Imirce ou la Fille de la nature (éd. 1922)/03

J. Fort, éditeur (p. 47-140).

Dulaurens - Imirce, ou la Fille de la nature, 1922 - Bandeaux
Dulaurens - Imirce, ou la Fille de la nature, 1922 - Bandeaux


IMIRCE OU LA FILLE DE LA NATURE




Je suis née en France, je ne sais dans quelle province ; je n’ai connu ni père, ni mère ; mon enfance a duré vingt-deux ans : jusqu’à cet âge, je n’ai vu ni le ciel ; ni la terre. Un riche philosophe m’acheta dès les premiers jours de ma naissance, me fit élever dans une cave à sa campagne, avec un garçon du même âge. On nous avait bandé les yeux avec une machine de cuir, artistement ajustée : dans cet état, on nous apprit à chercher notre pain vers un panier qui descendait de la voûte, et notre boisson vers un grand bassin, qu’on renouvelait trois fois le jour par un mécanisme qui nous était inconnu. Lorsqu’on nous vit capables de nous aider, on mêla un arcane à l’eau, qui nous endormit profondément.

Pendant ce sommeil, on nous ôta le bandeau ; à notre réveil, nous vîmes la lumière. Notre prison était éclairée par deux lucarnes ; elles donnaient un jour assez grand pour distinguer nettement les objets. Cette cave était de pierre, cerclée de fer, et le pavé de même.

Le plaisir de ce nouvel organe m’affecta gracieusement ; il fit le même effet sur mon compagnon. La faim nous aiguillonna ; nous cherchions en tâtant celui qui nous conduisait au panier, dont la grandeur nous avait toujours paru disproportionnée à la nôtre. Nous commencions déjà à crier, lorsqu’un panier descendit de la voûte. Cet objet nous fit peur, nous reculâmes vers les extrémités de la cave. La faim continuant à nous presser, le garçon plus hardi s’approcha du panier, prit un morceau de pain, m’appela avec transport : je courus au panier ; pendant notre faim nous avions découvert l’eau.

Le lendemain, le panier vint à la même heure ; nous sautâmes dessus avec l’avidité des poules, qui dévorent précipitamment le menu grain qu’une servante de basse-cour leur apporte. Notre enfance se passa à sauter, à courir, à prendre mille attitudes ; nous avions de la joie : l’instant où elle était plus sensible était le moment du panier. Nous nous entendions déjà ; nous avions peu de mots, aussi avions-nous peu d’idées. Nos paroles sortaient du gosier, et nos termes tenaient assez du cri disgracieux de certains animaux.

Le garçon, que j’appelais Emilor, qui veut dire la force et la joie de mon être, couchait à mes côtés ; il ne me quittait pas ; ma gorge avait crû sous ses yeux. Cet objet le captivait ; il la caressait sans cesse : je me fâchais quelquefois ; ses grands ongles me blessaient ; Emilor apprit insensiblement à la toucher moins rudement ; j’en fus aise.

Mon compagnon m’accablait d’amitié ; les objets destinés à nos plaisirs étaient ceux qui nous intéressaient davantage. Nous ne cessions de nous toucher, de nous examiner ; nos cœurs purs comme le jour et nos mains innocentes ne trouvaient point déshonnêtes ces caresses naturelles. Semblables aux enfants des peuples policés, dont les préjugés n’ont pas encore altéré la tranquille candeur, on les voit entre eux jouer à la mère, se donner le fouet, parcourir avec émotion les lieux les plus secrets de leur corps. Cet instinct chez les enfants, est sans doute celui de la nature : c’était le nôtre[1].

Je donnais du trouble à Emilor, et Emilor me donnait de l’inquiétude. Il manquait quelque chose à notre bonheur ; je devenais pâle, mon amant était triste, nous étions tourmentés, nous cherchions du soulagement. Une nuit, il s’approcha plus de moi, nous nous accouplâmes sans le savoir. La douleur légère de cette opération fut payée par une ivresse délectable : mon amant me devint plus cher et je sentis que le plaisir était préférable au pain, au panier et au maître de la cave.

Je devins grosse. Les douleurs de l’enfantement ne furent pas violentes. Emilor parut sensible à mon état. J’accouchai d’un garçon. L’apparition de cette petite créature nous surprit, nous sentîmes un vif attachement pour elle. Elle ne tarda pas à chercher mon sein. J’étais couchée, la tête de mon enfant reposait sur ma gorge, comme sur un coussin doux. Emilor venait regarder à chaque instant ce fruit de nos plaisirs : il paraissait content de l’avoir fait comme lui ; et par mille baisers, il m’en témoignait sa reconnaissance.

Devenue mère, mes occupations étaient le soin de mon enfant : la nuit, quand il pleurait, son père le portait doucement à mon sein ; il partageait avec moi les travaux de son enfance. Nous étions heureux, nous comptions toujours l’être. Un matin, je m’aperçus que l’enfant était sans mouvement, nous jetâmes des cris horribles, nous ne savions pas que c’était la mort ; nous mîmes cet innocent entre nous deux pour le réchauffer et le rappeler à la vie. Quelques jours après l’infection nous obligea de l’écarter ; la puanteur augmentant, nous l’éloignâmes encore ; et ne pouvant plus soutenir l’infection du cadavre, nous le mîmes où étaient nos immondices. Chaque jour nous allions voir ce que devenait cet enfant. Une multitude d’être sortis de son corps nous surprirent ; quelque temps après, nous ne vîmes plus que les os. Cet événement nous donna de l’inquiétude ; nous ne pouvions comprendre pourquoi l’enfant était dans cet état, pourquoi il avait passé si subitement de la vie à la mort, que nous appelions la puanteur.

La connaissance de la mort altéra notre joie : un secret pressentiment semblait nous annoncer le même malheur. Nous commencions à nous communiquer nos idées, nous nous demandions depuis longtemps qui avait fait la cave ? pourquoi on avait fait la cave ? nous ne pouvions comprendre comment on avait pu la faire avec rien. L’idée que nous attachions à ce mot était que nous n’avions pas de quoi en faire une pareille. Tantôt nous nous demandions : d’où venons-nous ? que sommes-nous ? que faisons-nous ? où irons-nous ? Ces questions nous confondaient la tête.

Mon mari, plus éclairé, me disait : « Cette cave ne s’est pas faite d’elle-même ; un Emilor plus intelligent que nous l’a arrangée ; c’est sans doute celui qui fait descendre le panier. Ce que nous appelons rien, est peut-être quelque chose connu à lui seul. S’il ne se montre pas à nous, c’est qu’il n’a que faire de se montrer ; nous le connaissons assez par sa cave, son panier et son pain. Ne nous creusons donc pas la tête à chercher ce qu’il veut que nous ignorions ; nous ne pouvons pas faire une cave comme lui, vivons dans la sienne, caressons-nous et mangeons son pain. »

La mort ou la puanteur embarrassait mon époux ; la conduite du maître l’étonnait. « Cette puanteur, disait-il toujours, gâte sa cave. » Comme nous jouissions d’un peu de clarté, nous avions donné au jour le nom de l’œil du maître, à la nuit l’œil de la puanteur. Quand la dernière venait ensevelir notre prison, nous nous couchions pour signifier que la puanteur voulait que nous fussions dans l’attitude ou elle nous mettait lorsqu’elle nous attaquait ; quand le jour paraissait, nous nous tenions debout pour montrer que l’œil du maître voulait nous regarder. Mon époux avait observé l’inégalité des jours et des nuits ; elle lui fit croire que la puanteur et le maître du panier s’étaient arrangés pour faire les jours courts ou plus longs.

Un matin nous trouvâmes une rose dans le panier ; nous fûmes saisis d’admiration à ce colifichet de la nature. La bonne odeur de la rose nous fit croire qu’elle n’était pas un ouvrage de la puanteur ; nous la plaçâmes avec vénération vis-à-vis de nous, nous nous mîmes ventre à terre pour savourer son baume délicieux. Deux heures après la rose se fana ; nous crûmes que la puanteur l’attaquait. Mon époux me dit alors : tout ce que fait le maître du panier n’est pas bon, puisque la puanteur gâte tout ; il paraît qu’elle a plus de pouvoir que lui ; il fait les choses, elle les détruit ; il y a sans doute deux maîtres de la cave ; l’un fait le pain, l’autre la puanteur.

Le philosophe ou le propriétaire de la cave, que j’appellerai Ariste, observait par une lucarne ce que nous faisions. L’aventure de la rose l’avait étonné ; il nous envoya un perroquet. La beauté de l’oiseau nous ravit ; nous crûmes qu’il était le maître de la cave, nous courûmes à lui ; l’oiseau eut peur ; il voltigea, ce mouvement inconnu nous remplit de respect pour lui ; mais Emilor le voyant manger au panier, me dit : « Cet être n’est pas le maître de la cave, il a peur de la puanteur, il mange pour s’en préserver ». Le perroquet chanta un couplet ; il me parut joli aussitôt que je sus le français. Voici les paroles :

Heureuse mille fois, heureuse l’inconstance
Le plus parfait Amour
Est celui qui commence
Et finit dans un jour.

Ariste nous envoya un miroir ; l’éclat de cette glace nous remplit d’admiration et de frayeur. Emilor s’avança ; surpris de voir la figure doublée, il parut un moment embarrassé ; il m’appela ; je vis ma physionomie groupée avec la sienne ; ces deux objets réunis n’étonnèrent plus mon époux. Je laissai tomber le miroir, il se brisa en vingt pièces ; Emilor en ramassa un morceau, gratta le vif argent avec l’ongle, le miroir n’eut plus d’effet ; il me dit alors : « Le maître du panier fait de grandes choses avec rien ».

Je conservai précieusement quelques pièces du miroir ; elles devinrent bientôt un trésor pour moi. Cent fois le jour, je m’examinais dans les morceaux de cette glace, je souriais à ma figure, je m’applaudissais d’être jolie. Les jours que je trouvais mon teint battu, je m’enfonçais dans la cave, je ne voulais point paraître au grand jour ; j’affectais des migraines ; j’avais déjà le bon ton des femmes de condition : je n’en avais pas les termes, j’étais encore trop provinciale.

Il nous vint un singe. Cet animal, si semblable à l’homme, nous fit naître mille réflexions ; nous le trouvâmes moins parfait que nous ; ce qui persuada à mon ami qu’il y avait deux maîtres de la cave. « Celui qui a fait ce laid homme, disait-il, n’est pas si parfait que celui qui nous a formés. » Quelques jours après, le singe remonta avec le panier.

Ce départ donna envie à mon époux de nous mettre aussi dans le panier. « Allons voir, me dit-il, le maître de la cave, il est bon, il nous fera du bien, je serai aise de voir un être qui nous donne une si bonne chose que le pain, et un objet aussi délicieux que toi ». Ariste nous avait vus dans le panier ; il comprit notre dessein, il nous fit élever à dix pieds de terre, et jouer à l’ouverture un artifice. L’éclat du feu nous fit trembler ; quelques serpenteaux vinrent autour de nous, et terminèrent leur jeu par un bruit que la peur rendit encore plus effrayant. Le panier descendit subitement, et nous en sortîmes tout étourdis. « Ô cher ami ! dis-je à mon époux ; le maître connaît tout, voit tout, entend tout ; il a compris notre dessein téméraire ». La nature du feu que nous ne connaissions pas, le bruit de l’artifice nous avait tellement épouvantés, que nous crûmes avoir offensé le maître de la cave.

Le lendemain, le panier ne descendit point ; nous jetâmes des cris horribles. « Hélas, disais-je à mon époux, cet être si bon qui m’a donné ton cœur, nous punit sans doute en nous privant du pain qui entretient notre existence et nos plaisirs ; la puanteur va nous réduire en poussière, comme elle a fait de notre enfant ; mourons ensemble, mon cher Emilor, l’espoir de voir mes os mêlés avec les tiens flatte encore mon âme. »

Je me jetai dans les bras d’Emilor. Étroitement serrée sur son sein, j’attendais la puanteur sans la craindre. Le panier reparut le lendemain ; ce spectacle nous rendit la joie.

J’étais depuis vingt-deux ans dans cette prison, j’avais eu trois enfants ; le premier était mort, on avait enlevé les deux autres, dix à douze mois après leur naissance. Ariste s’aperçut que j’étais jolie, me soupçonna de l’esprit, conçut de l’amour pour moi, et me tira de sa cave. Un soir qu’il nous avait endormis avec son arcane, on m’enleva des bras d’Emilor, on me transporta dans une chambre d’où Ariste pouvait me voir ; je m’éveillai surprise d’être dans un endroit plus éclairé, triste de ne pas voir mon époux : je le cherchais, je l’appelai en jetant des cris horribles. Une symphonie mélodieuse se fit entendre, ces sons calmèrent un peu ma tristesse. Un instant après, j’entendis du bruit, la nouvelle cave s’ouvrit en deux, je vis paraître Ariste, la tête couverte d’un chapeau orné de grandes plumes rouges ; une jupe comme les Américains lui tombait sur les genoux ; il tenait un pain à la main, je fuis à son aspect, il me fit signe de prendre son pain. Quoique cet homme eût cinquante ans, un air d’embonpoint, beaucoup de fraîcheur le rendaient agréable. Je me hasardai de prendre son pain, et aussitôt je me cachai sous le lit. Ariste se retira, je sortis d’où j’étais réfugiée, je cherchai partout, j’examinai où la nouvelle cave s’était ouverte ; ne voyant rien, je crus qu’Ariste était le maître du panier. Me rappelant alors les idées qu’Emilor avait de sa bonté, flattée du doux espoir d’être garantie de la puanteur, je sentis naître ma confiance. Deux heures après, il reparut, je dansai autour de lui. Ces marques de joie lui firent plaisir, il me donna une pomme, en mangea une, je l’imitai, je trouvai ce fruit délicieux.


Dulaurens - Imirce, ou la Fille de la nature, 1922 - Illustrations
Dulaurens - Imirce, ou la Fille de la nature, 1922 - Illustrations

La figure d’Ariste, semblable à celle de mon époux, les plumes de son chapeau, pareilles à celles du perroquet, diminuèrent un peu mon admiration ; je l’abordai avec plus de liberté ; et croyant lui rendre hommage, je chantai le couplet du perroquet. Ariste, touché par la douceur de ma voix, vint m’embrasser ; j’étais nue, il baisait mon sein avec transport, m’accablait de caresses. Je regardai sous ses voiles s’il avait la même chose avec laquelle mon amant me faisait tant de plaisir ; il comprit mon idée, et il m’enivra des douceurs de l’amour. La nouveauté, le changement, qui plaisent aux femmes, me rendirent le plaisir plus piquant ; et dès le moment, le pauvre Emilor fut oublié.

Les soins de mon nouvel amant, l’intelligence que la nature m’avait donnée, l’application continuelle me rendirent capable, au bout de quelques mois, d’entendre le français, de le parler et l’écrire. Le philosophe enrichissait mon esprit de mille connaissances ; il m’avait fait habiller ; la parure donnait un éclat à ma beauté qui me flattait ; et le désir de plaire me fit bientôt à l’usage des vêtements que j’avais trouvé insupportable.

Satisfait de mes progrès rapides, Ariste se prépara à me donner le spectacle de la nature ; il me fit passer la veille dans un appartement, disposé au dessein qu’il avait de me surprendre agréablement. Le lendemain il m’éveilla à la pointe du jour, me fit placer dans un fauteuil, donna un signal ; à l’instant deux grandes portes s’ouvrirent, je fus frappée de l’éclat de la plus belle aurore. « Oh ! m’écriai-je avec transport, cher Ariste, quelle belle cave ! » Les oiseaux, la verdure, le point de vue étaient admirables. Je ne jouis pas longtemps de ces beautés ravissantes, mon amant regarda à sa montre, frappa du pied ; dans le moment, les parois de la chambre se replièrent, je ne vis plus rien ; je fus consternée ; je demandai au philosophe si cette belle cave était à lui : « Non », me dit-il. Je fis mille questions ; il promit de me faire jouir pour toujours des objets que j’avais vus ; qu’il fallait avant accoutumer mes yeux à la lumière d’un astre, dont l’éclat m’éblouirait. Ariste était sage, il m’aimait, je m’abandonnai à sa prudence.

Le jour destiné à voir le soleil, Ariste m’éveilla avant l’aurore. Nous entrâmes dans un jardin rempli de fleurs ; ce peuple innocent humectait ses charmes dans les pleurs féconds et brillants qui tombaient du ciel : tout ce qui m’environnait me causait un étonnement extrême. Des allées d’arbres, dont les branches me paraissaient suspendues dans l’air, l’aspect de l’horizon le plus brillant, la magnificence de la belle cave et toute la pompe de la création remplissaient mon âme d’un respect mêlé d’admiration et de crainte ; mais quelle fut ma surprise quand je vis paraître le soleil ! je fus pénétrée d’une si profonde vénération pour lui que je le pris pour le maître de la belle cave ; je dansai. Ariste comprit mon erreur ; « Cet astre, Imirce (c’était le nom qu’il m’avait donné, il signifie l’amante de la nature) n’est pas le maître de ma cave, c’est le flambeau du monde et le père des saisons. »

Le philosophe me fit rentrer dans la maison ; elle me parut un cachot aussi affreux que la cave où j’avais été élevée. Je ne pouvais concevoir pourquoi les hommes habitaient des châteaux, quand ils avaient une si belle cave que le monde et une voûte aussi radieuse que le ciel. « Comment, disais-je à mon amant, tu n’aimes donc pas le maître de la belle cave, puisque tu préfères de t’emboîter dans des pierres, au plaisir de jouir constamment des merveilles dont il recrée les yeux ? »

Le ciel, si beau, commença tout à coup à se brouiller ; j’étais à la croisée à voir courir les nuages bruns et épais : je m’écriai au philosophe : « Ta belle cave se gâte ! je ne vois plus ton soleil ! ta cave ne dure pas comme la nôtre ! est-ce que la puanteur se mêle aussi de ton monde ? » Un bruit terrible et formidable se fit entendre, la voûte de la cave parut toute en feu. « Ô Ariste ! ton soleil est tombé dans la puanteur ! » Le tonnerre, la pluie redoublaient : j’étais tremblante. L’artifice que j’avais vu dans ma prison n’était rien en comparaison du spectacle éclatant de l’atmosphère embrasée. Mon amant calmait mes frayeurs ; je demandai pourquoi le maître de sa cave[2] me faisait tant de peur ? « Il fait ce tintamarre, me dit-il, afin que nous ayions de l’eau pour arroser nos choux. — Ton maître ne peut-il arroser les choux sans faire tant de bruit ? Ce que tu appelles le tonnerre peut-il donner la puanteur aux hommes ? — Assurément, s’il tombait sur eux ; il en écrase chaque année quelques centaines, il casse nos tuiles, abat nos cheminées, et en veut surtout aux clochers. — Le maître de ta cave ne peut donc faire le bien qu’avec le mal ? s’entend-il avec la puanteur ? Il te donne du pain, encore comment l’as-tu ? pour du pain, il t’expose à un million de malheurs ; quelle idée a-t-il eue de faire sa cave ? mais, toi, pourquoi es-tu tranquille pendant ce bruit ? — Que veux-tu ? je ne puis empêcher les effets de la nature, il faut vouloir ce qu’on ne peut empêcher. — Tu as raison ; mais ce carillon m’épouvante. »

L’orage se dissipa, le soleil reparut plus resplendissant : je demandai au philosophe pourquoi cet astre avait permis aux nuages de le cacher ? « Cet astre, me dit-il, est lui-même la cause du bruit que tu viens d’entendre. — Pourquoi est-il si beau et fait-il tant de mal ? — Il fait bien d’autres ravages, et nos docteurs anglais trouvent encore qu’il est le meilleur possible. »

Un gros oiseau vint se percher sur un arbre, Ariste prit une longue canne, fit du bruit, et l’oiseau tomba à nos pieds. Le bruit et la flamme qui sortirent de la canne me renversèrent ; revenue de ma frayeur, je dis au philosophe : « Tu es bien puissant ! tu as le tonnerre avec toi ! comment le trouves-tu au bout d’un bâton ? mais quoi, l’oiseau est tombé dans la puanteur ! pourquoi es-tu si méchant ? que t’a fait cet innocent animal ? — C’est que je veux le manger. — Tu m’as dit cent fois que la vie était un état parfait, pourquoi détruis-tu une chose si parfaite ? — Je suis gourmand, je veux satisfaire mon goût. — As-tu donné la vie à cet animal ? — Non, c’est le grand maître de ma cave. — Si tu n’as pas donné le jour à l’oiseau, comment oses-tu le lui ôter ? en as-tu la permission de ton maître ? ne l’offenses-tu point ? » Je me mis à pleurer. — « Pourquoi pleures-tu ? » me dit Ariste. — « C’est que tu es méchant et qu’avec ton tonnerre tu peux me faire ce que tu as fait à l’oiseau. — Ne crains rien, je t’aime trop. » Il me donna beaucoup de raisons, elles ne me contentèrent point, la plus solide était la raison du plus fort.

Le soleil avait déjà séché la terre, nous retournâmes au jardin, je n’osais presque marcher ; je n’avançais qu’en tremblant ; à chaque pas, j’écrasais quelque insecte : « Pourquoi, disais-je au philosophe, vas-tu sans regarder à tes pieds ? à chaque pas tu donnes la puanteur à quelques êtres vivants. As-tu encore de mauvaises raisons pour blanchir ta cruauté ? — Oui, répondit-il d’un ton victorieux ; la nature ne se conserve qu’à ses propres dépens ; elle a répandu une multitude infinie d’êtres sur la terre ; ces êtres existent, comme elle, les uns aux dépens des autres ; la destruction des premiers est l’accroissement des derniers ; chaque espèce est tellement multipliée qu’il est impossible de la détruire ; les insectes que j’écrase ne sont qu’un point dans une ligne infinie. — Tu déraisonnes toujours, lui dis-je, tu détruis une partie de ces insectes et tu t’imagines, en faisant le mal, de faire grâce au tout que tu ne peux détruire ; tes bienfaits sont singuliers. » Il me donna encore des raisons pour m’expliquer son système, je ne vis dans sa cave qu’un peu de bien, beaucoup de mal, et encore quelquefois assez mal combinés.

Le flambeau du monde commençait à m’importuner : « Comment, disais-je au philosophe, ta cave est comme celle où j’ai vécu, mêlée de bien et de mal ; ton soleil m’incommode, il a tort : devait-il paraître si brillant pour me faire mal ? » Nous rentrâmes au château, j’allai au miroir, le soleil avait terni mon teint ; je demandai à Ariste la cause de ce changement. Il me dit : « L’ardeur du soleil a brûlé ton visage. » J’en fus très fâchée, et, depuis cette découverte, je n’aimais plus le soleil.

Un peu avant le coucher de cet astre, le philosophe me conduisit dans ses jardins ; je vis le soleil terminer sa carrière, il grandissait en se plongeant dans le sein de l’onde ; il ranimait de temps en temps ses rayons, en jetant des regards de feu sur la terre, qu’il semblait quitter à regret. Du côté opposé, je vis paraître un astre plus bénin et plus doux, mes yeux en supportaient l’éclat tempéré. Cette voûte où nageaient des flots de lumière fut couverte d’un voile humide et sombre ; mais quelle surprise agréable quand je vis tout à coup des millions d’astres dorés percer le moite rideau des ténèbres ! Que la cave était belle ! « Ô Ariste ! m’écriai-je, que ta voûte est étincelante ! que ton maître est puissant le jour comme la nuit ! quel calme flatteur règne dans cette cave ! est-ce ici l’heure où les amants vont reposer sur le sein de leurs amantes ? que l’air frais, que je respire, est délicieux ! c’est le tendre souffle qui échauffait mon âme, avant de connaître le plaisir : tes feuillages ne sont plus agités, tes oiseaux sont muets, leur silence est-il un mystère ? Ariste, dis-moi, ce mystère ne dit-il rien à ton cœur ? cher ami ! veux-tu laisser parler le mien ? Il t’invite avec la nature à me combler de plaisirs. »

Mon amant se jeta dans mes bras, m’enivra de voluptés, mon œil ne voyait plus que faiblement le spectacle attendrissant qui l’avait étonné ; le plaisir, plus grand que la belle cave, souriait à ma volonté. Je nageais encore dans une mer de délices, quand mes sens furent subitement flétris par le bruit effrayant de mille oiseaux funèbres ; je demandai, toute alarmée, au philosophe, d’où sortaient ces cris affreux ? « Ce sont, me dit-il, les oiseaux de la puanteur. — Pourquoi ton maître trouble-t-il la tranquillité de la nuit ? tes chouettes, tes hiboux, tes fresaies sont détestables. » Ces cris me firent rentrer au château ; la belle cave ne me parut plus que l’ouvrage d’un être qui se jouait avec le bien et le mal.

Ariste reprit ses habits ordinaires, je le trouvais assez ridicule dans cet accoutrement ; je ne pus m’empêcher de rire. Il avait une poche noire où il mettait des cheveux ; sa tête était chargée de poussière blanche ; je lui demandai ce que c’était que cette poussière blanche ? « De la farine, me dit-il, dont on fait le pain — Est-ce pour honorer le maître de la cave que tu mets de la poussière de pain sur tes cheveux ? — Non, c’est pour plaire aux dames. — Les femmes aiment donc les cheveux blancs ? — Au contraire, quand les hommes ont les cheveux blancs, elles n’en veulent plus. — Je ne t’entends point, tu ne raisonnes pas, tu mets de la poussière blanche sur tes cheveux pour les blanchir et pour plaire aux femmes, et puis tu me dis que les femmes n’aiment point les cheveux blancs ? » Il m’expliqua le changement que les années apportaient aux cheveux, et les différents âges de l’homme ; je vis que les dames avaient raison, et les vieillards très grand tort d’avoir les cheveux blancs : « Mais, dis-je à mon amant, je deviendrai donc vieille ? — Oui. — Ah tant pis, voilà un grand malheur de plus dans ta cave ! je le trouve plus effroyable pour une jolie femme, que la puanteur même. »

Le philosophe avait un bâton sous ses habits qui passait de gauche à droite : je demandai ce que signifiait cette broche noire qui barrait ainsi son derrière. — « C’est une épée, un instrument meurtrier, qui donne la puanteur. — Ô ! mon ami ! pourquoi portes-tu cela ? — C’est pour me faire honneur. — Est-ce aussi pour t’en servir ? — Oui, quelquefois. — Tu es donc un scélérat, tu as une épée à ton derrière, un tonnerre au bout de ta canne pour donner la puanteur, tu aimes donc bien la puanteur ? — Non, je la déteste comme toi ». Il m’expliqua le point d’honneur, la façon décente de s’égorger, et les cruautés du duel, je vis des horreurs dans les hommes civilisés, des monstres apprivoisés par l’amour-propre et par l’orgueil.

La femme du fermier entra dans ce moment, elle interrompit notre conversation. Cette femme tenait dans ses bras des chiffons d’où l’on voyait éclore une tête à peu près semblable à celle de mes enfants. Cette paysanne était presque noire, je demandai pourquoi elle avait un visage si brouillé ; on me dit que c’était le soleil qui avait ainsi brûlé son teint. Cela m’indisposa encore contre le soleil. Je demandai quelle était cette figure enfagotée qu’elle tenait dans ses bras ? « C’est un enfant », me dit-on. — Il n’a ni pieds ni pattes ! — C’est l’usage chez les peuples policés, d’étouffer ainsi les enfants dans les guenilles. » Je trouvai les peuples policés très barbares.

Ariste me conduisit dans la basse-cour, je vis quantité de bêtes de différentes espèces, je m’amusai à les examiner. Le coq, accompagné de ses poules, me parut charmant, sa contenance majestueuse fixa mes regards : Ariste me dit que cet animal avait plusieurs femmes, qu’il pouvait les caresser à chaque instant du jour. Le maître de la cave a donc plus aimé le coq que l’homme puisqu’il l’a rendu plus heureux en le rendant capable de plaisirs, et s’il chérit ses créatures à proportion de ce qu’il les a rendues plus parfaites, le coq doit être de ses amis.

Je vis un animal fort laid : ses grandes oreilles me firent reculer, je demandai au philosophe comment on l’appelait. — « Un fréron : — Ton fréron a l’air bien stupide ! » Le fréron se mit à braire. « Ô ciel ! dis-je à mon amant, fais taire cette bête, quel organe détestable ! ses cris affreux me font peur ; pourquoi as-tu chez toi un animal aussi maussade ? » — Il est à mon fermier, ce maître s’est amouraché de ce plat fréron : le croirais-tu, Imirce, que cette bête, malgré son ineptie et sa voix baroque, ait la fureur de censurer la voix harmonieuse des cygnes et le chant délicat des jeunes oiseaux ? »

Je vis deux grands animaux attachés à une petite cave fort jolie ; mon amant les aborda, il me fit trembler : ces animaux, malgré leur grosseur et leur hauteur se laissèrent caresser. Ariste me fit monter dans la petite cave qu’il appelait un carrosse, dans l’instant ces animaux prirent leur course, je crus que nous voltigions dans l’air. À la sortie du château, je rencontrai un homme sur un de ces animaux, un enfant en conduisait cinq à six, un polisson menait un fréron, et le rouait de coups ; ce traitement m’amusait. Le philosophe m’expliqua l’utilité des chevaux, les services qu’ils rendaient à l’homme ; je fus remplie de respect pour les chevaux, et je les aimais comme font les grands seigneurs, les capitaines de cavalerie et les prieurs bénédictins.

Nous passâmes dans un endroit bordé de petites caves, qu’on me dit être un village ; j’aperçus une quantité d’hommes singuliers, qui m’épouvantèrent ; les uns n’avaient qu’un bras, les autres qu’une jambe, un troisième était sans cuisse, un autre avait le derrière dans un plat : « Ô ciel ! les vilains hommes ! » m’écriai-je. Nous nous arrêtâmes un moment. Un homme sans bras, marchant lentement, vint prier le philosophe de lui donner de l’argent, il n’avait point mangé, disait-il, depuis deux jours. Ariste lui donna trois livres. Je demandai pourquoi son maître ne donnait pas de pain à ce malheureux ; en parlant, je tournai la tête, je vis une cave remplie de pains, j’appelai le pauvre, je lui montrai avec transport la boutique au pain, en lui disant : « Mon ami, voici ce que tu cherches ? » Le philosophe comprit l’équivoque. « Crois-tu, Imirce, que cet homme puisse prendre du pain impunément ? s’il le faisait, on lui donnerait la puanteur. — Comment, ne m’as-tu pas dit cent fois qu’un homme sans pain tombait dans la puanteur ? — Eh bien oui, et s’il prend du pain, on lui donne la puanteur. — Entends si tu peux ton galimatias ; le Dieu de ta cave est original, il veut que tu fasses une chose et que tu ne la fasses pas : — Le maître de ma cave n’est pas l’auteur de ces lois, c’est nous qui les avons faites pour assurer à chacun le sien. — Tu fais donc des lois pour te donner la puanteur ? Je ne comprends pas. — Écoute, ma chère, cet homme est pauvre, s’il veut avoir du pain, il faut qu’il travaille comme les ouvriers de mon fermier. — Comment peut-il travailler, il n’a qu’un bras ? Comment ferais-tu si tu n’avais qu’un bras ? — Dans ce cas, il demande l’aumône, chacun la lui donne. — Lui donne-t-on toujours ? — On la lui refuse souvent : — Vous êtes des monstres, vous savez que cet homme ne peut gagner son pain, loin de courir le soulager, vous le laisseriez périr s’il ne venait toucher votre pitié. N’est-il pas affreux pour l’humanité de laisser les malheureux dans la misère ? n’augmentent-ils pas ta honte quand ils sont dans la rigoureuse situation de promener leurs malheurs, leurs infirmités et leurs cicatrices. Les gens de ta cave sont durs, leurs cœurs sont comme elle, remplis de bien et de mal. »

Un aveugle jouant du violon, vint nous demander l’aumône. « Pourquoi, dis-je au philosophe, cet homme, qui ne voit goutte, joue-t-il du violon ? Est-il charmé d’être privé d’un sens aussi utile que celui de la vue ? — Non, il joue de cet instrument pour nous exciter à la compassion. — Comment, tu n’es pas assez touché de son malheur, il faut donc réveiller ta charité par la joie et la douleur ? Tu es singulièrement charitable ! »

Dans notre chemin, nous rencontrâmes un bois, je priai mon conducteur de descendre ; nous nous promenâmes quelque temps dans ce lieu délicieux ; je fus frappée de la majesté et du silence, qui régnaient dans cette forêt ; je trouvai ce séjour propre à recueillir l’âme ; un charme secret m’invitait à y rester ; je proposai à mon mentor d’y demeurer. « Le maître de ta cave a fait ce bois pour les hommes, ne sont-ils pas bien insensés de quitter un endroit si délectable, pour habiter dans les pierres, comme les lézards et les grillons ? » Je m’arrachai avec peine de cette forêt, nous retournâmes au château où mon amant me promit de me conduire le lendemain dans un lieu nommé l’église, où je verrais le maître de sa brillante cave : « Surtout, ma chère Imirce, me dit-il, garde un profond silence dans ce lieu ; ne quitte pas ta place, que je ne te donne la main. »

La cave où j’avais été élevée n’était rien en comparaison de celle où brillait le soleil ; je m’imaginai naturellement que le maître de cette belle cave devait être un objet curieux à voir. Cette idée m’empêcha de dormir, tant j’étais impatiente de voir ce grand maître, pour lequel mon philosophe était pénétré d’amour, de respect et de vénération.

Ariste me mena à l’église de bonne heure : en entrant, je fus surprise de voir des hommes contre les murs ; ils ne bougeaient pas ; l’un tenait un gril, l’un avait un cochon à son côté, l’autre un mâtin, deux autres faisaient des souliers, une femme tenait un joli petit enfant dans ses bras, et je ne vis point le maître de la cave.

Une demi-heure après, je vis sortir du côté droit un homme en chemise, avec une longue cravate rouge ; il tenait la queue d’un animal, il trempa cette queue dans l’eau, dit un mot en criant, les assistants se mirent à brailler. L’homme en chemise vint me jeter avec sa queue de l’eau au visage : j’allai l’insulter, Ariste vit ma vivacité et me dit tout bas, de me contenir. Ce que je trouvai de plus original dans cette cérémonie fut la tranquillité du peuple aux procédés peu honnêtes de cet homme, et l’empressement de toutes les femmes pour avoir de l’eau de sa queue.

Ce même homme reparut un moment après, avec un accoutrement plus singulier. Il commença à crier pour s’informer si tout le monde était à l’église ; on répondit en mauvais français : ils y sont. Ces ils y sont[3] ne finissaient pas. Lorsqu’on eut braillé assez à son goût, il avança avec deux plats, un grand et un petit. Le peuple alla mettre ce qu’on appelle de l’argent dans le grand plat ; et pour son argent, on lui faisait baiser le petit plat. Chacun s’en retourna content, je ne sais pourquoi, d’avoir baisé un plat. Le plus singulier c’est que tous ces gens avaient des plats chez eux qu’ils pouvaient baiser sans donner un sol : « Comment, me disais-je en moi-même, les hommes de cette cave aiment l’argent, et ils le prodiguent pour baiser un plat ? »

Le prêtre monta dans une grande boîte, suspendue en l’air, d’où l’on ne voyait que la moitié de son corps ; il parla longtemps sur la puanteur ; il assura que les hommes de sa belle cave étaient sortis de son sein ; il dit des injures à tout le monde : « pères et mères, s’écria-t-il, vos filles sont libertines, elles vont avec les garçons dans les bois ». Pourquoi cet homme voulait-il que les filles allassent dans les bois sans leurs Emilors ? Je trouvai ce morceau impertinent. « Vous aimez l’argent, continua-t-il, vous êtes des fripons, des menteurs et des ivrognes… » Deux choses me surprirent dans cette cérémonie : la peine que cet homme se donnait de crier contre des gens qui aimaient l’argent, contre des filles qui aimaient les garçons, et la modération du peuple qui écoutait patiemment, sans répondre, les injures qu’on lui disait.

La cérémonie faite, nous revînmes au château, Mon philosophe m’avait observée attentivement. Il se douta des questions que j’allais lui faire, et nous allions entrer en matière, lorsqu’un domestique nous dit qu’on avait servi. Je n’avais pas encore vu manger Ariste, ni pris d’autre nourriture que du pain et des fruits. Je vis une table garnie de quantité de plats, chargés de chair qui fumaient de corruption ; je frémis à ce spectacle. Je demandai quelles étaient ces préparations, ce qu’on allait faire. « C’est mon dîner, dit Ariste : ceci est une tête de veau, ceci une pièce de bœuf, ce grand plat une soupe, à côté une épaule de mouton, vis-à-vis une tourte de godiveaux. »

Étonnée de l’air tranquille dont Ariste me faisait le dénombrement de ses plats, je lui dis : « comment, monstre, tu manges des êtres, à qui ton maître a donné le jour, tu les détruits exprès pour les engloutir dans ton ventre ? comment peux-tu être aussi cruel, et peut-on souffrir dans tes villes un carnage aussi inhumain ? — Oh ! cela ne nous étonne pas plus que l’eau qui coule dans la Seine ; il y a vingt quartiers dans Paris, qui étalent ces membres sanglants et déchirés ; et la rue de la Huchette est remplie de gens qui les empoisonnent. Nous égorgeons des millions de bœufs, de veaux, de moutons et toute la nature pour nous sustenter. — La nature t’a-t-elle donné ces animaux pour les manger ! — Non, elle nous a donné le pain et les fruits ; mais comme nous sommes méchants, en rôdant dans les bois, nous avons vu des tigres déchirer les loups, les loups manger les moutons ; nous avons copié les tigres et les loups. — Tu choisis bien tes modèles ! mais comment se trouve-t-il des hommes assez barbares pour couper la gorge à ces moutons innocents ? — Il y a dans toutes les villes et toutes les campagnes, des gens qui font cette besogne en chantant ; les dames les plus sensibles traversent, sans être émues, les boucheries, et l’aspect de ces cadavres, leurs membres palpitants, le sang qui ruisselle partout ne les effrayent point. — S’il y avait un quartier dans Paris où l’on traitât ainsi les hommes, tes dames sensibles y passeraient-elles aussi tranquillement ? — Non, elles expireraient de frayeur. — Eh ! pourquoi n’ont-elles pas la même crainte pour les pauvres moutons, qui te donnent leur laine ? Je te comprends, tu resserres ta sensibilité à ton espèce : penses-tu qu’elle serait moins parfaite, si elle s’étendait sur tout ce qui respire ? »

« Nos dames, plus dignes d’admiration que nous, ne restreignent pas leur amour à notre seule espèce ; comme elles aiment le changement, elles se sont éprises de belles passions pour les bêtes ; sans parler des maris, qui ne sont pas toujours les animaux les plus chéris, ni les mieux léchés, elles crèvent souvent de désespoir à la mort d’un perroquet, d’un serin et d’un petit chien… — Mangent-elles le chien ? — Que dis-tu ? elles n’ont garde. — Si tes dames dévorent sans horreur des bœufs, des veaux, des moutons, pourquoi ne mangent-elles point du chien ? — C’est que nous n’avons pas contracté cette habitude ; nos pères ont mangé quelquefois de mauvais ragoûts, mais ils n’ont point mangé de chien. — Il me paraît que la seule habitude te différencie des anthropophages ; va ! tu es plus cruel que ces peuples ignorants, ils mangent leurs ennemis, tu égorges les tiens sans pitié, et tu n’oses les manger sans horreur ! va, il y a moins de cruauté à les dévorer quand ils ne sont plus, que de les tuer pour satisfaire sa passion homicide de tout détruire ! »

Mon philosophe de sang mêlait aux chairs qu’il engloutissait dans son ventre, des drogues qu’il nommait du poivre, du sel, du vinaigre. Je demandai pourquoi il mettait chaque morceau de chair dans sa poussière de sel et de poivre ? « Sans ces drogues, me dit-il, la viande n’a pas assez de saveur, ni assez de piquant pour irriter les fibres de notre palais. — Ah, cher ami ! ne vois-tu pas que la nature n’a point fait de ces viandes pour toi, puisque ton palais ou ton goût ne les trouverait point agréables, si tu n’ajoutais ton sel et ton poivre ? ton palais est l’échanson que la nature t’a donné pour essayer ce qu’il convient à ton estomac ; par l’assaisonnement de tes viandes tu trompes ton échanson, et tu crois, en trompant la nature, répondre à ses vœux ; je trouve les gens de ta cave insensés. »

Alarmée de ce sanguinaire repas, je priai le philosophe de m’expliquer les horreurs de sa table : — « Comment appelles-tu ce liquide bouillant que je vois dans ce grand plat, dont l’odeur et la fumée m’empoisonnent ? — C’est le suc de cette pièce de bœuf que tu vois à côté, qu’on a extrait par le moyen de la chaleur du feu. — Mais le feu n’a-t-il pas gâté ta viande, et corrompu sa nature, puisqu’il a changé la couleur de ton bœuf ? ce suc dans ton estomac ne doit-il pas y former un levain de fureurs, ou altérer ta santé ? je m’étonne que tu parviennes à un âge fort avancé, en te nourrissant de pourriture et de chairs. »

Je vis des boudins ; je demandai ce que c’était que ces tuyaux noirs. « C’est un composé, me dit Ariste, de sang d’animaux et de leur graisse, que nous lions, selon notre coutume, avec force de sel, de poivre et d’épices. — Ô monstre épouvantable ! non content de manger la chair des animaux, tu bois encore le principe de leur vie ! Quoi, cette liqueur vermeille, qui coule dans leurs veines, te désaltère ? ah, malheureux ! que ne m’as-tu laissé dans ta cave ! je tremble de vivre avec des hommes qui se nourrissent comme toi. »

Chaque plat était une cruauté, mais les boudins et la tête de veau m’épouvantaient davantage. « Comment, dis-je au philosophe, peux-tu savourer les ordures de cette tête ? comment tu dévores jusqu’au siège de l’instinct ou de l’intelligence de cet animal ? — Oui, nous mangeons la tête, les pieds, les pattes, la langue, le cœur, les poumons, les entrailles, et quelquefois les poils, par la malpropreté de nos cuisiniers. — Manges-tu aussi des têtes, des cœurs de frérons ? — Non, cela est trop détestable ; le fréron n’est bon ni à rôtir ni à bouillir. — C’est donc à cause qu’il ne vaut rien que tu le laisses vivre ? ton fréron est bien heureux de ne rien valoir. »

On apporta le second service ; je vis des chats écorchés et brûlés, des oiseaux, des coqs et des poules. Ces oiseaux, qui m’avaient paru si beaux dans l’air et dans la basse-cour, étaient monstrueux et défigurés. Mon philosophe, avec un air tranquille, coupait les cuisses, les ailes de ces animaux et mangeait ces membres mutilés et gâtés avec appétit.

Après qu’il eut contenté sa gourmandise, il donna un signal ; on leva tous les plats, on garnit encore la table de nouveau : c’était pour la troisième fois que je voyais changer ce dîner. Surprise de cette abondance, je m’écriai : « Ô Ariste ! que d’ingrédients et de cruautés pour satisfaire ton appétit ! j’ai vu sur la table de quoi nourrir ce que tu appelles un village ; on ne finit point de t’apporter ? comment ton estomac, qui n’est pas plus large que la poche de ta veste, peut-il contenir, sans crever, la mangeaille dont tu viens de le farcir ? la puanteur va t’attaquer, je tremble pour toi. »

Ce troisième service était rehaussé d’une grosse cuisse noire comme la cheminée : je crus que c’était pour faire rendre au Philosophe tout ce qu’il avait pris, qu’on lui apportait cette vilaine cuisse noire ; mais je fus bien étonnée lorsque je le vis, armé d’un couteau, couper de cette cuisse, en mettre un morceau sur son assiette, et le manger avec un appétit incroyable. Ma frayeur redoubla. « Comment lui dis-je, tu manges de cette effroyable chair ? qu’est-ce donc que cette cuisse ? — C’est du jambon. — Qu’appelles-tu du jambon ? — La cuisse d’un cochon : — Mais pourquoi est-elle noire ? — C’est que nous mettons cette viande à la cheminée, afin que la fumée la noircisse. — Tu manges donc aussi de la fumée ? — Tu n’y es pas ; nous faisons cette opération, afin que la fumée, pénétrant dans les pores de cette viande, puisse la corrompre ; cette corruption irrite notre goût, et le flatte. » Il me fit manger de la crème ; je trouvai que cela pouvait être bon, mais elle était brûlée ; et à cause qu’elle était gâtée, brûlée, et qu’elle approchait de sa cuisse noire, il la trouvait délicieuse.

Étonnée des différentes chairs dont il avait chargé son estomac, je lui dis : « Tes dames que tu peins si sensibles et si délicates pour les petits chiens, comment osent-elles t’approcher lorsque tu as dîné ? si tu avais dans la poche de ta veste du bouillon, de la tête de veau, de la crème brûlée, du chapon, du poivre, du sel et des boudins, l’odeur de ce mélange ne leur serait-elle pas insupportable ? — Assurément ; car elles ne peuvent souffrir l’haleine d’un petit chien qui mange de la viande. — Mais pourquoi supportent-elles sans dégoût l’odeur de la tienne ? — C’est que nous marchons à deux pieds. » — C’était une mauvaise raison qu’Ariste me donnait ; comme il n’en avait point de bonnes, dans ce cas, il y a de l’adresse de satisfaire les gens avec des méchantes.

On leva les plats, je ne vis plus de chairs : on servit des fleurs, des marmousets de porcelaine, des miroirs et des colifichets qu’on ne pouvait manger ; ces bagatelles étaient accompagnées de fruits et ce spectacle s’appelait le dessert. Je mangeai du fruit, je le trouvai agréable. — « C’est au dessert que j’aime ton dîner. — C’est aussi le moment, répondit-il, où l’amitié se développe, où la saillie étincelle, où l’homme, revenu à la nature, revoit l’image de la liberté qu’il a perdue. » Ariste effectivement me parut plus gai ; il fut triste et silencieux tout le temps qu’il avait été occupé à dévorer ses viandes : sa joie reparut avec le dessert, et je trouvai mon ami plus aimable.

La cérémonie de la table me sembla gênante. Trois grands garçons nous servaient avec un air craintif et empressé. Je demandai au philosophe si ces hommes étaient ses enfants. — « Non, ce sont des esclaves fainéants, gagés pour me servir. — Pourquoi te servent-ils ? — Cette cave n’est pas comme la tienne ; les uns ont quelques bribes infiniment petites de la cave, les autres n’ont rien ; ceux qui ont quelques lignes de terrains courbes ou plates sont riches, ceux qui n’en ont pas sont pauvres : ces derniers se prêtent aux besoins ou aux fantaisies des riches pour avoir de l’argent : l’argent est un métal rare et dangereux, avec lequel on se fournit de tout ce que l’on veut. » Je trouvai l’argent admirable, quoiqu’il ne valût guère mieux que les parois de ma vieille cave. Le philosophe m’expliqua son système de finances ; je compris un peu le système de sa cave. Je conclus que l’argent était le malheur des hommes.

Nous parlions encore sur l’ardeur de l’or qui brûle tous les hommes, lorsqu’un capucin parut subitement à nos yeux. L’aspect de ce masque me fit trembler, je quittai précipitamment la table ; Ariste courut après moi, me ramena dans la salle, où je demandai encore toute effrayée de quelle cave sortait cette vilaine figure ? « Comment donc, dans une cave aussi belle que la tienne, y a-t-il des êtres aussi imparfaits ? — Cet être, répondit Ariste, à quelques ridicules moins, est un homme comme moi ; il s’habille ainsi, parce qu’il croit qu’un habit maussade fait plaisir au maître de notre cave. »

Le discours de mon amant calma un peu ma frayeur. J’examinai le capucin ; plus je le parcourais, plus je doutais qu’il fût homme. En regardant son laid capuchon, en touchant son gros habit, je m’avisai de lever sa jaquette, pour m’assurer qu’il était homme et s’il avait, comme Emilor et le philosophe, ce qui m’avait fait tant de plaisir. Le Père, sur qui ma belle gorge et ma figure avaient fait de promptes impressions, se trouva dans cet état heureux, si maladroitement reproché aux Carmes de la place Maubert. Cette découverte me rassura ; je me figurais qu’un homme qui n’était pas fait comme Emilor ou le philosophe devait être ennemi des femmes.

Le capucin parut honteux, ou fit semblant de l’être ; mon Mentor me gronda de ce que j’avais troussé la jaquette de ce sauvage : « La pudeur, me dit-il, défend ces sortes de libertés à ton sexe. — Qu’est-ce que la pudeur ? — C’est une vertu qui oblige les femmes à rougir quand elles voient un homme nu. — Une femme ne doit donc pas regarder les objets qui lui font plaisir ? Pourquoi veux-tu faire un mystère d’une chose que la nature n’a point faite ? Ta pudeur est bien sotte. Qui a fait ta pudeur ? les hommes ; ils sont donc bien stupides d’avoir fait la pudeur dès qu’elle les gêne ? Tu fais donc des vertus de tes idées ? Dis-moi quelle est cette vilaine bête de capucin ? — C’est un moine qui a fait vœu de ne pas se servir de ce que tu as vu, en promettant au maître de notre cave de ne point faire d’enfants. — C’est dommage, il a de quoi me faire plaisir ; et si l’on pouvait aimer un monstre, je crois qu’il s’en tirerait habilement : mais je me fâche : pourquoi ce moine a-t-il promis au maître de ta cave de ne point faire plaisir aux filles ? — Pour être plus agréable à notre père commun. — Écoute, si tu te crevais les yeux pour ne point voir ta belle voûte, serais-tu agréable à ton maître ? — Non, assurément ; — Ce moine est bien animal de faire une pareille promesse ! Ta privation de la vue n’affligerait que toi, son vœu fait tort à une fille et tu m’as dit que c’était un mal de faire tort à quelqu’un[4]. »

Nous continuâmes à parler sur l’habit du capucin, auquel je ne pouvais m’accoutumer. Je demandai pourquoi ce moine était ainsi fagoté ? — « C’est pour plaire au maître de ma cave ; » c’était toujours le refrain des raisonnements d’Ariste. — « Ton maître, qui fait de si grandes choses, aime-t-il les infiniment petites ? Peux-tu croire qu’une figure, qui me fait horreur, puisse lui plaire ? Quand j’étais dans ta cave, si j’avais mâché du pain, et collé ce pain mâché à mon derrière pour te plaire, cela t’aurait-il fait honneur ? — Non, j’aurais pris cette action pour une bêtise de ta part. — Eh bien ! si le maître de ta belle cave a plus d’esprit que toi, il doit trouver les capucins pitoyables. »

Ariste envoya le moine dîner à la cuisine : l’homme, qui avait insulté le peuple dans l’église, entra. Il avait un long vêtement noir, un chiffon de linge autour du col, une grande emplâtre noire sur la tête, sans doute il était blessé au crâne. Mon amant lui fit des politesses, il témoigna au philosophe sa surprise que sa présence lui avait occasionnée dans l’église : — « Il y a longtemps, Monsieur le Comte, que je ne vous avais vu dans cet endroit ; vous ne fréquentez guère nos temples : — Cela est vrai, dit Ariste, que voulez-vous que j’y fasse ? Je ne chante pas, je ne baptise pas, je ne prêche point. Monsieur le Curé, y fréquenteriez-vous si souvent, s’il n’y avait point d’argent à gagner ? Cependant, il y a environ vingt-neuf ans, que je fus à Notre-Dame, c’était à l’occasion de la prise de Philipsbourg, c’est tout ce que je puis me rappeler ; j’étais jeune, j’étais curieux de voir de mes yeux un Te Deum ; on en chantait plus souvent que dans la guerre d’Hanovre. J’aurais cependant été dupe de ma curiosité, et contraint de servir de vis-à-vis à deux présidents à mortier, si je n’avais rencontré là… oh le bon temps, mon cher curé ! Cette actrice était charmante ! — Monsieur, lui dit l’homme noir, vous scandalisez prodigieusement la paroisse ; vous couchez avec cette demoiselle, cela n’est pas trop secundum Lucam. » Je pris une assiette, je la jetais à la tête du prédicateur, si Ariste ne m’eût retenue. Mon amant, un peu formalisé de l’instruction pastorale de son homme noir, lui dit : « Mon bon curé, tâchez d’entretenir la paix avec votre servante, ne vous mêlez point de mes affaires ; quelle autorité avez-vous pour prêcher dans ma maison ? » Le curé lui répondit d’un air mystique : « Je suis le serviteur du Seigneur. » — « Cela est bon, dit Ariste ; je parlerai à votre maître, je le prierai, aussitôt que votre année sera finie, de vous payer et de vous mettre à la porte ; il n’a que faire d’un insensé et d’un visionnaire chez lui. » Le curé s’en alla en grommelant dans les dents.

Dès que le curé fut parti, je demandai au philosophe pourquoi cet homme lui avait défendu de m’aimer. — « C’est à cause que je ne puis coucher avec toi sans sa permission. — Va, il ne t’aime pas comme moi. — Ma religion m’ordonne de lui obéir. — Pourquoi te laisses-tu commander par ta religion ! Il me paraît qu’avec ta belle cave, tu n’es pas si heureux que je l’étais dans celle où tu m’as élevée… après tout qui est cet homme ? — C’est un curé à qui nous donnons du bien… » J’interrompis Ariste : « Comment tu es assez étourdi pour payer un homme qui t’injurie et empêche tes plaisirs ? »

Le philosophe, content de mes progrès, me fit annoncer dans son voisinage pour une fille nouvellement arrivée des terres australes ; on me courut comme le rhinocéros. Deux carrosses nous amenèrent cinq dames, elles brûlaient de me voir. La curiosité est le sentiment le plus chaud de notre âme. Ces dames parurent étonnées de ce que j’étais plus jolie qu’elles ; elles firent l’inventaire de ma parure et de mes breloques, prodiguèrent tous les superlatifs : l’une me demanda, comment je trouvais la France, l’autre me fit remarquer malgré moi le goût d’une belle robe, une vieille marquise m’entretint de vapeurs et de son chien, qui n’avait que trois pattes ; une jeune personne me pria de lui donner des conseils pour tromper sa mère ; son amant ne pouvait la voir, disait-elle, ni lui écrire : je m’étonnais de ce qu’il fallait tromper ses père et mère pour suivre un sentiment aussi naturel que celui d’aimer.

Ce papillonnage fini, la compagnie s’arrangea autour d’une table, prit des chiffons de papier qui ne paraissaient pas être faits par le maître de la belle cave ; ils étaient fort mal peints. On s’amusa pendant trois heures à les remuer avec beaucoup d’attention et à répéter, « je passe… médiateur… manille… spadille… deux… trois… six levées… codille… faites… voilà huit tours… je n’ai plus rien dans ma boîte. »

La compagnie partie, je demandai au philosophe, qui étaient ces folles. « Ce sont des femmes de condition, sur le bon ton, qui t’ont fait l’honneur de te rendre visite. — C’est donc un honneur de dire cent niaiseries, de faire mille questions ridicules ; par exemple, si les dames de mon pays sont coiffées à l’exil du Parlement, si les greluchons sont plus aimables, si les chiens sont jolis, si je voulais savoir l’air de la chanson des petites postes de Paris ? Tes femmes de condition sont originales ! j’aime mieux la femme de ton fermier, elle a soin de ses enfants et de ses vaches. Que font les femmes de condition ? — Rien, que ce que tu as vu, et qu’elles vont répéter dans vingt maisons. — Elles doivent prodigieusement s’ennuyer ? — Aussi sont-elles accablées d’ennui ? »

Je questionnai le philosophe sur les livres mal peints, avec lesquels on avait plaisanté pendant trois heures : « Ce sont, me dit-il, de mauvais livres qui nous apprennent à devenir fripons, à perdre notre argent, notre honneur, notre fortune, et souvent servent d’occasion à nous égorger. — Pourquoi t’amuses-tu avec des livres si dangereux ? — C’est pour nous dissiper en nous volant poliment les uns et les autres ; la passion du jeu ne peut être que celle d’un honnête fripon. — Tu ferais mieux, Ariste, de t’amuser avec les livres de ta bibliothèque ; la tragédie d’Alzire, que j’ai lue l’autre jour, me délasserait mieux que tes affreuses cartes ! est-ce celui qui a fait Alzire, qui a fait tes cartes ? — Non, l’auteur de cette tragédie est un bel esprit ; celui qui a fait les cartes est un homme ordinaire ; et quoique le drame d’Alzire prêche le pardon des offenses, il y a peu de personnes qui pardonnent les offenses et qui lisent cette pièce, en comparaison de celles que les cartes amusent et distraient. Les enfants connaissent les cartes, les matelots s’en occupent sur leur bord, les soldats dans leur corps de garde, les officiers dans leurs tripots, les moines dans leurs cellules ; enfin, l’auteur de ce livre barbouillé s’est rendu immortel ; il ramasse, occupe, délasse, fatigue journalièrement plus de monde lui seul que tous les livres qui ont été faits jusqu’à ce jour ; la mode, qui change nos habits et nos idées, a plus respecté ces chiffons que la religion ; celle des premiers sages a changé, les cartons peints ont conservé la grotesque parure de nos pères, et le valet de carreau a gardé sa belle réputation[5]. » Je trouvai les hommes de la belle cave insensés, de perdre les courts moments de la vie à manier ainsi le valet de trèfle et à se couper la gorge pour le sept de pique.

Nous reçûmes la visite de quatre messieurs ; en entrant, ils tirèrent un pied derrière l’autre, se plièrent comme des cercles, abordèrent Ariste en lui disant : « Cher comte, es-tu toujours misanthrope ? ne songes-tu pas à ce délicieux Paris ? est-ce là le bijou étranger ? il est joli ! » ils vinrent voltiger autour de moi, me firent cent questions d’une haleine ; je fus piquée de cette familiarité. « Savez-vous, me dit l’un, l’histoire de la Deschamps, elle a volé un diamant au curé de Liège ; voilà qui est de bonne prise… Ariste, comment gouvernes-tu cette petite personne ? Elle vient, dit-on, des terres australes ? Ce pays n’est-il point situé du côté du carnaval de Venise, ou dans un royaume du Prêtre-Jean ? Je me ferais volontiers tonsurer pour être souverain d’un État, où il y a de si jolies filles. — Mademoiselle, me dit-il, en se tournant vers moi, avez-vous vu la cour du Prêtre-Jean ! Sa calotte, comment est-elle ? Sa Majesté Madame la Prêtresse-Jeanne est-elle bien ? Porte-t-elle la soutane et la tonsure comme son mari ?… Nos modes percent-elles dans ce pays-là ? Ah ! je le crois… nous avons un goût divin… nos cuisiniers, comme dit l’auteur Bleu, font des fricassées de chérubins où il n’y a que des ailes et des têtes. » Je ne répondis rien à ce charmant monsieur ; il crut sans doute qu’il avait eu une conversation avec moi.

Un autre, avec une physionomie plus lettrée, me demanda si je connaissais les journaux et le frère Berthier : « Ils font fortune, me dit-il, et prennent comme on ne prend point. Le joli abbé de la Poste écrit comme un astre… que dit-on de Fréron dans vos terres australes ? Le Connaissez-vous ? — Oui, monsieur. — L’aimez-vous ? — Non, je le déteste. — Et sa voix ? — Encore davantage, elle m’écorche les oreilles. — Vous êtes, mademoiselle, d’un véritable bon goût, vous plairez à Paris. — Eh ! monsieur, comment ne pas le trouver effroyable ? Ses grandes oreilles, son épaisseur, ses cris… — Oh ! le voilà, c’est Fréron, le tableau est parlant, cet homme est détesté depuis qu’il a voulu déprimer nos meilleurs auteurs. — Un fréron, une bête peut-elle attaquer les auteurs ? — Précisément, c’est à cause qu’il est bête. — Monsieur, expliquons-nous ! Ce fréron est un animal de la basse-cour… — Oui, justement, c’est sa place. — Monsieur, entendons-nous ! Un fréron peut-il écrire ? — Cela ne fait rien, il barbouille. — Je crois que vous ne me concevez point. — Pourquoi, mademoiselle ? Ne parlez-vous point de Fréron ? — Oui ; vous voyez que j’entends à qui vous en voulez ? — De grâce, dites-moi à quel usage sert un fréron ? Le nôtre porte du bois, sert au fermier. — Vous y êtes ? » Voyant que ce monsieur ne m’entendait pas, j’appelai Ariste qui, instruit de notre début, se mit à rire et dit à ces messieurs : « Mademoiselle, voyant l’âne du fermier, me demanda le nom de cet animal ; celui de Fréron me vint dans l’idée, je crus ces deux noms synonymes, je lui dis que l’âne était un fréron ; voilà ce qui a fait l’équivoque. » Les jeunes gens crièrent : « Bon le lapin, bon le lapin, l’animal de la basse-cour est un âne ; celui de la rue de Seine est un âne ; ainsi, mademoiselle, il n’y a point d’équivoque, vous avez jugé comme les Muses et comme Apollon, du satyre Marsias. »

Un troisième me parla de chapeaux plats, de l’abbé Trublet et de l’Opéra-comique ; il termina sa conversation par m’assurer qu’il donnait des leçons à son perruquier et que le crêpé était enfin passé au Marais. Un doucereux vint me dire : « Mon cœur ne peut tenir à vos charmes, je ne vois à Paris que des beautés comme ça, des physionomies parallèles à nos découpures ; un minois comme le vôtre est fait pour parer l’Olympe, éclipser la vieille cour de Jupiter, qui n’est plus sur le bon ton ; nos auteurs avec leur Flore et la jeune Hébé, qui étaient du temps d’Hérode, et l’Aurore qui aime les vieux garçons, cela ne vaut pas un visage moderne comme le vôtre… Comment, vous ne dites rien, mon astre ? Seriez-vous scrupuleuse ? Va-t-on encore aux cérémonies des bonzes dans les terres australes ? Nous autres, nous n’avons plus de religion, cela soulage le cœur. »

Ces messieurs débitèrent cent autres impertinences, et s’en allèrent pleins de confiance que leurs charmes et leurs jolis discours m’avaient fait tourner la tête. Je demandai au philosophe qui étaient ces crânes ? Les agréables et les gens de l’extrême bonne compagnie. « Ta cave est-elle remplie de pareils agréments ? — Non, ces étourdis sont les jeunes gens de la nation ; ils sont, quelques années, fous, impertinents, l’âge les corrige, le Français est un fruit qu’il faut laisser mûrir. — Pourquoi le présentes-tu avant qu’il soit mûr ? Tu exposes les gens à essuyer des propos. »

Les visites commençaient à me donner une mauvaise idée de la belle cave. On vint apporter la gazette ; Ariste me laissa cette feuille pour aller donner des ordres à ses domestiques. Je fus surprise de lire : l’Impératrice-Reine a été à la messe ; M. l’abbé Arnaud a eu l’honneur de présenter à Monseigneur le Dauphin un volume du journal étranger ; comme cet auteur n’en vend pas, il fait des générosités ; le Prince-Stathouder a été enrhumé ; Gaspar-Thomas Koutionki est de retour de son voyage en Sibérie ; le Pape a ouvert la bouche au cardinal Pimpernelli ; Mgr Xavier-Macchabée-Barthélemi-Jérôme Eustache de la Villa-Canos-Chantra-Va-Caelos s’est couvert devant Sa Majesté Catholique. Le lord Rosbifbroute a reçu la jarretière ; Jeanne-Françoise de Courte-en-Lair, marquise de Courte-Champ, est morte dans ses terres en Poitou le 12 de ce mois, âgée de quatre-vingt-sept ans ; elle est la dernière de la maison de Courte-Paille.

Ces bêtises me parurent originales ; je demandai au philosophe pourquoi l’on perdait le temps à écrire ces puérilités ? — « On s’intéresse, me dit-il, dans notre cave, à tout ce qui arrive aux grands : — mais le journal étranger, une bouche ouverte, une jarretière, un rhume, tout cela est bien petit ! — Que veux-tu ? La gazette est comme le carrosse de Paris à Orléans, vide ou plein, il faut qu’il parte ».

Cette cave si brillante, sa verdure, les arbres, perdaient chaque jour de leur éclat ; les pluies devenaient abondantes, les beaux jours rares, le soleil se laissait à peine entrevoir, des vents froids avaient chassé les zéphyrs qui s’étaient envolés avec les fleurs. Ce changement m’attristait, j’en parlai à Ariste : — « Ta belle cave, lui dis-je, va-t-elle tomber dans la puanteur ? Ton maître va-t-il la détruire ? ou n’en prend-il plus soin ? — Ne t’alarme pas, chère Imirce, une saison fâcheuse va succéder aux beaux jours. » Il m’expliqua l’ordre des saisons.

Cette belle cave devint déserte, les oiseaux muets, les ruisseaux dont le murmure m’enchantait avaient suspendu leurs cours, des flocons blancs couvraient la terre, des vents constants et déchaînés par la mort avaient engourdi la nature : « Hélas ! cher Ariste ! tu ne jouis donc que passagèrement des beautés de ta cave ? — Elle meurt tous les ans pour revivre encore, et l’homme seul, pour qui elle est faite, ne renaîtra plus. »

Nous partîmes pour Paris ; à la dînée, nous trouvâmes six grands garçons, vêtus du même uniforme ; ils avaient chacun un tonnerre pareil à celui dont Ariste s’était servi pour tuer l’oiseau. Ces messieurs caressaient trois filles qui ne s’embarrassaient guère des lois du maître de leur cave ; elles se moquaient de la pudeur, tenaient des propos, embrassaient leurs amants, et se laissaient chiffonner aussi naturellement que je faisais dans ma prison. — « Ces gens, dis-je à mon amant, sont plus sages que toi ; ils chantent, caressent leurs femmes ; mais il paraît qu’ils n’aiment pas le maître de ta cave, ils ne disent point une parole sans en dire des horreurs.

— « Ces hommes, me dit Ariste, sont des mercenaires gagés pour tuer nos ennemis, servir la vanité des souverains qui égorgent une partie de l’humanité pour apprendre à l’autre qu’ils ont de l’ambition et le droit naturel d’avoir raison avec des morts. Fais-tu de même avec tes ennemis ? — Je n’ai garde, cette injustice est un avantage réservé aux souverains. — Que sont tes souverains ? — Les images du maître de ma cave. — Ton maître a-t-il aussi des gens soudoyés pour tuer les autres et faire du mal ? — Non, assurément, nous ne le connaissons que par ses bienfaits. — Pourquoi donc ses faibles images font-elles le mal ? ta cave est affreuse d’égorger des gens si gais ! en égorges-tu beaucoup ? — Quelquefois quarante mille dans une heure. — Ô ciel ! que dit le maître de ta cave de cette cruauté ? — Nous avons des gens qui nous obligent de croire, sous peine de damnation, que le maître de notre cave s’est déclaré le Dieu de ceux qui s’égorgent pour quelques arpents de terre. — Ceux qui tiennent ces propos sont apparemment des curés ? as-tu souvent la guerre ? — Assez régulièrement, tous les dix ans. — Pourquoi ces grands garçons vont-ils s’exposer à la puanteur ? — Ils aiment les filles, ils n’ont point d’argent, et, pour avoir dix écus, ils s’engagent pour sept ans (c’est toujours pour douze) de tuer les autres ou de se faire tuer. — S’ils quittaient ce métier de bourreau, ne feraient-ils pas mieux ? — Ils n’oseraient, on leur donnerait ce que tu appelles la puanteur ? — Oh ! pour le coup, vous êtes des monstres, des barbares ; je suis étonnée que le maître de ta cave envoie du pain à des gens aussi méchants. Ces filles vont-elles aussi à la guerre ? — Non, mais elles tuent ces soldats dans leurs bras, et cela sans tonnerre. — Que dis-tu ? — Je dis que ces filles leur donnent la puanteur par leurs faveurs et par leurs caresses. — En voici bien un autre ! explique-toi, je tremble, je soupçonne que ta cave est horrible.

— « Notre cave est si grande que nous n’en connaissons pas encore l’étendue ! elle pourrait bien être infinie, malgré nos calculs et le dictionnaire d’un chanoine de Vaucouleurs. Un homme hardi a été errer sur les mers ; il a découvert une autre partie de la cave où il vient de l’or, du poivre et une maladie qui se gagne en faisant des politesses aux filles, celles-ci en étant infectées, ne tardent point d’empoisonner ces soldats. — Dis-moi, qu’allait faire ton vagabond sur la mer ? — Chercher du poivre. — Quoi, cette vilaine drogue que tu mets sur ta table pour te brûler les entrailles ? Quoi, pour du poivre, tu as gâté tes filles, et tu continues d’envoyer dans un pays d’où il vient un mal si funeste ? Quand ces filles sont attrapées à donner la puanteur, que leur fait-on ? — Rien, il faudrait punir trop d’honnêtes femmes ; on les châtie parce qu’elles manquent contre la décence ; on les enferme à cause que les curés ne leur ont pas permis de coucher avec ces soldats ; nous les méprisons, nous les traitons de coquines. — À ce compte, je suis donc une coquine dans ta cave ? Les hommes qui font les coquins avec ces filles, les enferme-t-on aussi ? — Non ! — Eh bien ! explique tes contradictions ; dis-moi, mon ami, ne sont-ce pas les hommes qui font les coquines ? Oui, si cela est, as-tu l’ombre du bon sens ? tu empêches les gens de se caresser, tu veux que les filles soient plus sages que ceux qui les tentent.

« Les filles élevées dans les préjugés de ta pudeur ne vont point, je crois, du premier instant de leur puberté, s’offrir à tes vilains hommes ? ce sont ces derniers qui les corrompent ; si ton Platon, le plus sage des mortels, si tes moines étaient caressés, baisés par une jolie fille, tiendraient-ils à ces caresses ? y tiendrais-tu toi-même ? tu veux cependant que les filles soient froides quand tu les échauffes ? tu es injuste ; je me fâche, les gens de ta cave n’ont pas le sens commun : tes raisons, leur poivre, leur tonnerre et tes méchants livres barbouillés, que tu appelles un jeu de cartes, en sont les preuves. »

Nous traversâmes un bois, nous fûmes arrêtés par huit messieurs qui vinrent sur nous avec des tonnerres de poche pour nous donner la puanteur. Ariste leur livra sa bourse ; ils nous fouillèrent, arrachèrent mes bijoux, nous dépouillèrent, et nous souhaitèrent un bon voyage ; revenue de ma peur, je demandai quelle était cette politesse, si c’était le bon ton et le merveilleux savoir-vivre de sa capitale, dont il m’avait tant ennuyée ? — Ces gens, me dit-il, sont des malheureux qui arrêtent les passants, les tuent ou les volent. — Pourquoi as-tu de pareils monstres ? la religion ne peut-elle arrêter les voleurs ? À quoi te sert-elle donc ? À nourrir des capucins et des hommes noirs pour te dire des injures ? »

À la couchée, je vis une fille dont le visage était marqué de petites fosses ; je demandai pourquoi elle avait la figure criblée ; on me dit qu’une maladie gâtait ainsi presque tous les hommes. Cette découverte me poignarda ; j’étais jolie, j’étais femme, j’avais raison de m’alarmer : « Ce fléau, dis-je à mon amant, vient-il de ton pays au poivre ? — Non, nous avons été longtemps les plus ignorants de la cave ; l’ambition de nous décrasser un peu par l’arithmétique, le désir de savoir comment on arrangeait deux et deux font quatre et la belle passion de peindre élégamment un zéro, nous firent voyager dans l’Arabie malheureuse, où nous apprîmes à griffonner les belles figures de l’addition ; nos professeurs nous donnèrent la petite vérole : — Il me paraît que tu deviens toujours savant à tes frais ; tes connaissances te coûtent, tu payes cher le poivre et l’arithmétique[6]. »

À la barrière de Paris, nous fûmes arrêtés par quatre grands voleurs d’aussi mauvaise mine que ceux que nous avions rencontrés dans le bois ; ils fouillèrent dans nos malles ; ces hommes n’avaient point de tonnerre ; ils ne demandèrent point d’argent et nous laissèrent passer. Je demandai pourquoi cette bande de voleurs ne nous avait rien pris. « Ce ne sont point des voleurs, mais des coquins que le souverain place aux entrées des villes pour visiter si l’on n’apporte rien contre les ordres de Sa Majesté. — Quels sont ces ordres de Sa Majesté ? — Nous ne mangeons rien, nous ne portons rien qui ne paye au souverain, et cela cinq à six fois dans l’espace de cent lieues. — Mais n’habites-tu point ce petit coin de ta cave appelé le royaume de France ? es-tu étranger dans ton propre pays ? — C’est l’usage, il faut de l’argent. Un Breton n’a pas le droit de porter une chemise neuve de l’Anjou sans payer en entrant quelques sols pour livre et quelques deniers aux fermiers généraux ; s’il fait le tour du royaume avec sa chemise, il paye deux fois sa valeur ; et cela est d’autant plus original que le marchand de toile en a déjà dû payer les droits en faisant entrer ses marchandises. Si ces commis me saisissaient avec une livre de tabac ou quelques onces de sel, Sa Majesté me ferait marquer d’un fer rouge sur les épaules ; je serais déshonoré aux yeux des sots, pour avoir eu dans la poche de quoi saler deux fois mon pot-au-feu : — Va, ta cave et tes maximes sont odieuses. »

Le mouvement de Paris, la hauteur des caves, celles qui roulaient sur la boue m’étonnèrent moins que d’autres caves portées et traînées par des hommes. Je demandai ce que c’était que ces caves attelées aussi ridiculement.

— « Ce sont des chaises à porteurs et des brouettes, dans lesquelles on traîne des hommes.

— « Ah ! malheureux, tu respectes bien peu tes semblables pour les employer à des services aussi bas : tu as des chevaux, et tu laisses traîner des hommes par des hommes ? Oses-tu ainsi avilir l’humanité ? »

J’arrivai à l’hôtel si étourdie du tracas de cette ville et si infectée de la mauvaise odeur que j’en tombai malade.

Une pesanteur de tête, des maux de cœur firent croire au philosophe que j’allais avoir la petite vérole : il envoya chercher un médecin. Je vis entrer un homme élégant ; il se plaça à mon côté, s’appuya un moment sur une canne à pomme d’or, fit un détail de ses fatigues, où il mêlait avec affectation le nom de ses grandes pratiques : « Monsieur le Comte, je viens de chez le Duc, il crèvera d’apoplexie, il ne se donne aucun exercice, il faudrait, pour sa santé, lui faire traîner avec son licol bleu la charrette de l’Hôtel-Dieu[7]. La marquise de… est un bon pigeon, elle s’est mise sur le ton des vapeurs ; cela me vaut quinze cents livres par an. Mme la présidente D… est dans un état désespéré ; son chien a une patte cassée, elle a déjà eu cinq à six faiblesses très dangereuses, elle n’en revient que pour gronder ses gens. La comtesse *** a un mari vigoureux, deux grands laquais, un cordelier, un mousquetaire ; en vérité, les femmes de condition ne sont pas raisonnables… La petite… de l’Opéra en tient de ce grand cordon bleu qui est si bête… Mme la Vicomtesse… prend trop de baume de vie ; si elle le prenait ailleurs que chez Le Lièvre, elle guérirait plus tôt ; son mari est un vieillard de vingt-huit ans, qui, de sa vie, ne pourra guérir sa femme. La Baronne m’a fait demander ce matin, voilà la première fois qu’elle appelle un médecin : dans ses maladies, elle allait toujours à S. Roch, à Notre-Dame, à S. Eustache ; il est fâcheux d’avoir dans notre métier de pareils rivaux ! » Après cette sortie, le docteur me prit joliment le bras, le toucha quelque temps, fit une longue dissertation sur le tact, le mouvement du sang, qui ne me soulageait point.

Le médecin avait ordonné un lavement ; on fut le commander à l’apothicaire. Ariste, occupé dans ce moment, oublia de me donner des notions du lavement et des cérémonies qui le précèdent. L’apothicaire entra chez moi, tira de dessous sa redingotte une seringue ; je le pris pour un tonnerre de poche ; il était à peu près semblable à ce qu’Ariste appelait un fusil ; je frémis en le voyant ; je demandai à cet homme s’il voulait me donner la puanteur. « Non, non, mademoiselle, cela ne pue point ; c’est une décoction de camomille ; l’odeur n’est pas désagréable pour ceux qui aiment la camomille romaine ; il faut prendre, s’il vous plaît, ce remède tandis qu’il est chaud. » Voyant que je ne remuais pas, l’apothicaire me dit : « Allons, mademoiselle, mettez-vous sur le lit. » Ne concevant rien à la médecine, je crus qu’il fallait boire ce breuvage sur mon lit : je m’y jetai. « Tournez-vous », me dit-il. J’eus la complaisance d’obéir. « Troussez-vous. — Qu’appelles-tu me trousser ? — Découvrez votre derrière, je ne puis vous donner le lavement dans cette attitude… — Comment, monstre ! que veux-tu ? Serais-tu un jésuite ? J’ai lu l’autre jour que ces moines étaient exécrables. — Non, que la bonne sainte Geneviève m’en garde ! » Je compris alors ce qu’il voulait dire : « Comment tu veux me ficher ce long tuyau dans le derrière, tu es effroyable ! » Je fis un bruit horrible ; Ariste accourut : voyant le sujet de la dispute, il appela ma femme de chambre, la gronda de ce qu’elle ne faisait pas cette opération. Marthon s’excusa en disant qu’elle n’avait jamais donné de lavement, que si elle avait eu un malheur dans sa vie, au moins son derrière était encore vierge.

Je questionnai mon amant sur ce remède, il m’expliqua la théorie du lavement : la liqueur contenue dans ce cylindre est une décoction d’herbes émollientes ; par le mécanisme de cet instrument, on l’injecte dans les intestins, ce composé les rafraîchit ; les dames, pour être plus belles, en prennent chaque jour par douzaine. « La baronne D… que tu vis hier, trouvant un jour son teint obstiné, en prit une grosse en trente-six heures. — Dans ta cave, je n’ai pas eu besoin de ce remède, la nature t’a-t-elle donné la seringue ? — Non, elle s’est contentée de nous endoctriner par la pratique de la cigogne : quand cet animal est constipé, il est malade ; pour se soulager, il va dans les étangs chercher de l’eau dormante, en avale une certaine quantité, l’échauffe dans son jabot, fourre son long bec à son derrière, et dégorge cette eau chaude dans ses entrailles. — Tes moineaux, tes bœufs, tes moutons font-ils de même ? — Non ; pourquoi veux-tu imiter ce qui n’est peut-être bon qu’à une seule espèce ? » Je ne voulais point de lavement ; Ariste me prit par le faible des femmes, m’assura que mon teint serait plus clair, que mes yeux auraient une expression plus tendre ; c’était la raison pour tuer l’oiseau de Boccace, je consentis que Marthon m’administrât le clystère.


Dulaurens - Imirce, ou la Fille de la nature, 1922 - Illustrations
Dulaurens - Imirce, ou la Fille de la nature, 1922 - Illustrations

Cette fille sans expérience le donna d’une main pesante ; au moment que je sentis la chaleur du remède, je me retirai, la canule sortit, et tout le composé inonda ma couche ; je sautai du lit toute dégoûtante de cette vilaine drogue ; pestant contre les médecins, les lavements, les seringues ; je ne pris point le remède, et je me trouvai mieux.

L’après-midi je passai dans le cabinet d’Ariste ; je vis un tableau où était peint un grand sauvage avec une longue queue, des cornes à la tête, et des griffes qui paraissaient de très vilaines manchettes. Je demandai ce que signifiait ce portrait ? — « C’est le diable, me dit Ariste, ou le Manitou[8] ; nous le peignons ainsi pour nous faire peur, comme les enfants, qui font des masques de papier pour s’épouvanter les uns les autres.

— « Pour augmenter ta peur, tu as arrangé des cornes sur la tête de ton Manitou, et les cornes te font rire, tu en remplis les maisons de Paris : regarde ton front, tâte-le bien, tu sentiras de chaque côté deux protubérances placées par la nature pour t’en planter ; les femmes connaissent le terrain ; et la nature est bien maudite quand elles n’en plantent point. Ah, mon ami ! tu peins bien des bêtises ? as-tu vu le Manitou ? — Non : je crois qu’il doit être curieux. »

Nous fîmes une visite à une parente d’Ariste ; au retour, nous fûmes croisés auprès de la Grève par un carrosse étincelant, tiré par six chevaux. Je demandai à qui appartenait ce somptueux équipage entrelacé avec nous dans la confusion de Paris ? — « C’est la voiture d’un fermier général, gens plus fripons que ceux que nous avons rencontrés dans le bois : — Je vois que celui-là a fait longtemps le métier, il paraît riche ? — Aussi l’est-il : — Mais à propos, tu m’a dis qu’on donnait la puanteur aux fripons ? — Oui, ces publicains sont d’une espèce privilégiée, ils volent impunément, parce que l’État a peut-être besoin de voleurs. »

Un peu plus loin, notre voiture et celle du fermier furent encore arrêtées et croisées par deux tombereaux qui se suivaient ; dans l’un était un grand garçon ; il avait la tête nue ; un capucin lui parlait de temps en temps, lui montrait quelque chose qui me parut d’abord un de ces hochets qu’on donne aux enfants pour les empêcher de pleurer : je regardai plus attentivement, c’était un petit morceau de bois croisé, où il y avait une petite figure qui paraissait respectable au patient. Dans l’autre tombereau était un homme de cinquante ans, à qui un curé contait des histoires qui ne paraissaient pas lui faire plaisir. Ces hommes m’inquiétèrent, je demandai ce que signifiait cette cérémonie. — « Ce sont deux coquins, à qui l’on va donner la puanteur : le plus âgé volait dans les bois, le plus jeune a dérobé dix sols à son maître. — Comment, tu détruis un homme pour dix sols ! Tu prives la société d’un sujet qui lui gagnerait dix mille francs ? Ta justice peut-elle condamner un homme à mort, la vie étant un don du maître de ta cave ? As-tu le droit naturel de détruire un présent si précieux ? Pourquoi pends-tu celui-là pour dix sols, tandis que tu laisses vivre ce grand voleur de fermier ? Il n’y a point de raison ni de justice dans ta cave. »

Je marquai une envie extrême de voir donner la puanteur à ces hommes, je crus que cela devait être beau et satisfaisant ; je voyais courir le peuple avec un empressement inhumain ; la voiture avança, nous entrâmes dans la place de Grève ; le peuple s’y entretenait de la résignation involontaire du patient, et discourait avec chaleur du bourreau[9] : il vantait beaucoup la dextérité de ce dernier, et le citait comme un homme merveilleux. On fit monter le vieillard ; lorsqu’il fut au haut de l’échelle, on cria : « Grâce ! grâce ! » Le peuple fut transporté de joie, mon cœur s’ouvrit à cette allégresse générale, je vis descendre le vieillard. L’instant d’après on fit monter le jeune garçon ; je m’impatientais déjà de ne pas entendre crier grâce, lorsque je le vis tomber ; je le cherchais des yeux, j’allais m’informer de ce qu’il était devenu, quand je le vis balancer dans l’air, et un homme sur lui, qui le détruisait. Ce spectacle me fit horreur, je me trouvai mal ; Ariste se mit devant moi, me donna de l’eau de Luce ; je revins, nous étions déjà loin de la Grève.

Retournée à la maison, je dis à mon amant : « Ton peuple est cruel, de goûter du plaisir à contempler une si triste exécution ! comment accorder cette méchante sensibilité avec les transports de joie qu’il a fait éclater à la grâce du premier voleur ? Pourquoi celui-là a-t-il eu son pardon, et l’autre a été pendu pour dix sols ? Le premier avait un frère laquais chez la maîtresse d’un ministre, l’autre n’avait point de frère laquais chez la maîtresse d’un ministre… — Je t’entends, chez toi, le malheureux seul est puni ; il sert à tes médecins pour faire des expériences, à tes lois pour leur donner de la force ; tu punis celui qui vole dix sous, et tu laisses passer tranquillement les fripons qui sont en carrosse ; ah, ta cave est détestable ! »

Pour me dissiper, je me mis à la fenêtre pour examiner le tumulte de Paris. Je vis passer un carrosse, six grands coquins étaient collés derrière, ils tenaient des bâtons en l’air : je demandai ce que signifiaient ces bâtons suspendus ? « Un carosse, me dit le philosophe, avec six gueux de cette espèce et des cannes en l’air, annonce sur le pavé de Paris un homme qui se ruine pour représenter une des images du Dieu de notre cave. — Des bâtons en l’air te font donc honneur ! Ton Paris a bien du vide ! j’honore davantage ton fermier à la tête de ses moissonneurs, ces hommes ne sont point fainéants ; tes Parisiens n’aiment, ne s’éblouissent que de ce qui n’est pas estimable. » On vint nous apporter un billet d’enterrement, nous y allâmes le lendemain.

L’église était tendue de noir ; on avait répété partout des cartons peints et écartelés comme des phases de lune dans les almanachs, et distingués par différents emblèmes. Dans le premier, on voyait quatre-vingt-dix-neuf moutons et un Champenois, dans un fond de gueules ; dans le second, deux lèche-frites en sautoir dans un champ d’or ; dans le troisième, cinq têtes à perruques dans un champ de sinople, dans le dernier carton, trois seringues, avec un sauvage qui marchait à quatre pattes dans un fond de sable. Je demandai ce que signifiaient ces cartons. Ariste me dit : « Ce sont les armoiries du défunt, les diverses alliances de sa maison ; » il m’expliqua les puérilités imaginées par l’ambition, pour amuser les innocents. — « C’est donc pour faire parodie à l’humilité de ton maître, que tu places ces trophées sur son tabernacle, sur ces chandeliers ? doit-il partager la douleur que tu ressens de la perte de cet homme ? tu m’as dit que ton maître s’était anéanti pour toi, comment les prêtres de son temple permettent-ils d’y étaler les hiéroglyphes de l’orgueil ? — Ceci n’est rien ; c’est leur avarice et l’ambition des particuliers, qui placent et retracent dans le lieu saint l’injurieux parallèle de leur Dieu et de Barrabas ; — Tes prêtres ne croient donc pas au Dieu de ta cave ? comment peux-tu accorder leur coupable conduite avec la sévérité, de tes lois ? Tes vivants, peu contents que leurs morts aient sacrifié aux dieux de l’orgueil et de l’ambition, veulent encore, pour insulter ton maître, que les cadavres puants de leurs pères aillent s’étaler aux pieds de ses autels avec la pompe du monde ! quelle force peut avoir vers le trône de ton Dieu, le chant des prêtres qui entourent ainsi le mausolée de la vanité ? leurs cris feront-ils tomber le sang de l’Agneau sans tache sur les souillures de l’amour-propre ? Les foudres de ton Dieu ne doivent-ils plutôt anéantir ces cadavres, que de souffrir dans le sanctuaire l’injurieuse balance de l’orgueil des hommes et l’humilité de celui que les Juifs ont mis à mort ? »

Le convoi funèbre arriva ; quantité de gens avec des flambeaux, des prêtres avec des peaux de veaux, de frérons et de moutons, l’escortaient en chantant. Je demandai pourquoi ces hommes, qui me paraissaient si gais, ne dansaient pas : « Tu m’as dit, Ariste, que la danse était sœur de la musique, pourquoi sépares-tu ces deux parentes ? la danse est-elle plus triste que le chant ? — Cela n’est rien, répondit le philosophe ; c’est que celui qui a fait les rubriques de l’enterrement n’aimait pas la danse. » Deux hommes soufflèrent tout à coup dans deux grosses anguilles et me firent peur ; une douzaine criaient comme si on les frappait, un avec un bâton leur faisait signe de se taire et plus il leur disait de se taire, plus ils criaient.

Au milieu de la cérémonie, un prêtre prononça un discours éloquent, débita de si belles choses sur l’homme tombé en puanteur, qu’il le fit aussi grand, aussi merveilleux tout au moins que le maître de sa cave. Il commença par des mots que personne n’entendait ; je ne voyais point par quelle nécessité, pour se faire entendre, il commençait par des paroles inintelligibles à la plupart des auditeurs. Après avoir dit son latin, il rêva un moment, cracha deux ou trois fois, et puis il s’écria : « Les voiles de la mort étendus dans ce Temple, ces flambeaux funéraires, ce cortège lugubre, ces pleurs, ces sanglots (il mentait, personne ne pleurait), ces chants mélodieux (et la musique était détestable) sont les derniers devoirs que nous allons rendre au très haut, très puissant Gilles-Claude-Nicaise-Robin-Choux-Pomme, Seigneur de Robin-Choux-Rouge, grand justicier des cinq potences aux environs de Guines-la-Putain. »

Après un déluge de lieux communs, l’orateur entonna la pompeuse généalogie du mort, et mentit comme le Mercure de France. « Les Robin-Choux-Pomme, messieurs, sont originaires de la Savoie. Un des descendants de cette illustre maison porta la marmotte à Memphis ; c’était un honneur dans ces temps-là de porter la marmotte, comme de porter aujourd’hui à son col une jarretière, un éléphant, une croix de S.-André, une Marie-Thérèse, et la peau d’un mouton.

« Un Christophe Robin-Choux-Pomme épousa en Égypte une petite nièce du grand berger Jacob, qui faisait avec ses sœurs des briques aux faubourgs de Memphis ; occupation digne de la propreté et de l’intelligence du peuple choisi. Au passage de la mer Rouge, Christophe changea son nom de Robin-Choux-Pomme en celui de Robin-Choux-Rouge. Un de ses descendants, nommé Isaac-Noémi-Mathusalem Robin-Choux-Rouge, fut un franc-maçon, qui osa le premier déclarer le secret et les mystères de son ordre ; il se sauva de Jérusalem, se réfugia dans le paradis terrestre de la Westphalie, qui renferme les meilleurs châteaux possibles, et les meilleures pommes de terre ; là, il reprit l’ancien nom de Robin-Choux-Pomme, s’allia à la maison du baron Kaniverstanclas qui, depuis deux mille sept cents ans, onze mois, dix jours et treize minutes, jouissait de quatre-vingt-dix-sept quartiers de noblesse. L’aumônier du château, pour trois livres dix sols, lui remit, dans la personne honnête de Mlle la baronne Kaniverstanclas, une chemise pleine de chair, de la pesanteur de trois cent trente-six livres de notre poids. Un fils de Christophe vint en France, s’allia à la maison d’un gentilhomme ordinaire ; ce fut lui qui porta l’oriflamme[10] à la bataille de Roosebeke lorsqu’elle disparut.

« Le père de notre Gilles-Nicaise était une des vieilles perruques du Luxembourg, le plus fameux nouvelliste du Palais-Royal ; il laissa à son fils une fortune immense, et sa belle passion pour les gazettes. Gilles élevé avec les grands politiques de Cracovie, fut l’aigle des menteurs du Palais-Cardinal. C’est là que, sous le fameux arbre du bien et du mal, il fit plusieurs cours de démonstrations ; c’est là que, la canne à la main, il approchait Filinghausen, traçait sur la poussière les conditions du traité honnête qui a fait la honte de la nation et l’ornement des boulevards ; là, il montrait Rosbach : « voilà, disait-il, le Rhin, voilà où était… voilà où étaient les crânes, voilà où… » l’agitation de sa canne formait le tableau mouvant d’une bataille perdue. « Voyez, s’écriait-il, comme le roi le plus aimable, le plus digne d’être aimé, est mal servi ! »

« Nicaise usé, anéanti, pulvérisé dans l’art de la marine, avait étudié cette science du haut de la tour des Bons-Hommes à Passy, c’était de là, qu’avec une lorgnette d’Opéra, il avait compris, saisi les belles manœuvres de la galiote de Saint-Cloud, et qu’il décidait en conséquence que les bateaux plats n’étaient point encore assez plats ; qu’il fallait, comme ceux qui s’appliquent à la connaissance utile de la quadrature du cercle, chercher encore un degré de platitude pour achever de perfectionner notre marine.

« Gilles voulait aussi quelquefois juger de nos pièces nouvelles ; mais passons l’éponge sur ce morceau de ses connaissances, le goût n’était point du tout la partie de mon héros ; il ne pensait pas, et tout ce qui s’écartait de la savante Gazette d’Utrecht, et de la Gazette historiée de France, n’était point de son ressort. Il projetait de composer une gazette utile à l’univers. C’était un détail circonstancié du gain honnête des Hollandais, avec un supplément des gentillesses de la bourse d’Amsterdam, où huit mille honnêtes gens s’assemblent chaque jour, depuis midi jusqu’à deux heures, pour enrichir l’Europe et les Indes et empêcher les banqueroutes.

« Avant de vous peindre la passion de mon héros pour les nouvelles, je devais vous dire, messieurs, ce que c’est qu’un nouvelliste : c’est un personnage qui connaît, à l’entendre, les plus petits buissons de la Prusse ducale, les sentiers les plus écartés du Hanovre et tous les cailloux du Rhin ; il croit régler les intérêts des potentats comme son petit ménage, situé à un sixième de la rue du Foin. Enfin, un nouvelliste est un petit être à deux pieds, à qui la nature a refusé les talents du bel esprit, et qui, possédé de la fureur de parler, croit tout savoir, tout deviner et tout connaître. Qu’il est aisé, messieurs, de renfermer dans une grosse tête cinq à six nouvelles ! qu’il est facile de prédire qu’avec la poudre à canon et la méchanceté des hommes, on peut rougir les fleuves de sang, joncher les plaines de cadavres ! et quel génie faut-il enfin pour assurer que la mésintelligence de nos généraux a fait tous les succès du général hanovrien. »

Après l’oraison funèbre, on enterra dans l’église les restes puants de M. Robin. Les fidèles chrétiens, pour conserver la mémoire du temple d’Épidaure, ont le saint usage de paver le sanctuaire de leur Dieu, de crânes, d’ossements et de cadavres. Nous parcourûmes l’église, elle était parquetée d’épitaphes qui n’apprenaient rien à l’humanité, que les noms stériles des gens qui s’étaient remplis et vidés pendant quelques années.

À deux pas de l’église, nous rencontrâmes une troupe d’enfants, ils suivaient l’enterrement d’un de leurs camarades. Le frère de la petite défunte sautait de joie et criait : « ma sœur va en paradis ; que je suis aise ! » Il vint dans l’idée d’Ariste de suivre ces enfants, nous rentrâmes dans l’église ; il s’approcha du petit garçon ; c’était le fils de son libraire. Il lui dit : « Vous êtes bien gai, poupon ? — Oui, dit l’enfant, j’ai très raison, on va mettre ma sœur en paradis ; ma chère mère m’a dit qu’elle serait bien heureuse, qu’elle verrait le bon Dieu ; j’aime le bon Dieu, M. le Comte ! — C’est bien fait, mon petit ami, répondit Ariste ; il est digne de votre tendresse. » Comme les enfants de Paris ont de l’esprit ! J’étais enchantée des bonnes idées du poupon : je lui demandai s’il voulait suivre sa sœur au paradis ? — « Oui, Madame, de tout mon cœur ! on va la mettre en paradis tout à l’heure, vous verrez comme cela est beau. »

Les prêtres ayant fini leur cantique, on conduisit le cadavre vers une fosse où on le descendit, on jeta de la terre dessus. L’enfant, frappé de cette cérémonie, se mit à crier : « ô le vilain paradis. Ô dame, dit-il en fuyant, je ne veux point aller en paradis ! comment, le paradis est un vilain trou ! » Ses cris surprirent les assistants. Ariste courut à lui pour le calmer et l’empêcher de crier. Le poupon trop ému lui dit : « Ah ! monsieur, laissez-moi fuir ; que le paradis est affreux ! voyez comme ma chère mère ment ! oh ! ma pauvre sœur, que je te plains ! » Nous voulûmes apaiser l’enfant, ce fut impossible, le paradis de sa sœur l’avait trop épouvanté. Je regardai Ariste, je lui dis : « Entends-tu la nature ? Ô mon père, qu’elle est sage. »

Ces enterrements m’avaient ennuyée ; pour me dissiper, Ariste me mena à l’Opéra : après un enterrement, c’était tomber à merveille. Je pris cette salle pour une église : j’y vis des femmes peintes comme des Indiennes ; j’entendis des sons harmonieux et un plain-chant divin : une toile se leva, je vis un bois, où Amadis était enchanté ; j’entendis le tonnerre, il me fit rire. Je dis à l’oreille de mon amant : « Cette église est belle, cette cérémonie me plaît mieux que ton enterrement. » En parlant j’avais tourné la tête ; le bois était disparu, un château était venu tout à coup comme un champignon, je le vis envoler de même. L’instant d’après une mer agitée de flots de papier, comme ceux qui s’entrechoquent à la sortie de la presse, vint se perdre auprès du parterre : une jeune fille qui chantait comme un oiseau en cage, descendit dans une boîte tirée par des dragons de papier marbré ; elle était entourée de rayons de fer blanc, qui éblouissaient les riches bourgeois de la rue Saint-Denis. Un ciel aussi brillant que celui de la belle cave descendit en cadence ; il était meublé de femmes et d’hommes superbement ornés de clinquant. Je demandai à Ariste si c’était le maître de sa cave, qui faisait ces petits prodiges. « Non, me dit-il, ce sont des hommes. — Ce sont sans doute les premiers prêtres de ta cave qui sont assis dans ce paradis ? — Les prêtres de ma cave n’y vont pas et ceux-ci sont des excommuniés, qui n’iront jamais en paradis, s’ils ne quittent celui où ils sont nichés actuellement. »

On donna un coup de sifflet, je vis l’enfer : rien ne me parut mieux éclairé que cette caverne ; tous les damnés paraissaient enchantés d’être dans ce séjour, les diables dansaient à ravir. Deux chœurs de filles bordaient l’enfer, et formaient de chaque côté deux boutiques de tétons admirables. Une troupe de Savoyards habillés en anges parurent dans l’air attachés à des cordes, ils firent disparaître à l’instant ce joli enfer.

Je fus distraite par un homme vis-à-vis de ma loge. Il semblait voir les autres, et prendre du plaisir avec un peu de chagrin : je demandai quel était cet animal taciturne. « Tais-toi, me dit Ariste, respecte davantage cet homme, c’est un Suisse civilisé dans les montagnes de Savoie par un tonsuré : il se fâche contre toi, à cause que tu sens du plaisir à l’Opéra ; il assure que tout ce qui t’enchante ne doit pas plus affecter l’âme d’un homme de goût que ton mouchoir de poche au bout de ma canne. — Ah ! je m’en souviens, j’ai lu cela dans la Nouvelle Héloïse. Cet homme est extraordinairement sensé ; il a l’audace de me traiter d’idiote, et je bâille en le lisant ; dis-lui que j’ai été élevée dans une cave, éduquée comme lui au fond d’un puits, et que l’opéra m’amuse. »

Voyant que je me fâchais, Ariste me dit : « Il faut, ma chère Imirce, que je te raccommode avec lui. Après-demain l’on donne un opéra de sa composition ; c’est un rien assez joliment organisé[11]. Une fille de village a perdu son amoureux ; le maître d’école de sa paroisse, qui est sorcier parce qu’il sait lire, lui prédit que Colin sera encore amoureux parce qu’il aime, et que quand on n’a point d’autres biens que celui de s’aimer et de plaire, les gens réduits à cette misère sont bien forcés de s’aimer. »

J’entendais raisonner à mon côté un grand seigneur, il avait un ruban bleu au col, il parlait de l’opéra avec un petit qui n’avait point de ruban bleu au col. « Ce que je trouve, disait-il, de plus beau à ce spectacle, c’est l’ouverture, à cause du bruit… il y a un opéra, où il y a un cheval ; cette pièce m’affecte, je voudrais toujours voir des chevaux, j’aime les chevaux, on n’en met pas assez sur ce théâtre ; on n’y voit que l’enfer, le vieux Caron : je voudrais voir les Danaïdes égorger leurs trente maris, et puis avec leurs paniers percés, puiser de l’eau dans la Seine. »

« Monseigneur, répondit celui qui n’avait point de ruban bleu au col, vous êtes divin, vous savez parfaitement la fable. — En fait d’histoire sacrée et profane, je ne connais pas un seigneur aussi entendu que moi ! cependant je ne lis jamais, je suis le troisième de ma maison qui sait signer son nom ; je connais les chevaux ; quand on connaît les chevaux on connaît bien des choses. »

J’étais accouchée d’un garçon, il ne vécut que quelques jours ; depuis ce temps, Ariste ne m’approchait plus, j’étais surprise de sa froideur, je balançai quelques jours de lui en parler ; enfin j’ouvris mon cœur : « L’âge, ma chère Imirce, me dit-il, ne me permet plus de satisfaire tes désirs, la nature t’a donnée à Emilor, je vais lui rendre la liberté, et te remettre dans les bras de celui que ton cœur a choisi ». Je répandis un torrent de larmes, elles s’adoucissaient en tombant dans le sein d’Ariste ; je m’écriai : « Ô mon ami ! ô mon père ! tu m’es plus cher que les plaisirs, je ne connais que ceux que je crois te donner, n’as-tu de la raison que pour m’arracher de ton cœur ? ton âge ne m’effraie point, la chaleur de mes ans te réchauffera, c’est sur mon sein que ta tête précieuse reposera, mes yeux contempleront sans cesse cette face respectable où ton Dieu a peint la bonté ; tes vertus aplaniront tes rides, et plus ton corps sera maltraité par le temps, plus je verrai ton âme. Les charmes qui ravissaient les cœurs dans ton temps, qui les enchaînaient encore dans ton automne, ne la voileront plus, tu n’auras plus que tes appas éternels, ton humanité et tes vertus. »

Le philosophe calma mes douleurs, sa raison porta dans mon âme cette douce consolation que la sagesse seule peut donner. Nous partîmes de bonne heure pour la campagne : j’en avais hâté l’instant ; en parlant d’Emilor, j’avais fait naître dans le cœur d’Ariste le désir de connaître un sage si digne de son amitié.

Le lendemain de notre arrivée au château, mon ami me conduisit à la lucarne d’où il observait sa cave. Je revis Emilor avec plaisir, il me parut sérieux. Le soir on mêla un arcane à sa boisson, la nuit on l’enleva, on le mit dans la chambre où j’avais été. Le matin nous entrâmes, Emilor ne parut point étonné de nous voir, il fixait les yeux sur moi ; je le vis changer de couleur, mon cœur fut ému, il cherchait à me reconnaître, mes habits le trompaient ; pressée de lui marquer ma tendresse, je criai dans la langue de la cave : « Ô la joie et la force de mon âme ! voici le plaisir ! » Au son de ma voix, un jour enchanteur éclaira ses sens, il se jeta dans mes bras, ses larmes coulaient, un feu ardent étincelait dans ses yeux humides nous nous serrâmes tendrement, et nos âmes furent confondues.

Emilor, inquiet, cherchait d’une main impatiente autour de mes vêtements ce qui l’avait enchanté autrefois ; il baisait mille fois ma gorge, je ne pouvais me débarrasser de ses bras. La joie qu’il avait de me revoir était si excessive, que son visage en était altéré ; on voyait qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire dans son âme, l’agitation se peignait par le désordre où il était. Dès qu’il fut un peu calmé, on l’habilla, j’aidai à le vêtir, il parut triste. — « Pourquoi, me dit-il, veux-tu cacher ce qui te faisait plaisir ? ces objets sont-ils devenus haïssables à tes yeux ? la nouvelle cave a-t-elle gâté ton cœur ? ne m’aimes-tu plus ? » Hélas ! je l’aimais encore, mais je l’avais fait cocu[12], le pauvre Emilor n’en savait rien, le préjugé n’avait pas encore gâté son esprit, et le cocuage, dont le trône est à Paris, n’était point encore un malheur pour lui.

Au bout d’un mois, Emilor parlait français. Il ne parut que légèrement étonné des merveilles de la nature : toujours occupé dans la bibliothèque d’Ariste, il méditait sans cesse, il parlait savamment de Dieu, il ne le barbouillait pas comme la foule des hommes, il le peignait tel qu’il était, incompréhensible et adorable. Le philosophe lui demanda ce qu’il pensait de ce monde. — « Peu de chose, si j’avais la fureur de systèmes et la manie de chimères, je pourrais créer un monde avec rien. Ton monde n’est qu’un grand animal, et les hommes, les poils de derrière de cet énorme animal. La physique, le microscope à la main, rend mon système possible ; regarde la belle gorge d’une jolie femme, ces charmes ne sont que des insectes infiniment petits qui composent la rotondité, la blancheur et l’éclat de ce beau sein ; le tact de cette gorge est le picotement de ces petits animaux qui combattent quand nous la touchons avec les petits animaux qui composent notre main. Les insectes de la femme, plus vifs, plus pétulants, mettent tellement les nôtres en convulsion, les agitent si délicieusement, que ces animaux, répandus dans toutes les parties de notre corps, se précipitent avec violence vers les reins, s’unissent en troupe pour lever le pont-levis, passer et se joindre aux insectes de la femme, et dans le moment de ce passage, ils te procurent une extase voluptueuse.

« Les arbres, les fossiles, la terre et l’eau sont composés de ces petits animaux, qui sont autant de particules du plat animal-monde, ils vivent sur lui sous leur forme d’arbres, de fossiles, comme nous vivons à son derrière sous notre petite forme de poils. Les insectes qui forment un arbre, se divisent quand l’arbre est mis en pièces, si l’on brûle l’arbre, une partie de ces insectes se divisent en animaux cendres, qui se réunissent vers la partie de l’animal-monde qui forme un arbre ; il en est de même d’un homme que tu mets en terre, les petits insectes qui composent ton corps, se séparent et vont se rejoindre pour former encore un poil au derrière du grand animal-monde. Tu vois qu’avec rien on bâtirait un système. Un homme qui rêve dans un cabinet, pour endormir ses compatriotes, ferait, avec cette seule idée, dix volumes pour ne rien t’apprendre. »

— « Laissons les systèmes, dit Ariste ; que penses-tu du monde où nous végétons ? — Très peu de chose. Ta petite fourmilière ne t’étonnerait pas davantage si tu pouvais aller au haut de ta cave, que la tienne ne m’a étonné quand je t’ai vu. Ton monde dans sa naissance était meilleur qu’il n’est aujourd’hui. Les hommes furent heureux tout le temps qu’ils restèrent dans la simplicité de la nature. Cette mère sage ne leur avait point donné la bienséance, la modestie, ni des fausses idées des choses naturelles ; des fanatiques ont quitté la nature pour chercher des vertus qu’elle n’avait point faites. Ton Paris commence à être habitable depuis que tes philosophes reviennent sur leurs pas ; tu as encore d’anciens cerveaux, des pères et des mères de l’arrière-ban, qui croiraient leurs maisons déshonorées, si leur fille faisait un enfant sans un privilège d’une personne de leur paroisse ; comme si la nature déshonorait les filles en les rendant mères. Comment ces préjugés sont-ils entrés dans l’esprit des hommes ?

« — Mon ami, dit Ariste, dans un état policé il faut fixer l’inconstance des hommes ; si les lois n’enchaînaient pas les passions, on s’égorgerait ; l’ordre, l’image de la divinité, ne serait plus imprimé sur la terre. — Tu plaisantes ! tes législateurs ont cru l’homme méchant, il est naturellement bon, c’est un enfant qu’ils ont garrotté et qui s’efforce de briser ses chaînes en les secouant. La fureur de prévoir les malheurs de si loin a multiplié tes lois, tes lieutenants de police et ton guet à pied et à cheval. Ta terreur panique et tes alarmes ont rendu tes frères malheureux ; sans tes lois dures et barbares et la plupart stupides, l’homme n’aurait pas connu le crime et ne l’aurait point cru nécessaire à tes passions ; tes législateurs ont fait sortir l’homme de la nature, et leurs lois n’ont fait qu’obscurcir sa raison en la révoltant ; ôte les lois, éclaire l’intelligence de l’homme, et tu chasseras les crimes de la terre, où la liberté doit être la première loi. Tu crois faire des merveilles en faisant écarteler tes frères par des bourreaux, que fais-tu ? Tu punis quelques coquins imbéciles et tu donnes à des malheureux plus éclairés les moyens de faire le mal avec adresse. Un homme d’esprit peut commettre mille horreurs et ne pas craindre le glaive de ta justice ; jette tes lois au feu, imite la nature ; elle n’en a point fait à l’homme, elle se contente de toucher son âme et d’éclairer son esprit. Porte le jour de la raison dans l’âme de l’ignorant, éclaire son intelligence, et tu n’as plus besoin de lois.

« Le seul désordre que tu aurais à craindre chez les hommes, est celui qu’on remarque chez les animaux qui se battent quelquefois pour une femelle ; supposons que nous nous battions pour les femmes, la cause est fort belle ; nous ne nous égorgerons plus pour cent misères, pour des chiffons, pour des mouftis, l’émétique et l’animal du côté des docteurs.

« Les hommes, revenus à la simplicité de la nature, se battraient moins pour les femmes, parce qu’ils perdraient bientôt ces fantaisies que les peuples policés se sont formés de la beauté. Dis-moi, qui fut le premier sot qui trouva une femme plus belle que l’autre ? — Les yeux, dit Ariste, certain arrangement de parties, les couleurs du teint, l’éclat de la carnation, les détails et l’ensemble qui forment la beauté. — Tu ne raisonnes pas ! la nature ne t’a pas donné ces misérables connaissances, puisque ces charmes ne sont point du goût général. Chez toi, une fille un peu maigre, un petit nez retroussé, sont ce que tu appelles un miracle ; tantôt le miracle change, ce sont les yeux chinois et les dents de Savoyard que tu cours, tes idées sont assujetties au caprice de tes modes. Dans les provinces unies, une masse de chair prodigieusement molle, deux énormes tétons, deux gros bras exactement plats, font tourner une tête hollandaise ; en Allemagne, une gorge qui commence cinq doigts plus bas, qui finit cinq doigts plus bas que les gorges ordinaires, et soixante-deux quartiers de noblesse extasient un baron westphalien. Ce goût pour la beauté varie selon les climats. On voit chez toi des hommes idolâtres, des femmes fort laides ; ton Martin Fréron trouvait feue sa moitié plus belle que Mme Lescombat.

« Toutes les femmes sont belles ; si tes yeux louches ne les trouvent point belles, ne t’en prends pas à la nature, mais à ta décence, à ta pudeur, dont les voiles importuns te cachent leur beauté. Comment une femme peut-elle paraître belle ? Tu ne montres que son visage ; tu ne fais attention qu’à son œil ; un œil fait-il la beauté ? Combien de femmes dont le minois est joli et le reste très laid. La nature a donné, à celles que tu appelles laides, des grâces qui compensent un nez et des yeux qui ne sont pas moulés à ta fantaisie, une main blanche, un bras rond, une belle gorge, un pied mignon, un… que sais-je ? Tout cela ne balance-t-il pas un bel œil ? Fais déshabiller tes dames de Paris, les belles te paraîtront moins jolies, et les laides charmantes.

« Ce législateur, qui faisait déshabiller les filles et les garçons avant de les marier, connaissait la nature et la beauté ; tu crois toujours les usages de ton pays admirables ; tes lois valent-elles celles de la nature ? L’autre jour je disais à ton fermier : — « Ta ménagère est terriblement noire. » — « Je ne sommes pas si regardants, répondit le rustre, notre femme a un côté aussi beau que celui d’une reine, voilà pourquoi je l’avons pris ; dame ! voyez-vous, je ne pouvons pas nous dérouiller la conception avec le teint. »

« L’amour, ce feu sacré que la nature allume dans le cœur de l’homme, est aussi asservi à tes caprices ; tes faux sages, toujours écartés de la nature, ont troublé la liberté de ta passion, chargé ton cœur d’un cérémonial étranger. Deviens-tu amoureux ? il faut que la tête te tourne pendant quelque temps, que tu ailles dire, en tremblant, aux pieds de ton idole que tu l’adores. La belle, stylée à tes usages, doit rougir, faire cent grimaces, rebuter une flamme dont son cœur est également brûlé, tout cela pour prononcer trois lettres, o, u, i ; le mot lâché, il faut que tu aies sur l’instant des convulsions, que tu dises dans les transports de ta folie : « Ô aveu charmant ! ô jour natal de mon bonheur ! ô divin oui, vous m’ouvrez le temple de la félicité ! échos, oiseaux, bergers de ces bocages, allez apprendre à l’univers que je suis heureux, que la tête me tourne ! »

« L’homme n’a que deux moments à être sur la terre, il en perd un et demi pour jouir de la moitié de l’autre. Prends les filles à l’âge de quinze ans ; à cet âge, on dit d’abord oui. Ce sont les filles maniérées qui veulent des soins. Imite les sauvages ; les garçons et les filles prennent une pierre à fusil, frappent d’accord ; la première étincelle qui sort de la pierre est la flamme qui couronne leur amour. Renchéris sur eux ; dès l’âge de douze ans, fais apprendre à tes filles à battre le briquet. »

Nous passions des jours tranquilles dans le château d’Ariste ; le philosophe était pour nous un dieu bienfaisant ; il nous aimait comme ses enfants, nous ne connaissions pas d’autre père, nous étions heureux ; notre bonheur cependant était souvent troublé par le souvenir de nos enfants ; nous nous hasardâmes d’en parler à ce sage, il nous dit qu’il les avait placés dans différents pays, en avait tenu une note exacte, et que ceux qui vivaient nous seraient rendus.

Nous quittâmes de bonne heure la campagne, nous partîmes pour Paris. La maison d’Ariste était toujours pleine, comme celles de la capitale, de bonnes et de mauvaises compagnies. Il nous vint un jour une dévote et un marquis du Tiers-Ordre de Saint-François. La dévote était belle comme Vénus ; elle était vêtue d’une légère étamine ; sa gorge, arrangée par l’amour, transpirait au travers d’un grand mouchoir fin ; sa parure simple, ses atours, unis comme l’innocence, donnaient une expression si vive et si tendre à ses charmes, que le cœur du sage se sentait amolli. C’est dans ces bras dévots, dit-on, que l’on savoure le plaisir avec plus de sensualité ; les voiles du mystère les enveloppent, et le cœur, ouvert à Dieu dès le matin, les prépare pour le soir aux délices de la volupté.

Le marquis avait une belle chemise garnie ; il avait fait broder sur les manchettes le jugement dernier et, sur le jabot, l’enlèvement de Ganymède. La dévote savait un peu la fable, elle lisait la mythologie, le P. Berruyer et la méchante collection de Mlle Uncy ; elle dit au marquis : « Vos manchettes, monsieur, sont édifiantes, mais votre jabot me scandalise. » Ariste, voyant l’embarras du marquis, répondit à la dévote : « Madame, ce que vous voyez brodé sur le jabot de Monsieur est une anecdote de la vie d’Inigo ; madame sa mère rêva, dans sa grossesse, que l’âne de Balaam enlevait son enfant dans les airs, et lui suçait le sens commun ; voilà pourquoi ce révérend père en a toujours manqué. » La dévote, qui était janséniste, parut édifiée du jabot de M. Caraccioli.

On changea de conversation, on parla des bêtes ; Emilor avança que les animaux étaient nos frères. « Comment, dit la dévote, je suis donc, monsieur le philosophe, la sœur de mon chien ? — Assurément, madame. — Quelle horreur ! dit le marquis, la religion n’a jamais tenu un pareil langage ; lisez mes œuvres sacrées, vous ne trouverez pas un mot qui puisse appuyer votre système… oh ! ceci est original, je serais donc le frère d’un âne ? — Oui, monsieur le marquis, vous êtes le frère d’un âne, cela est prouvé dans mille endroits de vos capucinades. Dieu n’est-il point le père commun des hommes et des animaux ? les enfants d’un même père, ne sont-ils point frères[13]. Allons, monsieur, point d’orgueil, reconnaissez votre sang, il est de la même couleur : pour moi, plein d’entrailles pour mes frères, j’embrasserais un cheval avec plus de cordialité que Fréron, parce que mon frère le cheval n’a pas l’âme si noire ; j’aime, voyez-vous, mes parents à proportion de ce qu’ils sont plus honnêtes gens ? — Voilà du dernier détestable ! dit la dévote, je ne pourrai plus manger de poulets ; les frères se mangent donc ? — Oui, madame, dans la grande famille des êtres, les frères se mangent les uns les autres, comme dans la petite famille des hommes. — Oh ! cher Ariste ! vous vous perdrez dans la compagnie de cet homme ; a-t-on jamais soutenu rien de plus impertinent ? Selon le système de Monsieur, les dindons de Jérusalem étaient les frères des Machabées, et les ancêtres de M. le Marquis. »

La conversation fut interrompue par l’arrivée d’un petit abbé poupin : c’était la plus aimable fanfreluche de Paris. M. l’abbé minaudait, se donnait des airs d’anéantissement, il eut même des vapeurs et le ridicule de nos femmes de condition ; il tint une conversation décousue, un discours à la filigramme : « Ah ! monsieur Ariste, que le convulsionnaire est maussade ! nos étourneaux s’extasient, sans savoir pourquoi, au jeu de ce comédien automate… ; j’ai abandonné le Luxembourg, on n’y voit que des moineaux et les marchandes de la rue de Buci… On dit que nous conservons cette campagne notre attitude sur le Rhin, voilà bien des campagnes d’attitudes… M. de S***[14] va être contrôleur des fourrages à l’armée ; on dit que, pour épargner les rations et distraire l’appétit des chevaux, il leur fera lire le journal étranger… Le Pape continue d’être enchanté de son cher cousin Barbarigo, qu’il convient de canoniser… À propos, savez-vous que nous avons trois armées en Allemagne, une dans le tombeau, une sur le bord de la fosse et l’autre qui suit… Le duc D… a une petite maison à croquer et une créature délicieuse, le minois le mieux chiffonné… La Baronne… monte en graine, elle veut encore fixer les amants ; elle a tort ; les femmes ne sont pas comme les violons de Crémone, plus on joue dessus, plus ils sont bons : nous sommes délassés des bateaux plats ; pour prouver que les tremblements de terre ont influé sur les crânes de la nation, nous allons faire construire des bateaux plats sans voiles et sans mâts ; M. Ber… en a pris le dessin sur l’estampe des moulins à barbe qu’on trouve dans les boutiques de nos barbiers, on les armera de têtes à perruques et d’excellents bras de bois que le chevalier Laurent[15] fera remuer. Ils partiront de Brest, et viendront à l’ordinaire échouer à l’embouchure de la Vilaine ou contre les landes de la Roche-Bernard… Connaissez-vous la chanson « elle ne parut que ce matin… » on dit que le caporal de Wesel persifle joliment les perruquiers français… à propos, M. Ferdinand… « ah ciel ! s’écria-t-il en regardant sa montre, il est cinq heures, je dois être chez la Duchesse… elle s’impatientera, je la trouverai pétrifiée… » il partit comme un éclair.

Ariste nous fit voir les spectacles de Paris ; il questionna mon mari sur ce qu’il pensait de la scène française. — « Ton théâtre, lui dit-il, est la gloire de la nation et le triomphe des spectacles de l’Europe ; c’est le seul qui éclipsera dans l’histoire les histrions d’Athènes et de Rome ; ta langue accentuée par la vérité et formée pour être l’organe de la philosophie, est devenue celle des peuples polis et des étrangers curieux de la culture de leur esprit ; mille chefs-d’œuvre dramatiques l’ont enrichie, le Français, toujours sage, la plume à la main, s’est assuré pour toujours l’empire de la scène. Tous les peuples ont mêlé des difformités à leurs productions ; on voit, dans leurs pièces, les morceaux les plus grands, balancés par des absurdités révoltantes, ou des ridicules monstrueux. Ta scène, corrigée de bonne heure des imperfections que toutes les choses ont nécessairement dans leur naissance, voit aujourd’hui le vrai marcher avec ordre ; l’action du drame se passe sous les yeux, le bon sens la fixe au court espace de vingt-quatre heures, pour resserrer l’intérêt que nous prenons aux malheurs et aux vertus d’un héros qui nous touche.

« Le génie et l’imitation de la belle nature ont formé les règles de ton théâtre, la décence, la fleur de l’esprit, le soutiennent et le décorent ; ailleurs les vraies beautés sont remplacées par des concetti affectés, des pointes surannées, un burlesque trivial, enfants informes d’une joie grossière : chez toi, c’est l’enjouement délicat, la fine plaisanterie, et si quelquefois le persiflage y lance ses traits, ils ne sont point aiguisés par la haine, émoussés par la folie, c’est Momus qui les lâche dans le séjour des dieux. Qui aurait cru que les enfants de la mère sotte, les fils du prince des sots, les neveux des bateleurs, des jongleurs, eussent un jour été les maîtres de la scène ! Que d’obligations n’as-tu pas à Molière ! Il est cent fois plus grand que ton Corneille.

« Les Anglais, encore étrangers dans l’art de Melpomène et de Thalie, trouvent ton théâtre ridicule, à cause que l’amour y donne des lois. Le dieu qui embellit l’univers, peut-il déparer le spectacle ? Est-il étonnant qu’une nation qui n’aime que par consomption, chez laquelle l’amour est une maladie, ne le puisse supporter dans Zaïre ? Des raisons d’humeur ou d’infirmités peuvent-elles te faire renoncer à mettre en actions, dans tes jeux, l’idole à laquelle les cœurs sacrifient.

« L’amour est une vertu en France. Tes Bayard, tes Montmorency, tes Châtillon et tes premiers seigneurs, servaient l’honneur à ce dieu. Tes vieux romans sont les monuments durables de leur amour sage et de leur respect pour leurs dames. Un peuple, qui a reçu de ses aïeux un penchant aussi noble, peut-il l’ôter de ses spectacles ? Quelle langueur n’y trouverait-on pas sans ces tableaux ? Les passions honnêtes ne rougissent point ; il est digne de ta reconnaissance ; tu lui dois ton génie et Zaïre.

« La couronne de Terpsichore, possédée longtemps par les Italiens, est sur ta tête. Quelle grandeur exprimée dans les caractères d’un opéra tragique ! quelle légèreté dans tes pantomimes ! quelle finesse dans tes opéras comiques ! la saillie des chansons, l’air fin des vaudevilles n’ont pu être imités des autres nations.

« L’harmonie ne tardera pas à placer son trône à Paris. La musique italienne, toujours si semblable à elle-même et dont les modulations précipitées fatiguent l’oreille du sage, lassera le goût de ses partisans. Encore un Rameau, et le spectre de la musique est entre tes mains ? Les vaines et les vicieuses déclamations de M. Jean-Jacques, qui ne trouve rien à son gré que ses propres paradoxes, ne doivent point imposer des lois à ton goût ; laisse-le en possession d’abuser de l’aménité de la nation, laisse-le crier pour ne rien t’apprendre.

« La tragédie n’est pas de mon goût ; il ne faut ni génie, ni esprit, pour mettre un roman en action ; mais il en faut pour faire une comédie. La monotonie de tes tragédies m’ennuie à mourir ; le prolégomène qu’il faut essuyer, ses catastrophes jetées toutes dans le même moule me déplaisent, l’éternelle contexture de cinq actes pour faire pleurer est insoutenable. Pourquoi cette sottise ? est-ce à cause qu’un garçon apothicaire, nommé Aristote, t’a dit qu’il fallait cinq actes pour tirer les larmes du spectateur ? Les contre-sens du sieur Le Kain, ses convulsions, son insensibilité théâtrale, son air fatigué, l’écume qu’il jette, son organe disgracieux, les gestes croisés, tout cela me rend l’acteur et la tragédie détestables.

« La plupart de tes histrions de Paris ne valent rien ; ton Gascon a un organe embarrassé, il grimace ; son geste est trop uniforme, son accent déplaît, il chante trop ses finales, il se ride trop souvent le front et allonge trop le col. Paulin a une voix sonore, il est sans action, sa raideur est fatigante. Blainville remplit avec une sorte d’honneur le rôle de la statue au festin de Pierre. Dubois fait assez bien en riant des récits tristes et sérieux ; il a toujours un pied en l’air, il est très content de lui-même. Il est bien généreux de s’applaudir lui seul. »

Nous vîmes jouer Le Misanthrope ; cette pièce nous plut infiniment ; elle était dans le caractère de notre cave. La finesse de cette comédie est admirable, et personne n’y fait attention. Le spectateur rit d’Alceste, sans savoir pourquoi, comme l’on rit à Paris. Molière, dans Le Misanthrope, a peint l’homme tel qu’il doit être, et les gens rient parce qu’ils ne sont point ce qu’ils doivent être. Ce sont des hommes ivres qui se moquent d’un homme sobre.

Quelques jours après, nous suivîmes Emilor à la bibliothèque d’Ariste. En lisant les titres des livres, il portait en deux mots son jugement sur l’auteur et sur l’ouvrage. Nous commençâmes par M. de Voltaire : « Ta nation, dit-il au comte, n’a produit rien de mieux que cet homme ; les charmes de la diction, la beauté des images, la finesse des antithèses, le sel de la fine plaisanterie, tout est divin. Ton Homère, qui a extasié l’antiquité, m’a ennuyé à mourir ; je n’ai lu ni prose, ni vers de ton Voltaire, qui ne m’aient enchanté. Les sots Égyptiens ont dressé de hautes pyramides pour s’immortaliser ; leurs copistes ont fait le Colosse de Rhodes et tes merveilles du monde. Pour élever ces niaiseries il fallait du cuivre, des pierres et des gens pour leur faire perdre leur temps ; ces anciens innocents ont cru étonner la postérité, ils ont réussi à charmer les sots. Voltaire étonnera davantage tes neveux, que ces amas de pierres et de briques.

« Tes Parisiens, que j’aime parce qu’ils sont bons et honnêtes, devraient faire jeter à leurs dépens la statue de ce grand homme leur compatriote, la placer à côté du plus grand de tes rois ; tu m’entends ? c’est sur le Pont-Neuf, vis-à-vis de son héros, que j’aimerais à le contempler. Tu devrais rendre cet hommage à son génie avant qu’il meure, cette faveur de la patrie adoucirait l’amertume de la mort. Ce monument ferait mieux l’éloge du bon goût de Paris, que l’amas de pierres de ta neuve mosquée et le mausolée magnifique élevé à ton curé Languet, pour avoir honnêtement volé son prochain en imaginant des loteries défendues par les canons de l’Église[16].

« L’Histoire naturelle, excellent livre : les observations sur les animaux m’ont réjoui, la politesse des lapins m’a fort amusé. M. de Buffon assure que les jeunes lapins ont un respect attentif pour leurs grands-pères ; quand ils voient passer leur trisaïeul, ils se rangent de chaque côté pour lui faire les honneurs de la garenne ; ou s’ils se promènent avec lui, ils donnent toujours le haut du pavé au bonhomme. Dis-moi ; où tes lapins ont-ils appris ton savoir-vivre ? ont-ils lu tes Marguerites françaises[17] ?

« Histoire ancienne, jette ces fables au feu, et généralement toutes tes histoires. As-tu peur d’oublier que tes hommes ont été méchants ? Il n’en manquera jamais sur la terre pour te l’apprendre. Choisis dans l’histoire, fais un recueil des bons rois, l’ouvrage sera portatif, ta nation pourra t’en fournir jusqu’à Louis XII, Henri IV et Louis XV. Ton Louis XIV, n’a été que redoutable ; sans les arts qui ont illustré son règne, on ne parlerait peut-être point de lui.

« Histoire du peuple de Dieu, par le frère Isaac Berruyer. On ne peut rien ajouter à ce scandale.

« Dictionnaire de l’Encyclopédie, ouvrage admirable, digne des siècles des… des… et des… Les Satires de Boileau, ce n’est point mon poète. Corneille m’ennuie quelquefois ; le Cid ne vaut rien, Rodogune me ravit. Racine a des morceaux admirables ; je n’ose dire tout haut qu’Athalie ne me plaît point ; Joad est un scélérat. Crébillon : tout est bon, hors Catilina. Bernis, ses poésies sont charmantes ; ce sont des fleurs dignes d’orner la gorge d’Égérie. Marmontel, ses contes sont très jolis ; c’est le style des femmes galantes. Rousseau : c’est l’Horace français. Ton Bayle est le plus grand de tes écrivains. Montesquieu ? les Anglais sont aussi étonnés que moi que tu aies produit cet homme.

« L’Esprit, j’aime ce livre, je loue l’auteur de ses soins ; de toi à moi, l’esprit est encore rare. Tes pères ont étudié six cents ans celui d’Aristote ; ils étaient bêtes, tes pères ! Ton Paris, où l’on croit qu’il y a tant d’esprit, n’en remplirait pas la moitié du faubourg Saint-Germain ; il n’y en a pas encore dans le Marais ; tous autres faubourgs fourmillent d’innocents. La Hollande, malgré son or, la Prusse, malgré les cruelles conquêtes de son roi, seront toujours sans esprit. En Allemagne, on fait cent lieues sans trouver une personne de génie ; dans ta Bretagne, l’esprit est tombé en quenouille ; ta Champagne en aura quand toutes les parties du monde en seront pourvues. C’est le nombre des sots qui a effrayé sans doute M. Helvétius.

« Traité des études, par M. Rollin. La nature est préférable aux phrases de ce rhéteur. Le Sublime, allongé par Longin, est du galimatias : ton Mathanasius est plaisant pour les pédants et les érudits. Le Franc, de Montauban : j’aime sa Didon, son voyage et ses jolis vers ; son discours qui a ennuyé toute la France, ne m’a pas ennuyé, je ne l’ai pas lu. Ta Sévigné est ma bonne amie ; j’aime son cœur et son style, c’est la nature ; son cousin a du bon ; je suis du goût de M. de Voltaire, nous aimons mieux la cousine. Montaigne, c’est un prodige pour son siècle ; il mérite l’estime de tes neveux. Rabelais me fait pitié. Tes Mémoires de l’Académie sont des livres trop gros : les in-folio m’épouvantent ! Tes dictionnaires en général, ne valent rien. Milton, il faut le laisser admirer aux Anglais. Mme Deshoulières, je l’aime avec ses moutons ; j’admire l’esprit fort de cette femme, on voit un air de philosophie dans ses vers qu’on ne trouve point dans les auteurs de son temps. Molière, ô le grand homme ! Je l’adore. Regnard, je l’aime quand il s’approche de Molière. Piron, je le mets entre ces deux grands hommes quand je lis sa Métromanie. La Fontaine, il est bon, il est beau, il est si naturel ; quand je l’entends conter, je crie toujours, contez encore, cher La Fontaine. Jean-Jacques Rousseau, ce n’est pas mon homme ; je le lis, le relis, je le prends par la tête, par la queue, je veux m’instruire, je n’apprends rien ; il me donne de l’humeur et je finis par m’étonner. Fontenelle, je n’ai point assez d’esprit pour l’entendre ; il a tort ; il m’ennuie. Newton, j’admire son travail. Pope, il faut être Anglais pour l’apprécier ; l’abbé du Renel lui a fait honneur. Don Quichotte, livre excellent pour amuser un tire-au-vol. L’année littéraire, tous les sifflets ont été pour ce barbouilleur. Pope a fait le portrait de ce polisson en quatre vers :

Sourd aux cris du bon sens, il va toujours son train
Insensible au sifflet, on le déchire en vain ;
C’est un sabot qui dort sous le fouet qui l’agite
Par le mauvais succès son courage l’irrite.

« Histoire de Marie-à-la-Coque, ouvrage d’un imbécile qui savait le français. Le Colporteur, chiffon d’un écrivassier sans génie ; Chevrier a tiré l’idée et la marche de son mauvais livre de la brochure intitulée la Maillebose, ou la nouvelle Nuit de Straparole, aventure d’un colporteur. Chevrier a grossi son libelle de quelques méchantes anecdotes que tout Paris savait. Le Colporteur de Straparole est écrit parfaitement, le Colporteur de Chevrier pitoyablement ; c’est l’âne de la fable qui caresse son maître.

« Histoire des Vampires, ouvrage de décrépitude. Traité de vrai mérite, titre admirable, ouvrage manqué. Mercure de France, recueil de rapsodies, digne d’amuser les femmes de chambre. Le Journal de Verdun, précieux livre pour orner l’intelligence des curés de village ; c’est le journal de tous les pasteurs ; il sert à leur former l’esprit, comme l’Almanach des bergers aux ignorants et aux gens qui ne savent point lire.

« Les Annales belgiques, par M. Dumée, à Douai chez Derbaix, imprimeur du Roi ; ouvrage sec, fort sec et très sec, avec un beau catalogue des conseillers et des procureurs du Parlement de Flandres. Le catalogue paraît fait de main de maître, c’est un chef-d’œuvre ; on ne saurait trop recommander la lecture du catalogue.

« L’Histoire de France, par le P. Daniel ; tout bon Français doit flétrir cette histoire, charger de honte et d’opprobre son indigne auteur. Le méprisable frère Daniel, pour blanchir le crime, et servir le fanatisme, a pâli la vérité, donné des vertus à des Rois qui n’en avaient point, loué son scélérat de P. Coton, et supprimé misérablement des circonstances essentielles.

« Maimbourg, abominable menteur, digne de faire encore l’admiration des sots et des fanatiques. Le P. Bonjours, je ne sais ce qu’il veut dire dans son art de bien penser sur les ouvrages d’esprit en le lisant, je dis comme Angélique :

Expliquez-vous ou laissez-moi rêver.

« Mahomet, tragédie[18]. Voltaire a dédié cette pièce au Pape ; le trait est hardi ; c’est parler de corde dans la maison d’un pendu. »

Nous allâmes de bonne heure à la campagne ; Ariste fut attaqué d’une maladie lente et dangereuse ; il vit bientôt qu’elle le conduirait au tombeau ; il arrangea ses affaires, nous donna son bien, qui montait à cinquante mille livres de revenus. Au lit de la mort, il nous fit appeler, et nous tint ce discours :

« La Nature, mes chers enfants, vous a montré sa lumière ; vous n’avez point connu le fanatisme et la superstition que tous les peuples ont placés à côté de la Divinité ; suivez la loi que le Ciel a gravée dans votre cœur et sur tous les climats ; aimez tous les hommes ; avant de faire la moindre action, réfléchissez si vous n’attentez pas au droit de personne ; et si quelqu’un vous nuit, soyez plus justes et meilleurs que lui. » Il nous embrassa tendrement, et rendit l’âme l’instant d’après.

Nos larmes ne cessèrent de couler : l’image d’Ariste, ou plutôt son esprit, est toujours avec nous ; nous suivons ses conseils, nous pratiquons l’hospitalité, nous aidons de nos richesses les pauvres de la paroisse et des environs ; nous jouissons innocemment des bienfaits du Créateur ; nous ne faisons aucune mauvaise action ; ni les remords ni le fiel de la superstition ne troublent nos plaisirs, nous les goûtons aussi purs que la nature les a faits. Emilor, que j’appellerai dorénavant le comte de Saint-Albin, s’occupe de l’étude et de la culture de ses terres.

Depuis la mort d’Ariste, nous avions écrit pour nous informer des deux filles confiées à deux de ses amis ; les recherches de notre père et les nôtres furent inutiles ; ce souvenir altérait notre bonheur. Un soir, une jeune fille déguenillée vint demander à coucher à la ferme. La fermière lui trouva des traits si ressemblants aux miens, qu’elle en fut frappée, elle accourut m’annoncer cette nouvelle : « Madame, me dit-elle, voulez-vous que je vous amène une pauvre fille, qui vous ressemble comme deux gouttes d’eau ? — Est-elle dans le besoin, Marguerite ? il faut l’aider, ce château est l’asile des malheureux. » La fermière m’amena la fille, je fus émue en la voyant ; j’appelai le comte, il parut aussi agité. « D’où êtes-vous ? » dit-il à cette fille. — « De Saint-Quentin. — Ô Ciel ! m’écriai-je, êtes-vous cette Babet confiée au chanoine ?… » Babet, interdite, demanda d’où je la connaissais. « Venez m’embrasser, vous êtes ma fille ; votre figure, votre nom et mon cœur me l’assurent. »

Babet, qui ne concevait rien à nos caresses, n’osait trop se livrer au sentiment qui parlait déjà à son cœur. Le comte s’aperçut de son embarras, lui demanda si elle n’avait point une croix d’or. « Ô ciel ! s’écria-t-elle, j’ai cette croix, on m’a dit qu’elle aurait fait un jour ma fortune ; ma mère m’a bien recommandé de la garder précieusement, malgré ma misère, je l’ai observée ; grand Dieu, se pourrait-il ! ah ! madame, quoi une malheureuse fille… » Babet ne pouvait démêler dans ce moment le trouble qui agitait son cœur, elle remit la croix à son père. Le comte alla chercher le registre d’Ariste et lui montra son article : « J’ai remis à mon ami M…, chanoine de Saint-Quentin, une fille née dans ma cave ; on trouvera cette anecdote signée de mon nom sur un morceau de vélin enchâssé dans une croix d’or que j’ai remise avec l’enfant. »

On brisa la croix, Babet, assurée de sa naissance, se livra à la douceur de retrouver un père et une mère ; sa figure, ses caresses et son esprit flattèrent notre amour-propre : ma fille était de ma taille, je lui fis donner des habits, elle nous parut ravissante sous sa nouvelle parure, le comte ne cessait de la regarder, il retrouvait dans ses traits l’expression de ceux qui l’avaient captivé dans mon printemps. Nous demandâmes à notre fille l’histoire de sa vie ; elle rougit, se tut un moment, puis elle nous dit : « Si les faiblesses de l’amour sont capables de déshonorer votre sang, plaignez-vous au Ciel de m’avoir donné le jour, je n’ai suivi que les tranquilles impressions de ce dieu, le mauvais exemple et le libertinage ont entouré mon berceau, mes premiers soupirs ont été des crimes amoureux, et le naufrage de mon innocence, le moment le plus délicieux de ma vie.

« Le feu de la vertu semblable au feu superstitieux de Vesta, m’a paru allumé par la politique ; j’ai vu l’inutilité d’entretenir la flamme aussitôt que j’ai connu les hommes ; le désir et l’empressement qu’ils ont marqués à l’éteindre dans mon cœur m’ont fait croire qu’elle n’était rien. Les assemblées, les tête-à-tête, les promenades, les carrosses publics, les grands chemins, partout où j’ai trouvé des hommes, j’ai rencontré des ennemis de ma vertu. Pouvais-je rougir seule des faiblesses de l’humanité, et trouver la vertu aimable, quand mille ravisseurs déclamaient contre elle ? elle m’a paru plutôt une indisposition de l’âme qu’un bien réel. Et comment pouvais-je sans stupidité la préférer à l’instinct naturel du plaisir ? » Après ce début, ma fille nous raconta son histoire.


  1. La plupart des lecteurs avoueront, s’ils sont sincères, d’avoir fait ces petites polissonneries dans leur enfance. M. l’Évêque de… me dit un jour : j’ai joué à ces jeux innocents avec des petites filles de mon âge ; elle me faisaient des si, des pourquoi, sur des petites misères que la nature n’avait pas encore honorées de ses regards. Je me rappelle d’avoir répondu à une de ces petites curieuses. Ma bonne amie, cette légère différence est précisément la raison pourquoi je t’aime mieux que ton frère le poupon. Mon cher, répondit la jeune demoiselle, j’aime aussi cette différence. Ces jeux puérils paraissent être dans la nature. La pudeur est une vertu d’éducation. Un enfant montre-t-il son derrière ? on lui dit : Petit coquin, cache ton cul ! L’enfant le cache : le montre-t-il encore, on le fouette ; et à coups de martinet, on lui entasse la pudeur par derrière.
  2. M. le marquis de Caraccioli et les sots disent quand il tonne, que le bon Dieu est en colère : apparemment que le bon Dieu ne se fâche que dans l’été.
  3. Si Imirce avait su le grec, elle aurait su que c’était le Kirie eleison.
  4. On doit excuser Imirce, elle ne connaît pas encore la religion, le mérite d’un habit de capucin, ni l’excellence et l’utilité des vœux monastiques. La nature ne peut lui inspirer que l’horreur pour cet état. La révélation rectifiera sans doute ces mauvais sentiments de la nature.
  5. Alexandre, César, Louis XIV et Frédéric n’auront jamais l’immortalité des rois de cœur, de pique, de trèfle et de carreau. Ces quatre rois placés au Temple de Mémoire devraient guérir leurs confrères de la vanité des conquêtes.
  6. La petite vérole et l’art de chiffrer nous viennent des Arabes.
  7. Les morts de l’Hôpital sont traînés par des hommes ; on croirait les déshonorer s’ils étaient tirés par des chevaux : cet honneur chatouille infiniment les défunts, à ce qu’on croit à Paris.
  8. Les Nègres appellent le diable le Manitou.
  9. Ce n’est pas seulement le peuple qui tient des conversations sur les bourreaux, j’en ai été excédé dans la bonne compagnie ; chacun vantait avec chaleur les talents de sa province, en contait de jolies anecdotes. J’ai connu un riche Anglais, en commerce de lettres avec les bourreaux de dix à douze villes. Je le trouvai un jour à trinquer au centre de six. Les bourreaux sont des chirurgiens que nous méprisons mal à propos. Voyez leur article dans l’Encyclopédie, M. Diderot les a embellis.
  10. Bannière qui tomba du ciel avec une bouteille : du temps passé, il nous venait beaucoup de raretés et de colifichets du ciel ; mais depuis que nous commençons à être incrédules et avoir un peu d’esprit, il ne nous vient plus rien de là haut que ce que les philosophes en ont toujours vu venir, la pluie, la grêle, le tonnerre, les brouillards, la grippe et la coqueluche.
  11. Le Devin du Village, par le grand Démosthène de notre petit siècle.
  12. Le cocuage et un bas percé sont à peu près la même chose. Un homme élégant marche fièrement dans une place publique avec un trou à son bas ; si un sot vient lui dire : « Monsieur, votre bas est percé », cet homme rougit, devient honteux ; dirait-on qu’un trou à de misérables chausses ferait un effet si surprenant sur l’âme d’un être raisonnable ? Le cocuage est l’histoire du bas percé.
  13. Les animaux, selon Moïse, sont nos aînés.
  14. Contrôleur des finances et de la vieille vaisselle, ce ministre fameux avait trouvé des ressources merveilleuses dans la croix de sa paroisse, et dans les plats à barbes des financiers, qui, plus citoyens dans cette partie que dans l’autre, ont sacrifié généreusement leurs boîtes à savonnettes.
  15. M. Laurent de Bouchain, honoré du cordon de Saint Michel pour avoir construit au Pont-Péan, en Bretagne, des machines connues depuis deux cents ans, dans le pays de Liège, a fait un bras de bois à un invalide avec lequel ce soldat écrivait. Ce petit miracle a été annoncé dans les papiers publics. Les innocents de Paris ont élevé le chevalier Laurent jusqu’aux nues, comme Thérèse Sancha et sa famille, le chevalier de la Triste Figure. Un poète plus innocent que les Parisiens et les Sancho, a honoré le phénomène d’un très joli poème. L’origine du bras de bois vient de l’invention d’un certain Dubois, arquebusier, demeurant à Paris, vis-à-vis l’égout de la petite Taranne. Cet habile artiste faisait, vingt-cinq ans avant l’existence du chevalier Laurent des bras artificiels, en fournissait les manchots de Paris, des provinces, et en faisait même des pacotilles pour les Indes ; il en fabriqua un pour un curé du diocèse de Sens, avec lequel ce prêtre remplissait les fonctions de son état, et donnait, pour trois sols, des extraits des registres de la paroisse. Dubois n’a point fait de bruit parce qu’un gueux, selon notre façon misérable de voir les objets, ne peut rien faire de merveilleux. M. Laurent, cinquante ans après, a copié son invention, il a réussi. M. Paris de Montmartel et la bande des publicains ses confrères, ont préconisé M. le chevalier de Bouchain ; voilà un homme miraculeux ! Le Sr. Dubois, malgré les fripons, les fermiers généraux et les sots, conservera toujours l’honneur de l’invention, et l’histoire oubliera son copiste.
  16. Le bon sens, en voyant le mausolée du prêtre Languet, demande à propos de quoi on a fait cette dépense. Je n’ai jamais regardé ce monument sans humeur.
  17. Dictionnaire de compliments, d’où nos pères puisaient leur savoir-vivre.
  18. La tragédie de Mahomet fut arrêtée à la quatrième représentation par la cabale des dévots. Après la lettre du Pape où M. de Voltaire est canonisé tout vif, on remit la pièce au théâtre. Voici l’annonce qu’on afficha dans toutes les rues :
    MESSIEURS ET DAMES

    Vous êtes avertis que le grand Mahomet, qui avait été banni de France, après avoir été exposé pendant trois jours à la risée du public (cette plaisanterie n’est point fondée, Mahomet est une de nos excellentes pièces. L’auteur du Pamphlet a tort ; à Paris, on sacrifie le beau, la vérité et les Chefs-d’œuvre de l’esprit au plaisir de rire), s’étant rendu à Rome pour y gagner le Jubilé, a été absous par notre très saint Père le Pape ; en sorte qu’il est revenu dans cette capitale, où il opérera des merveilles, que l’esprit peut-être ne comprendra pas ; mais qui n’en seront pas moins admirables pour tous ceux qui, à l’exemple du vénérable frère Nicaise, les considéreront avec les yeux de la foi. La liste des miracles qu’il doit faire se trouve chez la veuve Denis (nièce de M. de Voltaire). Le convulsionnaire (Le Kain, acteur outré et très laid) continuera pour lui ses exercices. Les Dames grosses sont surtout invitées à le venir voir.