice amer jusqu’à la lie ; il s’approcha froidement de sa mère, lui demanda des nouvelles de son père. « Il se porte bien, répondit cette femme ; votre oncle Berlingot, sonneur de la paroisse, a été mal, mais il va mieux ; le cousin Fiacre Plat-d’Beur a épousé la fille de la grosse Margot Lariguette ; elle était suivante chez le curé, la famille n’est pas contente de ce mariage ; on dit que Margot servait de réchaud au pasteur ; cela n’est point trop honnête pour une brave fille ». La mère, voyant le gentilhomme, son fils, s’écarter un peu, lui dit : « Croyez-vous, Pierrot, vous distinguer en affectant un air froid, rougissez-vous d’être mon fils ? hélas, pauvre aveuglé, vous vouliez vous en faire accroire, cette rencontre vous démonte, allez, vous n’avez point assez d’esprit, Paris est trop près de Saint-Quentin ; il faut être né dans un méchant village au fond de la Gascogne, pour faire le gros hère ; va, tu n’es qu’un sot, Pierrot ! » Cette épigramme enchanta la compagnie.

On se mit à table ; toute la maison de Berlingot parut neuve, elle ne savait de quel bout prendre les fourchettes. Cet air gauche démonta mon mari ; la conversation roula sur les habits ; Pierrot parla avec feu de l’élégance du sien ; sa mère le contraria et lui dit qu’elle ne le trouvait pas si biau que l’habit vert qu’il avait porté à Saint-Quentin : « Ah ! messieurs ! il était si biau, il y avait des galons bleus, des manches rouges, des boutons de drap jaune. » Mon mari affecta de se trouver mal, il quitta la table, sa mère s’en aperçut, demanda ce qui lui était survenu. « Ce n’est rien, madame, dit le mousquetaire, c’est la maladie des pâles couleurs ; monsieur votre fils n’aime plus l’assemblage du jaune et du bleu, il a purgé ce mauvais goût de province à Paris. » — « Comment, dit la Berlingot, il se fâche d’avoir porté un si bel habit ! Ça lui fait beaucoup d’honneur, il a servi chez d’honnêtes gens, il ne leur a pas fait tort d’une épingle ; y a-t-il un péché d’être domestique ? J’aime mieux un laquais honnête homme, qu’un fermier général qui nous vole. »

La compagnie s’en alla, mon mari me fit des reproches : « Vous deviez, madame, m’épargner cette scène, ne pas m’exposer aux sarcasmes de Mme La Tour ; et vous, ma mère, me prévenir de votre arrivée ; on vous aurait fait habiller ; vos hardes de campagne donnent un ridicule. » — « À qui ? » dit la bonne femme ? — À des sots. — Est-ce là ce que vous avez appris à Paris ? N’est-on respectable ici qu’avec de beaux habits ? ma tendresse vaut mieux que des habits, ils n’ont pas de sentiments ; s’il faut de beaux habits pour être considéré, on est bien bête à Paris ! dans notre village on fait attention au bon cœur et à la probité. »

La mère, indignée des manières de son fils, partit le lendemain sans nous dire un mot. Ce départ soulagea le gentilhomme, crainte d’une seconde visite, il me fit changer le même jour de quartier ; et pour ne laisser aucun souvenir de sa parenté, il renvoya les domestiques. Le jeu de M. Berlingot minait chaque jour ma fortune, mes diamants étaient perdus, mes hardes enfilaient le même chemin. Un soir, il revint de meilleure heure et me dit : « Madame, nous passerons dans le quartier Saint-Marceau ; des raisons essentielles m’obligent à ce changement. » Il me fit conduire dans une chambre garnie ; et, sous prétexte de faire voiturer mes effets, il les vendit en bloc pour un prix modique et alla jouer l’argent. Il revint à dix heures du matin, voulut dormir, il ne put fermer l’œil ; à deux heures, il sortit ; à quatre, j’appris qu’il avait été tué du côté des Invalides.

Réduite à la plus insupportable misère, je devins la maîtresse d’un cuisinier ; il prit avec moi un ton de grandeur et de majesté. Cet animal unissait à la gravité d’un Espagnol, l’insolence d’un nouveau parvenu. Son père avait été cuisinier chez un duc ; il croyait que c’était un titre pour être impertinent : ce manant avait les caprices d’un grand. « Ma pouponne, disait-il, viens me caresser ! dis-moi des douceurs ! baise-moi la main. » ? Un jour, il s’avisa de dire comme le prince Sigismond, dans la pièce de ce nom : « Pouponne, fais-moi rire ». Outrée de ses impertinences, je lui cassai la mâchoire avec un pot au lait ; il recula deux pas, et, prenant le ton majestueux d’un prélat qui va répéter une oraison funèbre, il me dit : « Ta main profane et sacrilège a offensé la majesté de ma face, tu as ému le sang de mes aïeux, surtout celui d’un père qui a travaillé dans la cuisine d’un duc ; il faut à l’instant que j’apaise leurs mânes irritées par la vengeance que je vais tirer de ton audace » : il me roua de coups, j’échappai heureusement, je sortis de Paris, je demandai mon pain dans les environs de Tours. Je restai quinze jours à Chenonceaux, où je vis l’entrée de M. l’Archevêque.

Les paysans avaient fait des préparatifs pour fêter Sa Grandeur ; et pour la recréer noblement, ils avaient appelé le sieur Bienfait, qui faisait alors danser les marionnettes dans la Touraine. Ce dernier, de concert avec les fortes têtes de Chenonceaux, arrangea l’entrée triomphante de M. de Fleury. On avait tapissé une charrette à deux roues, de tentures de lit de diverses couleurs. Le char était tiré par deux bœufs enjolivés comme celui du Mardi-Gras. On alla à la rencontre de Sa Grandeur, on la fit monter dans sa voiture. Le bailli du village se plaça derrière Monseigneur, en soutenant sur sa tête un parasol de papier vert ; Bienfait précédait le char en sonnant de la trompette. Cette pompe avait l’air de l’arrivée d’un charlatan sur une place publique ; la mine petite et mystique du prélat réchauffait infiniment cette cérémonie.

Le soir, on donna le spectacle des marionnettes à Sa Grandeur. Les paysans avaient une confrérie de Saint-Roch. Ils voulaient obtenir la permission de l’Archevêque, d’exposer le Saint Sacrement le jour du Saint. Ils s’assemblèrent pour délibérer comme on ferait la proposition au prélat. Les coqs du village décidèrent qu’il fallait agir par l’organe de Polichinelle. On appela le sieur Bienfait au conseil, on lui donna ses instructions. Le soir, il fit demander par Polichinelle la permission d’exposer le Saint Sacrement le jour de Saint-Roch. Monseigneur, avec un sérieux admirable répondit : « Très volontiers, très volontiers, je ne puis rien refuser à Polichinelle. »

Après le spectacle, M. le bailli et les échevins de Chenonceaux menèrent Bienfait et le compère de Polichinelle au cabaret. Le vin fut prodigué comme aux noces de Gamache ; on tira à cartouches sur le curé et sur la servante ; les médisances épuisées, faute d’idées, on se querella, et la fête se termina par un combat sanglant. Trois échevins de Chenonceaux restèrent sur le champ de bataille ; c’était le maréchal, le maçon et le menuisier de la paroisse. Bienfait, qui avait tous les talents, entreprit, au défaut du chirurgien, le traitement des blessés. Ces nouveaux pansements sont dignes de grossir le petit volume de M. Dendermonde.

Avant de commencer l’opération, Bienfait fit un discours succinct sur l’utilité de la matière médicale, où il prouva l’impossibilité de guérir nos maux sans la connaissance de cette partie si essentielle à la médecine. « Ne croyez pas, messieurs, dit-il, que la nature sage et libérale nous ait abandonnés au hasard sur ce globe et qu’elle ait refusé à nos climats les simples nécessaires au soulagement de nos maux ; sans courir sous un autre hémisphère, cette mère tendre et riche les a mis autour de nous, les a placés sous nos mains ; vous en allez voir la preuve victorieuse dans le pansement de ces trois blessés abandonnés à mon expérience ».

Après ce discours à demi éloquent, Bienfait pansa le maréchal, il avait un trou à la jambe : il prit des étoupes, les trempa dans l’eau où les maréchaux refroidissent leur fer, appliqua ce baume sur la blessure, et pour tenir l’emplâtre, il mit un fer à cheval qu’il lia avec la cravate du malade. L’opération faite, il se tourna vers les spectateurs, et leur dit : « Ce nouveau traitement vous paraîtra peut-être singulier, il est cependant fait dans toutes les règles de l’art ; l’eau, où les maréchaux refroidissent leur fer, est ce qu’on appelle en médecine teinture de nard ; elle est imprégnée de particules de fer, qui font le même effet que la boule d’acier. Vous voyez que la nature attentive a mis dans les boutiques des maréchaux de quoi guérir les maréchaux ».

Le maçon avait un trou à la tête, le nouveau chirurgien lui fit un cataplasme de mortier, qu’il banda d’un vieux licol de cheval, en assurant que la chaux était un caustique brûlant et merveilleux pour étancher le sang des maçons.

Le menuisier avait le bras déchiré d’un coup de couteau. Bienfait appliqua le long de la blessure une planche de sapin, qu’il lia avec du fil d’archal. « La gomme dont le sapin est rempli, disait-il, a la même vertu que le baume du Commandeur, où il entre de la gomme arabique et de l’encens ».

Ces pansements eurent le succès le plus heureux : quatre jours après, les trois échevins de Chenonceaux reprirent leur métier. Je quittai cet endroit. Je vins ici ! moment fortuné qui m’a procuré le bonheur de trouver ce qu’il y avait de plus cher au monde pour moi.

Ma fille ayant fini son histoire, je descendis chez le fermier ; je trouvai dans la cour du château un homme avec une mauvaise perruque, un habit bleu sans boutons, un sac derrière le dos ; il avait un air de bêtise et de bonté, il me demanda l’aumône : « Mon ami, lui dis-je, as-tu du pain ? — Grâces au ciel, madame, j’en trouve de toutes les couleurs ; ce qui m’embarrasse, c’est la couchée, je me repose tantôt sous un arbre, tantôt à la porte d’une église : de grâce, donnez-moi deux sols pour payer mon gîte, je prierai Dieu pour vous. — Que dis-tu ? — J’adresserai mes prières au Ciel pour la conservation de vos jours et la prospérité de votre maison. — Donne-toi garde de prier Dieu pour moi ! je le prie moi-même, je ne donne pas d’argent à personne pour faire cette commission. — Madame, le curé de votre paroisse, qui a l’âme dure comme l’enclume de votre maréchal m’a fait le même compliment, il m’a répondu qu’il était du métier, qu’il priait Dieu pour les autres. — Il a raison, il gagne plus d’argent que toi ; pourquoi fais-tu le tien sans être assuré des honoraires ? Dis-moi, quel savoir-faire as-tu ? — Je fais des livres. — Tu es donc garçon imprimeur ? — Non, je travaille pour la maculature, comme M. E… M. J… M. A… M. B… M. C… M. T… et tous ces messieurs. — Qu’est-ce que le talent de la maculature ? — La maculature, madame est cette partie de l’impression qui sert à envelopper l’autre : Par exemple, les frères Cramer à Genève, Saillant à Paris, Marc-Michel Rey à Amsterdam, Machuel à Rouen, qui sont les libraires français les plus connus de l’Europe, ont-ils quelques centaines de Voltaire, de Jean-Jacques, de Montesquieu à expédier ; ils les enveloppent avec de la maculature. — Pourquoi prends-tu la peine de composer de la maculature pour emballer les ouvrages d’autrui ? le papier blanc ne servirait-il pas également ?

« — Le papier blanc serait assurément la même chose, mais il y a des imprimeurs qui donnent malheureusement dans ce mauvais genre. Un libraire, dont le trisaïeul a eu la pensée d’être un honnête homme, a imprimé le maudit poème de la P***, ouvrage excellent pour la partie que j’entends. — Dis-moi, au lieu de barbouiller de la maculature, ne ferais-tu pas mieux de composer quelque bon livre ? — Votre idée est admirable, c’est le singe qui conseille au renard de couper sa queue ; si je travaille du bon, il faut du temps pour digérer la besogne, je ne gagnerais pas un sol. — Je ne te comprends pas ! — Daignez m’écouter, je vais me rendre intelligible.

« Un libraire est un animal dont le goût est châtré, il ne décide du mérite d’un manuscrit que par la pesanteur du papier. « Cet ouvrage, dit-il, me donnera deux volumes ; je vendrai la moitié de l’édition à des sots, parce qu’il y a naturellement plus de sots que de gens d’esprit ; par cet arrangement, j’aurai la maculature de profit ». — Je t’aime, tu me parais original… attends-moi, je passe un moment chez le fermier. »

J’allai donner des ordres à ma ferme ; je menai le mendiant à la salle. « As-tu faim, as-tu soif ? » lui dis-je. — Hélas ! madame, il y a trois ans que ces deux maladies m’étranglent. » Je fis apporter un gigot, cet homme le dévora avec un appétit incroyable ; je fis servir des fraises : ma femme de chambre examina ce gueux, le reconnut, et sauta à son col, en s’écriant : « Ah ! cher Xan-Xung ! — Ah ! chère Lucrèce ». — « Ô Ciel, dit ma femme de chambre, dans quel équipage te vois-je !… par quel hasard… mon bon ami… » Lucrèce versait des larmes. Je demandai à ce pauvre, si cette fille était sa parente. — « Non, madame, elle a seulement eu la tendresse de m’allier à sa famille. » — « Cher Xan-Xung, dit Lucrèce, en embrassant encore le mendiant, que ton sort est changé !… que j’ai pensé de fois à toi, mon cher Tranquille !… où sont ces beaux jours où tu me jurais une tendresse éternelle ? J’ai demandé partout de tes nouvelles, personne n’a pu m’apprendre où tu étais… ah ! cher ami… » Lucrèce n’était pas effrayée du triste état de ce malheureux.

Je demandai au gueux comment il avait gagné la tendresse de cette jolie fille, dont la décence et la sagesse faisaient notre admiration. « Madame, les bons cœurs sont faits pour s’aimer ». — « Ah ! dit Lucrèce en l’interrompant, son cœur est encore meilleur que le mien ; il est si bon ! S’il avait la tête comme le cœur, il serait admirable ; mais c’est un crâne, il ne songe ni à la veille ni au lendemain ; il est si bête, si distrait, si étourdi, qu’il ne sait ce qu’il dit, ce qu’il fait, ni ce qu’il écrit ; il barbouille dans une journée une brochure ; elle marche comme elle peut ; il ne prend pas la peine de la relire, il s’ennuie partout où il n’est pas, c’est le vrai portrait de l’occasion ». — « Mon ami, dis-je au mendiant, il faut songer à ta réputation. — Qu’est-ce que la réputation ? — C’est la bonne odeur de la renommée. — Hélas ! répondit-il, un gueux peut-il sentir bon ? — Tiens, au lieu de faire deux ou trois brochures, n’en fais qu’une bonne : — Cela est faisable à Paris pour un auteur qui a son dîner assuré chez un grand, un habit et des hauts-de-chausses chez un fermier quand on habille la livrée. Un auteur avec des chausses honnêtes a le temps de méditer, de limer son ouvrage. Marmontel, à qui l’État a donné quatre mille livres, pour avoir fait une tragédie enterrée, il y a quelques années, arrange géométriquement des logogriphes dans le Mercure, est obligé de donner du bon ; malgré ces quatre mille francs, le pauvre garçon a de la peine comme un autre ».

Touchée du sort de ce misérable, intéressée par les pleurs de Lucrèce, je le fis monter dans la chambre d’Ariste, je le fis habiller. Lucrèce était remplie de joie, cette bonne fille avait déjà parlé à un domestique pour l’envoyer à Tours acheter des habits à son amant. Dès que Xan-Xung fut arrangé, je le présentai au comte et à Mlle de Saint-Albin ; au souper, nous le priâmes de nous conter ses amours avec Lucrèce ; il regarda cette fille, elle rougit et se retira pour laisser la liberté à son historien.


Dulaurens - Imirce, ou la Fille de la nature, 1922 - Vignette
Dulaurens - Imirce, ou la Fille de la nature, 1922 - Vignette

  1. Mauvaise rapsodie fort mal écrite.
  2. L’Université de Louvain, où l’on enseigne encore la mauvaise logique d’Aristote, donne tous les ans quelques misérables questions à expliquer à des écoliers choisis dans ses collèges. Celui qui fait le mieux sa tâche est le premier. On le promène dans les rues comme le bœuf gras ; il est précédé de trompettes et de timbales et d’une cavalcade d’écoliers embellie de romarins. On le conduit ainsi dans la ville de sa naissance, suivi de six benêts de professeurs, que l’envie de boire et de manger conduit à sa suite ; on le reçoit au bruit du canon ; la ville lui fait présent d’un surtout de vermeil, sa maison est illuminée pendant trois jours et décorée de chronographes, où il n’y a point de sens commun. Malgré ce carillon, le premier n’est jamais qu’un sot ; témoin M. Van der Gromac. On est si lumineux, si conséquent, si éclairé dans le pays de Louvain, Bruxelles, Liège et la banlieue, qu’on ne sait point encore à quoi s’en tenir sur l’essence d’un premier de Louvain. Chaque année l’Université en fournit un ; il y en a au moins soixante dans le pays, et ces premiers depuis l’établissement de l’Université n’ont pas encore produit un livre ni rien qui puisse passer à l’immortalité.
  3. Le secret de nouer l’aiguillette, dont les anciens ont fait tant de bruit, était, dit-on, très naturel ; on s’arrangeait avec le tailleur qui faisait les habits de noces de celui qu’on voulait plaisanter ; on mettait du camphre le long de la ceinture de la culotte entre l’étoffe et la doublure. Cette gomme produisait l’impuissance : credat judœus.
  4. Deux savants échevins de cette ville disputaient souvent sur Restaut, Vaugelas et le dictionnaire assez méchant de l’Académie. Un jour, s’escrimant dans un café sur la pureté de notre langue, l’un dit : « Quand Louis XIV naqua… » ; l’autre, qui croyait mieux savoir le français, reprit son camarade, et lui dit qu’il fallait dire : « Quand Louis XIV naquut ». Cette dispute fit rire le café, depuis les deux échevins Lillois n’eurent d’autres noms, que M. Naqua et M. Naquut.
  5. Le peuple en Flandre aime beaucoup les moines ; un cousin frère cuisinier, un portier dans un couvent, illustre une famille, et rehausse une maison.
  6. Expression picarde qui veut dire un garçon bien hanché, droit et dru.