Chez l'auteur (p. 41-44).

LE CURÉ EN VISITE


Après un copieux déjeuner, le curé Bireault de la petite ville de Lasnier se promenait sur sa véranda. Il jouissait de la satisfaction que donnent un bon repas, une heureuse digestion et l’absence de tout souci. Les mains dans les poches de sa soutane et rempli d’un grand bien-être, il allait et venait sur sa galerie. Par moments, il avait un sonore renvoi de l’estomac, témoignant qu’il n’était pas à jeun. Soudain, il eut une inspiration : Je vais aller voir Mlle  Durocher, se dit-il à lui-même, et je vais y aller à l’instant.

Cette demoiselle Durocher n’était pas une jeune, fraîche et jolie fille, bien faite pour réjouir la vue d’un honnête homme. C’était une vieille personne souvent malade, possédant quelques biens et qui vivait seule à l’autre bout de la ville. Le curé Bireault estimait qu’il y a autre chose que la beauté dans la vie et il n’attachait aucune importance à une chose aussi passagère et aussi frivole. Là-dessus, il enleva sa barrette, prit son chapeau et sa canne et, d’un pas alerte, car il n’avait pas encore quarante ans, s’en fut par les calmes rues de la cité, se dirigeant vers la demeure de la vieille demoiselle. Celle-ci habitait une maison en brique précédée d’un jardinet de trois verges, renfermant quelques plants de géraniums, de dahlias et de phlox. Le prêtre souleva le marteau de la porte et entra sans plus tarder.

— Bonjour, Mlle  Durocher, fit-il en déposant son chapeau et sa canne sur la table du salon.

— Bonjour, monsieur le curé, répondit la vieille demoiselle qui accourait de sa cuisine enveloppée d’une robe de chambre en flanelle rose et coiffée d’un bonnet de fantaisie de même nuance. Asseyez-vous donc, je vous prie.

Mais le curé restait debout, allant et venant dans la pièce, examinant curieusement cet intérieur.

— J’avais entendu dire que vous n’étiez pas bien. Alors, j’ai voulu venir vous voir, car vous le savez, je m’intéresse à tout mon monde.

— C’est bien aimable à vous, monsieur le curé. J’ai été légèrement malade, mais je suis parfaitement rétablie maintenant.

— Oui, vous êtes bien aujourd’hui, mais vous n’êtes pas solide. Il ne faudrait pas grand-chose pour vous emporter. Vous n’en avez pas pour longtemps à vivre. Quel âge avez-vous ? Soixante-quatorze ans ?

— Soixante-treize, rectifia doucement Mlle  Durocher.

— Oh ! soixante-treize, soixante-quatorze, la différence n’est pas grande. Vous savez, il faut s’en aller un jour et il faut se préparer. La première chose, c’est de vous détacher des biens de la terre. Tiens ajouta-t-il en désignant d’un geste un large et profond fauteuil en cuir d’apparence fort confortable, ça c’est pour moi. C’est justement l’article pour ma salle à manger. Je pourrai m’installer là dedans après dîner et faire un bon petit somme. Et cette berceuse, dans le coin accommodera très bien ma nièce qui est infirme. C’est entendu, ces deux chaises-là sont pour moi.

Avisant une gravure sur acier accrochée au mur : Tiens, ce cadre-là a sa place toute marquée dans mon bureau. Je le réserve aussi. Vous ne l’emporterez pas en terre, hein ?

Le curé allait et venait dans la pièce, inspectant toutes choses. Par la porte ouverte de la chambre à coucher, il aperçut une haute et large armoire en chêne.

— Oh, oh, un beau meuble ! s’exclama-t-il. Ça, ce sera pour l’hospice. Vous voyez, je vous débarrasse de votre superflu. D’ailleurs, je représente le Bon Dieu et vous ne pouvez faire mieux que de donner au Bon Dieu ce dont vous n’avez plus besoin.

Toute pâle, étourdie par ces paroles brutales, la demoiselle Durocher que l’on dépouillait si cavalièrement n’en revenait pas de ce qu’elle entendait.

— Puis, vous avez de l’argent, hein ?

— J’en ai un peu, reconnut la vieille demoiselle.

— Bien, vous n’allez pas laisser ça à des parents, je suppose. Vous savez, vos neveux et vos nièces ne vous aiment pas. Ils vous détestent. Ils attendent avec impatience l’heure de votre mort. Ce qu’ils veulent, ce sont vos piastres. Et ce qu’ils les feraient danser s’ils les avaient ! Alors, laissez une partie de votre fortune à l’hospice. Les soeurs prieront pour vous. Puis, n’oubliez pas les messes. Faites dire des messes pour le repos de votre âme. Il n’y a rien comme des messes après votre mort. Croyez-moi, ce ne seront pas les prières de vos nièces qui vous feront sortir du purgatoire. Sûr qu’elles vous laisseront rôtir là pendant longtemps. Prenez vos précautions et mettez un bon montant pour des messes. Arrangez tout cela au plus tôt, hein ? D’ailleurs, je reviendrai vous voir sous peu.

— Écoutez, lorsque j’aurai besoin de vous, je vous ferai demander, répondit d’un ton décidé la vieille demoiselle. D’ici là, on restera chacun chez soi, n’est-ce pas ? Bonjour, monsieur le curé.

Et elle ouvrit la porte pour laisser sortir le prêtre.

— Bon, bon, fâchez-vous pas, fit celui-ci. Moi, je suis venu ici en ami pour causer avec vous. Je vous ai donné de bons conseils dans votre intérêt.

— Et dans le vôtre aussi, riposta sèchement la vieille demoiselle.

— Sans rancune, fit le curé qui jeta un regard empoisonné à la vieille fille en partant.

Dans la rue, le curé se trouvait beaucoup moins satisfait que lorsqu’il était parti de son presbytère une heure plus tôt. Il suivait la grande rue, irrité de l’échec qu’il venait de subir. Ses pas témoignaient de l’agitation dans laquelle il se trouvait. Au lieu de marcher posément comme d’habitude, il avançait à une allure saccadée. Soudain, il se trouva devant le dépôt d’essence tenu par Jean Brunau, célibataire de trente ans environ. Justement, il était là, travaillant dans le radiateur d’une automobile qu’on lui avait amenée.

— Bonjour, dit le prêtre qui fit halte.

— Bonjour, monsieur le curé.

— Toujours bien occupé à ce que je vois ?

— Oh, suffisamment. Je ne me plains pas. Je gagne bien ma vie.

— Dans ce cas là, tu devrais te marier. Tu as l’âge.

— Il n’y a rien qui presse, monsieur le curé.

— Tu as cependant une maison à toi seul. Qu’est-ce que tu as besoin de toute une maison ?

— Oh, mes deux sœurs de la ville, viennent parfois passer tout un mois avec moi.

— Un mois, ce n’est que le douzième de l’année. Tu dois trouver le temps long parfois ?

— Lorsque je trouve le temps trop long, j’amène des filles à la maison, je couche avec et tout finit là, répondit sèchement le garçon qui n’aime pas qu’on se mêle de ses affaires, en faisant retomber le couvercle sur le radiateur qu’il avait fini de réparer.

Alors, sans un mot, la figure soudain figée, le curé fit demi-tour et reprit le chemin de son presbytère.