Chez l'auteur (p. 45-48).

MALADIVES IMAGINATIONS


L’hôpital était bâti dans la banlieue de la grande ville. C’était un vaste édifice en brique, de cinq étages, entouré de trois côtés par des terrains vagues. En avant, était la rue avec sa continuelle procession d’automobiles, de tramways et de piétons. Parmi tous les genres d’hôpitaux, celui-ci était incontestablement le plus triste qui soit : un hôpital pour incurables, un hôpital de femmes. Elles étaient là une centaine de tout âge, de quinze à quatre-vingt-dix ans, souffrant de tous les maux qui affligent l’humanité. Elles étaient venues là à pied, en auto, dans des voitures d’ambulance, mais toutes savaient qu’elles n’en sortiraient que dans leur cercueil. Lorsqu’elles avaient franchi le seuil de l’édifice, elles n’ignoraient pas qu’elles étaient condamnées, qu’elles ne pouvaient guérir et qu’elles devaient se résigner à leur sort. La maison où elles entraient était l’antichambre de la mort.

Le soir, le soleil couchant mettait des lueurs fulgurantes, de longues traînées d’or dans les fenêtres, mais à l’intérieur, il n’y avait rien de bien glorieux. Seulement la misère morale et physique des pauvres patientes qui se rattachaient quand même à leur pitoyable existence et n’envisageaient qu’avec effroi la délivrance finale.

Souvent, la nuit, les malades qui ne pouvaient dormir et qui geignaient dans leur lit entendaient le halètement de puissantes locomotives remorquant de lourds et interminables convois de marchandises qui allaient et venaient sur les voies d’évitement tout près et le bruyant éclatement de la vapeur s’échappant des cylindres. Certaines nuits, ces halètements et ces voix sonores de l’engin s’entendaient pendant des heures, comme si les mécaniciens se fussent amusés à ce jeu.

Parfois, après avoir longtemps langui, l’une des pensionnaires de l’institution mourait enfin. On la conduisait au cimetière, mais sa place était immédiatement prise par une autre, car il y avait toujours une longue liste d’infortunées qui n’attendaient qu’un lit vacant pour entrer. Et l’on faisait cette désolante constatation que le nombre des pauvres malades incurables allait sans cesse en augmentant. L’on avait beau agrandir les hôpitaux actuels, en construire de nouveaux, il y avait toujours des malheureux qui demandaient un refuge.

La vie à l’hôpital était la même que dans les autres établissements similaires : monotone, morne et déprimante. Puis, comme si ce n’était pas assez de souffrir de leurs afflictions, quelques-unes des patientes commencèrent à se plaindre de la nourriture ou plutôt du manque de nourriture. L’on crevait de faim dans cette maison. Souvent, les malades ne recevaient qu’un morceau de pain sec pour leur repas. Naturellement, les parents et les amis étaient indignés. Comment, dans une institution grassement subventionnée par l’État, les malades étaient privées du nécessaire, ne mangeaient pas à leur faim ! C’était révoltant. Nul doute que le directeur devait spéculer sur l’entretien des pensionnaires. Sûrement qu’il devait s’enrichir à leurs dépens.

Ensuite, ce fut autre chose. Quelque chose de terrible et d’incroyable. Une jeune fille de dix-huit ans admise depuis une couple de mois à l’hôpital, causant avec une visiteuse lui raconta tout bas, de peur d’être entendue, l’étrange fait suivant : Il y avait une garde de nuit. Or c’était un homme habillé en femme et, dans les ténèbres, il violait les malades, celles principalement qui ne pouvaient parler. Les autres, il les terrorisait et les forçait à garder le silence. La chose était si extraordinaire, si stupéfiante que la dame resta abasourdie. En sortant, elle se demandait comment pareille chose pouvait se produire. La jeune malade toutefois paraissait bien certaine de ses avancés. Deux semaines plus tard, lors d’une nouvelle visite à la jeune fille, celle-ci déclara qu’une pensionnaire affolée par la peur de l’homme habillé en femme s’était jetée sur le sol d’une fenêtre du cinquième étage. La visiteuse se rappela alors avoir lu dans le journal un fait divers relatant qu’une pensionnaire d’un hôpital qu’on ne nommait pas, était accidentellement tombée d’une fenêtre et s’était tuée. « Mais ce n’est pas un accident, elle s’est volontairement lancée dans le vide par crainte du satyre », affirma la jeune pensionnaire. « Toutes les malades ici sont convaincues qu’elle a accompli ce geste désespéré pour échapper aux criminelles entreprises du forcené habillé en femme ». D’autres patientes interrogées par la dame corroborèrent les dires de la jeune fille, deux d’entre elles admettant avoir été les victimes du monstre. La visiteuse les regardait, tâchant de comprendre ce qu’il y avait dans ce mystère mais n’y parvenait pas. Elle ne pouvait en croire ses oreilles. Cela paraissait tellement invraisemblable, mais devant les témoignages entendus, il était difficile de douter. Pendant quelques semaines, elle fut toute agitée par ces fantastiques révélations, puis elle retourna à l’hôpital. Alors, la jeune malade qui l’avait mise au courant de ces drames nocturnes lui avoua que l’homme habillé en femme qui était de garde la nuit s’était introduit dans son lit deux soirs de suite et qu’elle avait été sa victime. « Il a violé deux autres patientes la même nuit », ajouta-t-elle. Lorsque la dame quitta la salle, sa décision était prise. Immédiatement, elle se rendit au bureau du directeur et lui fit part des faits qui lui avaient été racontés. Celui-ci parut absolument incrédule mais déclara tout de même : « Je vais faire une enquête, mais laissez-moi vous dire qu’en dépit de tout ce que vous m’avez affirmé je ne crois pas un mot des histoires qu’on vous a débitées. »

Ce directeur était un homme éclairé, intelligent et instruit. Il interrogea les malades qui déclarèrent qu’un homme habillé en femme, de garde la nuit, violait les patientes confiées à sa surveillance. Plusieurs admirent même avoir été ses victimes. Néanmoins, le directeur n’était pas convaincu et il tira ses propres conclusions. Comme c’était un médecin qui connaissait son affaire, il fit poser un radio dans la salle des malades et vit à ce que celles-ci entendissent des programmes de musique gaie et des histoires anecdotiques qui revenaient chaque jour avec un nouvel épisode. Même, il fit installer un appareil de vues animées donnant des représentations quotidiennes à ses pensionnaires. Comme résultat de ces distractions, les histoires de jeûne, de pain sec, furent oubliées et l’homme habillé en femme qui violait la nuit les patientes de l’hôpital disparut comme un mauvais rêve de l’imagination maladive des pauvres femmes. Ces inventions de la névrose prirent heureusement fin. Grâce à son diagnostic, le médecin avait réussi à enrayer et à étouffer une épidémie d’hystérie collective qui s’était déclarée parmi ses pensionnaires.