Librairie de la Plume (p. 269-279).
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XXI

Ce jour-là il faisait un temps délicieux de printemps, un soleil clair, doucement tiède qui se jouait à travers la dentelle fine et pâlement verte des arbres dont les bourgeons commençaient à peine à s’ouvrir.

Flossie, tout égayée — car en ces derniers jours elles avaient épuisé les confidences tristes — Flossie, se renversait sur le grand lit, cherchant à s’excuser d’être venue si tard, tout en portant à ses lèvres les mains d’Annhine qui la grondait gentiment. Deux vieilles dames amies de sa famille étaient arrivées juste au moment où elle allait partir. Qu’elle en avait voulu à ces Cerbères bien intentionnés qui par une semblance amicale bloquaient son chemin, le doux chemin qui conduisait à la porte de sa Nhinon, chemin enguirlandé d’espoirs qui la guidaient des ténèbres à la lumière.

— Tu es vraiment lyrique aujourd’hui, Floss,… et Nhine se levait.

— On est comme on peut, vois-tu ? Je n’ai pas osé brusquer ces pauvres vieilles, voilà ce que c’est que d’être bien élevée, une habitude à perdre. En attendant, accorde-moi ta clémence… et tes lèvres. Je suis plus à plaindre qu’à punir.

Annhine ne pût s’empêcher de rire en voyant que Flossie avait l’air de prendre cela au sérieux.

— Comédienne ! dit-elle, ou non, folle plutôt ! Je ne sais jamais avec toi où le factice cesse… J’ai un projet.

— Lequel ?

— Ce serait de déjeûner ici à midi, puis de partir, d’aller à Saint-Germain dans les bois, toute la journée.

— Oui, c’est cela, fuyons la ville, le bruit, le monde, courons vers les nymphes. Effarouchées comme elles, cachons-nous sous la ramée, admirons la nature renaissante, grisons-nous sur des lits de mousse, abritées par de jeunes branches ensoleillées, en fermant les yeux à demi, nous soustrayant au regard des fauves hardis.

— Tu es trop poétique pour le matin, Flossie !

Annhine riait moqueuse, allant, venant, se couvrant de vêtements clairs en harmonie avec le temps radieux du dehors. Après le déjeuner, elles téléphonèrent pour la voiture, commandant un landau large et confortable où le page serait bien, prosterné aux pieds de sa dame. Elles partirent au milieu du jour, traversèrent le bois, heureuses de leur solitude et de cette fraîcheur qui les enveloppait.

Sous les ombrages du Vésinet, elles voulurent marcher et descendirent, puis Nhine dit :

— Non, faisons-nous conduire très vite à l’entrée de la forêt de Saint-Germain.

Lorsqu’elles furent rassises, elle interrogea :

— Dis-moi, Flossie, mon doux cœur, dis moi, parle moi de cela… de toi… je veux savoir si tu as eu beaucoup d’amantes, et la première, et comment, et pourquoi. Le développement de cette idée dans ta tête d’enfant, c’est d’une perversité bien au-dessus de ton âge, à moins que ce ne soit instinctif alors, car ce vice vient généralement à celles qui sont lassées d’autre chose.

Flossie répondit :

— Il y en a qui s’égarent en mille sentiers avant de trouver la vraie voie, d’autres ont un bon ange qui les guident, et, ayant trouvé un paradis en accordance avec leur individualité elles y restent. Moi, j’ai toujours préféré ce qui est joli, tendre, délicat et fragile, comment n’aurais-je pas aimé les femmes, ces fleurs de lumière, ces fleurs qui ont des âmes et tant d’autres exquises choses aussi. Leurs frissons de lyre éveillés par la musique caressante d’un mot, leurs mots d’extase éveillés par l’harmonie d’une caresse !… Te dire la couleur et la forme de celles qui ont pu fleurir dans le jardin de mon cœur ?… Darling, je ne le puis !… Le parfum de ta beauté me berce dans l’oubli de tout ce qui n’est pas toi. Je vois très vaguement, comme à travers un songe, une auréole de cheveux roux, flamme vivante qui m’inspira et me fit connaître l’amour. Elle s’appelait Eva, la mère de mes désirs, l’initiatrice de mes premières joies. Je crois qu’elle est morte depuis, ou mariée, oui, mariée, ce qui revient au même. Mais avant, bien avant, alors que j’avais huit ans, je me souviens que j’éprouvais des désirs indistincts.

— À huit ans !… et Nhine sursauta… comme Hercule, tu étouffais des serpents dès ton berceau !

— Sacrilège Nhinon, aveugle, sourde, mais que je ferai voir et entendre !… Je ne dis plus…

— Si, si, je t’en prie, continue.

— Non !

— Si, je le veux…

— Ma cousine était jolie, j’oubliais de dormir en la regardant la nuit. Le soir, elle disait des prières et j’aurais voulu savoir ce qu’elle désirait afin de le demander au ciel pour elle. Seulement je n’osais la questionner, je suis timide…

Elle regardait Annhine qui riait en-dessous.

— Tu ne t’en douterais pas, mais c’est pourtant vrai… Nous voyagions et partout elle emportait une photographie, le portrait d’un vilain monsieur encadré dans de la peluche rouge. Une fois je la vis qui l’embrassait à la dérobée et je pensai : quel dommage !… et je le sentais si vivement et si fort que j’en pleurai. Elle vint à moi et me prit alors sur ses genoux, me disant qu’elle comprenait mon chagrin, causé probablement par une scène récente avec ma gouvernante qui avait été injuste envers moi. Je la laissai croire ce qu’elle voulût, secrètement contente qu’elle ne m’eût pas devinée.

— Flossie, tu déséquilibres tout ; quand je t’entends, il me semble que les choses n’ayant pas d’importance aux yeux du monde sont au contraire celles qui en ont ; ma vie — et ce que je devrais en faire — m’apparaît lointaine et sans le moindre intérêt. Je suis comme un instrument à mille cordes sur lequel on n’aurait joué que d’une seule… et celle-là s’en est rompue ! En moi on a coupé les ailes à toute poésie et mon existence me semble aujourd’hui une platitude sale, inutile, puisque le mieux en moi n’a point fleuri. On a cultivé la brute, l’oisive, on m’a beaucoup désirée, je me demande si on m’a vraiment aimée ?

— C’est ici, interrompit Flossie.

La voiture s’arrêtait.

— Alors nous avons tout le temps pour faire une promenade. Le jour baisse, ce sera exquis.

Elles s’enfoncèrent sous bois, à l’abri des regards, se tenant par la main et dans un accord si parfait d’idées et d’intimes sensations qu’elles restèrent longuement silencieuses.

Puis Flossie, la première, dit au retour :

— Qui sait si dans ce bois nous n’aurions pas trouvé une source bienfaisante, petite sœur du Grand Fleuve qui verse l’oubli aux âmes trop meurtries. Alors je t’aurais plus à moi, nous recommencerions ensemble la vie, lavées ainsi des vieux souvenirs. Ah ! que je voudrais ne jamais rentrer !… te garder ici, toute à moi, loin des autres. Quelle douceur dans le mystère assombri de ce crépuscule, Nhine marchant près de moi, dans l’enlacement de mes bras et l’enveloppement de ma tendresse !…

Annhine s’abandonnait, pénétrée jusqu’au fond de l’âme. La lumière brutale de l’avenue qui contournait la forêt et devait les mener au pavillon Henri IV, les rappela soudain à la réalité.

— Il faut dîner, Flossie…

— Il faut, il faut, toujours il faut !… — puis gaiement, je veux être ton petit mari qui t’emmène dîner au cabaret !

Elle prit une grosse voix et ordonna le menu au garçon :

— Vois-tu, il est nécessaire que je sois bien nourrie, ma petite femme, je me lève tôt et me couche tard. La Bourse me fatigue, mais il faut que je travaille afin de gagner de quoi satisfaire tous tes caprices… Nhine, il me semble que j’ai une barbe, des regards qui s’attendrissent devant les huîtres et un plastron froissé qui sera taché tout à l’heure. Je porte une grande chaîne d’or qui retient ma montre d’ancêtre, celle où est ta miniature que je montre si fièrement aux agents de change en leur disant : c’est ma femme !… Comme c’est gentil à deux époux de dîner ainsi en tête à tête.

En se retournant, Flossie eût une expression d’étonnement :

— J’étais si bien dans la peau de mon personnage que je suis surprise de me trouver autre dans le reflet de cette glace. Vois, Nhine, je ne suis qu’une femme. Approche ta tête de la mienne, c’est joli ainsi, mieux je crois… et puis nous n’aurons pas d’enfants !

Elles riaient, amusées, puis le dîner fini, elles allèrent enlacées au dehors. Des chuchotements très doux, des baisers, des exclamations étouffées, des gestes de caresse qui n’ose… et les jolis cheveux blonds de Flossie se dénouèrent.

La nuit tomba lentement sur elles sans qu’elles s’en aperçussent, mais, tout d’un coup, la fraîcheur les surprit ; elles demandèrent la voiture pour s’en retourner à Paris et partirent. Flossie couvrait Nhine avec un grand soin :

— Sur nous deux le plaid, ferme bien ta mante. — Elle voulut lui retirer son chapeau et la couvrir du capuchon — c’est irréellement joli ainsi, je t’en prie, laisse… Hélas ! quel dommage de quitter cette solitude, mais quelle route délicieuse pour notre retour, toutes deux, très près, seules… dans la nuit sombre.

— Non, fit Annhine, regarde !

En levant les yeux, elles virent la lune qui passait lentement à travers les nuages, large et rayonnante.

— Elle éclairera notre chemin.

— Ah ! puisse-t-elle t’insinuer d’exorables sentiments, la Subtile, et que je plains les pauvres êtres qui sont si courbés vers la terre qu’ils ne peuvent l’avoir !… Défais tes cheveux… Ah ! Nhine ! quelle forêt de lumière ! Si je ne croyais pas qu’un jour tu seras à moi, sais-tu ce que je ferais ? Je les enroulerais ainsi autour de ton petit cou et les serrant imperceptiblement je t’étranglerais. Ils t’étoufferaient si câlinement que tu mourrais presque sans le savoir… Puis, lorsque tu serais bien morte, je déferais ces cordes de soie et je les tisserais avec un des rayons de la fatidique Tanit qui te remonterait, ainsi attachée, vers ton pays natal… Alors mon amour n’ayant plus rien qui le retienne ici-bas déploiera ses ailes, et je te suivrai. Les pâles enfants de la pâle planète viendront s’attendrir de ta beauté sans vie et me donneront leurs lucides conseils afin de te ranimer. Je mêlerai les feux opalins de mon corps à ta blancheur morte, je t’initierai à la caresse des doigts qui se traînent languissamment sur les fronts appâlis. Peu à peu ta chair reprendra sa transparence de nacre et, à travers, on verra resplendir la tiède lueur de ton âme en éveil extasié. Les vierges de la Lune accourront sous le charme alliciant de notre mystique amour pour t’offrir de régner sur leur morbide royaume. En prêtresse souveraine tu glisseras, lente et souple, et je me prosternerai devant tes pieds nus qui s’harmoniseront en éblouissement avec le limpide cristal dont est faite la lumineuse sphère !…

Puis, contemplant la Lune qui semblait les regarder, elle s’adressa à elle :

— Paradis des âmes endolories, des douces Lesbiennes, des incomprises, de toutes celles qui veulent renoncer au vil esclavage de l’Amour naturel, laisse nous remonter vers toi, nous égarer en le brouillard de tes rayons, cueillir avec des doigts de nacre tes étranges lys d’argent !… Laisse-nous étreindre nos plus éphémères désirs, vivre toute la beauté de nos rêves, frôlant de baisers fantômes, de baisers intarissables, les lèvres de nos plus folles chimères !…

— J’écoute les caresses de ta voix et la voix de tes caresses dit Nhine qui se laissait aller au charme de cette double volupté. Tu m’attires complètement, mais tes baisers ne sont nullement fantômes !… Ce ne sont pas là les caresses des pâles amantes des lointains lumineux, Flossie !

— C’est pour attendre !… dit Flossie interrompant ainsi la frénésie de ses désirs. Ma Nhine !… ma souveraine, ma fiancée !… Oui, ma fiancée, le veux-tu ?… Tes frissons sont de timides promesses, des promesses que tu seras à moi, toute à moi ! Je te ferai connaître un autre amour, comme une religion du corps, dont les baisers sont les prières. Quand tu auras envie d’être ma fleur, tu me laisseras t’aspirer, et, quand nous serons d’humeur plus élevée, tu viendras briller dans mon ciel, tu feras descendre sur moi et dans mon cœur une clarté célestement tranquille et divine, ô mon Étoile.

— Que tu me grises, Flossie, et que ton amour me grise !… J’entrevois tant de joies !…

Annhine pâlissait et se crispait toute. Un désir subit, violent, impérieux, la pénétrait, et la brûlait. Elle s’abandonnait à l’étreinte de son amie, frémissante, souhaitant l’extase infinie, brutale, qui calmerait enfin ses nerfs tordus, apaiserait ses ardeurs exaspérées. Elles se trouvaient à sa porte.

— Viens-tu ?… Oui, entre, ah ! ne retardons plus, puisque mon âme a compris ton âme et que mes lèvres veulent les tiennes !…

Et Flossie la suivit.

À la vue de sa chambre et de son lit défait, tous les pénibles souvenirs l’accablèrent subitement :

— Non, pas encore, pas ici, pas ainsi, je veux rester ta fiancée… va-t’en… pars, éloigne toi vite, si tu me comprends.

Presque pieusement et sans chercher à dissimuler les larmes qui lui montaient aux yeux, l’enfant se retira.

Annhine restait debout, immobile, haletante, puis, lorsqu’elle se trouva seule dans l’obscurité de la chambre elle éclata en sanglots brusquement et se roula, comme une bête, à plat ventre sur le tapis, mordant les laines pour s’empêcher de crier, heurtant avec violence sa tête contre les meubles, en une crise soudaine, balbutiant des paroles sans suite, incompréhensibles où revenait le nom de Flossie : Va-t’en… non, reviens, prends moi… oh ! non, oh ! non… je ne veux pas !… Aah !…

Un râle s’étrangla dans sa gorge et elle tomba, inanimée, comme une masse.

Lorsqu’elle reprit connaissance, elle était dans son lit. Ernesta la veillait. Elle ferma les yeux, ne se rendant pas bien compte de ce qui s’était passé, et elle s’épuisa elle-même, en Narcisse désespéré, ne pouvant résister plus longtemps à la tyrannie du désir dominateur, fougueux, incendiaire de ses veines et desséchant ses lèvres, la brisant toute, inexorablement !