Imirce ou la Fille de la nature (éd. 1922)/05

J. Fort, éditeur (p. 185-194).

Dulaurens - Imirce, ou la Fille de la nature, 1922 - Bandeaux
Dulaurens - Imirce, ou la Fille de la nature, 1922 - Bandeaux


HISTOIRE DE LUCRÈCE




Lucrèce était trop jolie pour soutenir l’idée romanesque que nous donnons à la fable ancienne de son nom. Elle est de Châteaubriand, en Bretagne, petite ville qui fournit beaucoup de filles du monde et de prêtres. Son père était un pauvre gentilhomme qui assistait aux États de province avec ses chausses percées ; il vivait d’une petite métairie ; la galette, les noix et les châtaignes faisaient toute l’année sa nourriture. Cette vie frugale avait porté Lucrèce à la friandise, elle n’avait point d’argent pour en acheter, le père n’était pas volable, elle fit des connaissances.

Les boulangers de Châteaubriand font les biscuits et les macarons. La figure charmante de Lucrèce plut à un garçon boulanger ; le drôle s’aperçut de sa gloutonnerie ; il lui donna des soins et des macarons, il eut son pucelage ; c’était le donner à bon marché ; mais quand Lucrèce aurait fait la renchérie elle n’aurait pu trouver la valeur de cinq livres de macarons sur le bijou. Les garçons de Châteaubriand n’achètent jamais ces sortes de choses ; les filles ont encore l’habitude de les donner pour rien, c’est la seule simplicité qu’elles aient conservée du premier âge.

Le boulanger ne fournissait que des biscuits et des macarons, Lucrèce voulait de la variété. Le jardinier d’un couvent de moines fut sensible à ses charmes ; pour des noisettes et des pommes de rainette, il eut ses faveurs. Le fils d’un marchand épicier avait des bonnes choses. Lucrèce fut sa maîtresse pour des prunes. Son père eut un gros rhume, il fit usage des tablettes de guimauve ; Lucrèce en tâta, elle prit goût aux tablettes de guimauve ; elle en demanda à un garçon apothicaire, qui, moyennant ses faveurs, lui en fournissait abondamment.

La médisance me fit naître le désir de connaître Lucrèce. Instruit de son goût pour la friandise, je commandai une tourte de frangipane ; le lendemain je proposai tout naturellement à Mlle Lucrèce de venir la manger avec moi ! Ses amoureux n’avaient jamais rien proposé de pareil ; Lucrèce ne put tenir contre la tourte de frangipane. Elle vint à l’heure assignée, mangea la tourte ; et dès qu’elle fut engloutie, elle m’accorda ce qu’elle avait accordé aux autres. J’étais flatté d’avoir une jolie fille à si bon marché. Pendant deux mois je l’accablai de dragées et de friandises : le jardinier, l’épicier, le boulanger et le garçon apothicaire n’avaient plus rien, elle trouvait tout dans son nouvel amant, elle se croyait heureuse.

Pour trouver l’occasion de voir plus aisément ma maîtresse, je fis connaissance avec son père ; ce brave gentilhomme aimait à parler des États de sa province, des beaux privilèges de la Bretagne, et surtout de l’histoire du catéchisme de M. de Vauréal[1]. Il me prit en amitié ; je continuais d’accabler la fille de bonbons dans le dessein de la rendre malade. J’avais pénétré la beauté de son caractère ; je lui trouvais de l’esprit, elle n’avait d’autre défaut que la gloutonnerie, j’avais pour principe que l’excès seul pouvait l’en guérir ; je la crevais de friandises. Ces drogues enflammèrent son sang, une fièvre violente la mit à l’extrémité ; les soins que je donnais, l’attention de lui faire avaler beaucoup d’eau, lui rendirent la santé. Lucrèce, comme le soleil sortant d’un nuage épais, reparut plus belle ; mes attentions dans sa maladie achevèrent de me gagner son cœur ; elle perdit entièrement le goût de la friandise, lui substitua celui de la lecture ; son cœur s’attacha tellement au mien qu’elle ne comptait de moments heureux que ceux que nous passions ensemble. Sa confiance depuis a toujours fait mon admiration.

Les dragons d’Elbeuf vinrent à Châteaubriand ; trois semaines avant leur arrivée le curé de la paroisse dont le zèle aveugle et fanatique faisait plus de mal que de bien, prêcha contre les dragons. Au premier coup de tambour, tout trembla dans cette petite ville ; les pères et mères crurent leurs filles égorgées, il ne mourut personne. Les dragons ne s’alarmèrent point de cette crainte ; ils savaient qu’elle ne durerait pas ; ils en plaisantaient eux-mêmes ; et quand la nuit venait, ils criaient charitablement : « Pères et mères, ramassez vos filles ! » Petit à petit, le beau sexe breton se fit avec eux. Une fille est un animal fort doux, qu’on apprivoise aisément. Le curé avait beau prêcher, ses plates figures de rhétorique ne tenaient point contre les dragons.

En moins d’un mois, ces messieurs s’arrangèrent tellement, que chacun avait sa chacune ; les bois, les genêts qui entourent la petite cité, servaient de théâtre à leurs amours ; on y trouvait des mantelets de condition, des boîtes à mouches, des évantails, des breloques, des aiguilles à tricoter ; et contre les règles de nos drames, la scène souvent ensanglantée.

Un matin que je lisais le long d’une haie épaisse, j’aperçus Lucrèce qui venait de sa métairie. Un officier se hâtait de la rejoindre ; j’avançai vers l’endroit où ils s’étaient arrêtés ; l’officier lui disait de ces douceurs qu’ils ont coutume de dire aux filles, ce sont toujours les mêmes propos : « Vous êtes charmante, quelle figure ! je vous adore ; si vous résistez à ma flamme, mon parti est pris, cruelle, je me désespère ». Il tira son épée, s’en tourna la pointe vers le cœur[2]. Lucrèce sourit à cette comédie, et lui dit : « Si je vous croyais méchant, vous me feriez peur ; mais vous aimez trop votre prochain et vous-même pour craindre que vous attentiez à des jours que vous voulez me consacrer ; remettez tranquillement votre épée dans sa place, ces singeries n’effraient que les folles ; mon cœur est attaché, rien au monde n’est capable d’en ôter celui que j’aime. » Le ton dont elle prononça ces paroles, fit connaître au militaire qu’il n’y avait rien à espérer ; il la quitta. J’avançai précipitamment le long de la haie pour me trouver en face de ma maîtresse, qui fut surprise agréablement de me voir ; elle allait me raconter son colloque avec l’officier, lorsque je lui dis : « J’ai tout entendu, ma chère Lucrèce, tu as rempli mon âme de cette heureuse certitude qui fait son bonheur ; je connaissais ton cœur, il n’avait qu’un langage, c’est celui de la vérité. »

Les dragons partirent ; le curé, pour rebénir sa paroisse et remercier le Ciel de leur départ, fit une procession où l’on eut tous les malheurs possibles. Cette fête partit à sept heures du matin pour aller dans un village à deux lieues de Châteaubriand, chanter une messe à Sainte-Anne. À quelques pas du village, les polissons qui sont toujours à la tête des processions, où ils prennent le haut pavé, députèrent six de leur corps pour sonner les cloches ; du premier branle, ils en cassèrent deux. Après le service, l’on déjeuna ; comme l’on faisait force omelettes, le feu prit dans la poële, de là dans la cheminée, et consuma le cabaret. En retournant, la procession passa sur un vieux pont de bois. Le pont chargé de tant de monde, rompit, la procession tomba dans la rivière.

À une lieue de Châteaubriand, cette fête fut rencontrée par celle d’un village voisin qui avait aussi eu des dragons. Les deux processions réunies marchèrent quelque temps ensemble assez tranquillement. La bannière de Rougeai faisait plus de bruit que celle de Châteaubriand, à cause que le fer de la lance était un peu rouillé. Choqué de ce grincement, le porteur de celle de Châteaubriand dit à celui qui portait celle de Rougeai : « Mon gars, tu fais bien le faraud avec ta bannière ; tu fais trop de bruit ; sais-tu que la nôtre est d’une autre conséquence que la tienne ? » Son camarade repartit que celle de Rougeai valait bien celle de Châteaubriand ; les porteurs de bannière s’échauffèrent ; le feu se mit dans les deux processions ; on se battit, les oriflammes furent mises en pièces ; les uns revinrent avec un œil de moins, un bras cassé, une tête fêlée, c’était le fruit du zèle du curé[3], qui accusait encore les dragons de ces malheurs. J’ai mis cette farce en vers, je l’ai composée sur les genoux de Lucrèce.

Je fus obligé de partir pour Paris. Le père de Lucrèce, sous l’espoir que je placerais sa fille avantageusement chez une de mes parentes, me permit de l’y mener. Nous vécûmes deux ans dans cette ville où l’estime et l’amitié nous unissaient autant que l’amour. Une aventure m’obligea à quitter Paris. Pour épargner les larmes de mon amante, je partis sans lui faire mes adieux ; je chargeai un de mes amis de lui remettre une lettre. Ce monstre était amoureux de Lucrèce ; il vint lui dire d’un air alarmé, que je venais d’enlever une de ses parentes ; il peignait cette action avec des couleurs si noires, exagérait si fortement les reproches que sa famille lui faisait de ma connaissance que Lucrèce le crut ; le malheureux ne recueillit point le fruit de sa trahison. Mon amante quitta Paris et vint se mettre à votre service.

Instruit des noirceurs de mon coupable ami, j’en tirai vengeance ; mais quelle faible satisfaction ! je n’avais plus mon amante. Je m’informai ; j’écrivis partout ; je ne puis rien savoir et j’ignorerais encore où elle est, si votre bonté ne m’avait procuré le plaisir de la retrouver.

J’avais écouté attentivement les petites aventures de Lucrèce. Le nom de Châteaubriand m’inquiétait ; je priai le comte de Saint-Albin de chercher le registre de nos enfants ; nous trouvâmes qu’Ariste en avait envoyé un dans cette ville ; je demandai à l’historien de ma femme de chambre s’il connaissait à Châteaubriand un gentilhomme nommé Kerkerland. — « Oui, me dit-il, madame, c’est le père de Lucrèce ; il n’a que cette demoiselle. » Ô Ciel ! Lucrèce est ma fille ! Ariste l’a confiée à son ami Kerkerland. — « Madame, dit Xan-Xung, je vous demande mille pardons du récit sincère que j’ai fait de mes amours ; si j’avais connu l’état de Lucrèce, j’aurais ménagé davantage les expressions ; mon malheureux goût pour la vérité sera toujours le malheur de ma vie. » — « Non, lui dis-je, mon cher, tu n’es précieux à mon estime qu’à cause de ton caractère vrai. Les préjugés sont ici méprisés : ce que les sots appellent faiblesse est la nature ; et ce qu’on nomme putain, est une fille qui obéit plus particulièrement à son instinct. Crois-moi, toutes les femmes sont obéissantes à cette voix. Tu peux me croire, je suis femme. »

Lucrèce, instruite de sa naissance, nous en marqua sa joie par les transports les plus vifs. La mémoire d’Ariste fit couler nos pleurs. « Que n’est-il encore, disions-nous, cet homme si digne de l’humanité ! Ah ! mes enfants, conservons toujours son esprit, imitons sa bonté, c’est par le cœur que nous lui ressemblerons. »

Le comte et Xan-Xung étaient devenus amis, leur conversation faisait nos plaisirs ; le dernier gâtait les meilleures choses par le ridicule, le comique et les ornements grotesques dont il les décorait ; son imagination vicieuse, pétulante, ses inattentions continuelles et ses idées originales, nous le rendaient pourtant supportable. Lucrèce, curieuse de savoir ce que son amant avait fait pendant son absence, lui demanda s’il avait été aussi constant pour elle qu’elle l’avait été pour lui. — « Non, ma chère Lucrèce, j’étais homme ; tu sais ce que dit Amélie : « Qui dit un homme, dit un fou. » La supériorité de ton sexe consiste à connaître cette vérité. Te croyant perdue, je devins sensible aux attraits d’une personne digne des dieux ; je l’épousai, je la porte encore dans mon cœur ; il n’y a que toi, ma chère Lucrèce, qui pourra me la faire oublier. La momie de l’un de mes aïeux fut la cause de la fin tragique de cette chère et malheureuse épouse. »

Xan-Xung répandit des pleurs brûlants, se rappelant la mort de sa femme. Lucrèce les essuya, le comte fut charmé de la sensibilité de son ami. « La nature vous applaudit, dit-il, à ces larmes ; c’est par elles qu’elle soulage l’âme du philosophe et du sage ; l’homme qui n’a jamais pleuré est un monstre. » Nous remîmes au lendemain l’histoire que Xan-Xung devait nous raconter.


Dulaurens - Imirce, ou la Fille de la nature, 1922 - Vignette
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  1. M. de Vauréal, évêque de Rennes, avait fait un nouveau catéchisme où l’on citait les vertus cardinales. On parla de ce catéchisme chez le président des États ; on demanda ce que c’était que les vertus cardinales ; neuf évêques et six abbés commandataires, qui se trouvaient à table, ne purent répondre. Un vieux gentilhomme bas breton satisfit à la question. Le père de Lucrèce me contait cette histoire régulièrement trois fois la semaine.
  2. Les amoureux ont toujours l’envie de se désespérer ; il semble qu’ils se sont donnés le mot les uns aux autres. Ceux qui portent l’épée l’ont tous tirée pour se percer devant leurs maîtresses. Cette mode a passé chez les paysans, ils font les mêmes grimaces avec leur couteau. Nos gazetiers n’ont point encore annoncé une de ces morts tragiques ; depuis le temps que cette farce se joue, il est étonnant que les filles soient encore assez bêtes pour craindre le désespoir de leurs amants.
  3. Ce fanatique se nommait M. Guérin. C’était un grand homme pour la calomnie »